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wear eyumv®
ee
LE
CORRESPONDANT .
PARIS. — IMP, SIMON RACON ET COMP., AUK D'BAFURTH, 4,
LE
CORRESPONDANT
RECUEIL PERIODIQUE
EY
RELIGION — PHILOSOPHIE — POLITIQUE
— SCIENCES —
LITTERATURE — BEAUX-ARTS
TOME QUATRE-VINGT-SEPTIEME
DE LA COLLECTION
NOUVELLE SERIE — TOME CINQUANTE ET UNIEME
PARIS
CHARLES DOUNIOL ET C'*, LIBRAIRES-EDITEURS
39, RUZ DE TOURNON, 29
LE
CORRESPONDANT
LA POESIE DE LAMARTINE
DEUXIEME ARTICLE !
De avis des critiques lcs moins suspects d’élroile orthodoxie, a
mesure que la reiigion et la politique de Lamartine deviennent plus
Jarges selon les uns, plus té¢méraires au dire des autres, ses concep-
tions poétiques se font plus vagues, moins saisissantes et son style
plus inégal. C’est ainsi qu’en juge Sainte-Beuve dans les études qui
suivent le poéle depuis les Méditations jusqu'aux Recueillements poé-
tiques et a la Chute d’un Ange. Le témoignage de l’éminent critique
est ici peu suspect ; il n’avait pas encore embrassé l'athéisme et il était
capable d'une sympathie désintéressée. On voit 4 mesure que Sainte-
Beuve s’éloigne du point de départ et de sa premiére maniére bien-
veillante, sa sévérité s‘accroitre plus vite que la négligence ct le
Jaisser-aller du poéte; mais il est bien loin encore, méme en 1839 et
a propos des Recueillements, de cette amertume qu’en 18514 i] dever-
' Voir le Correspondant du 25 mars.
x. SER, . LI (LXXXVH® DE LA cottect.), 1° uv. 10 Avnit 1872. i
6 LA POESIE DE_LAMARTINE.
sera 4 flots sur l'homme et sur l’écrivain 4 propos de |’ Histoire de la
Restauration. Il est vrai qu’il s’agil d’un livre ou le premier empire
est jugé comme 1! doit ]’étre, et que nous sommes a la veille du deux
décembre et du rétablissement du sénat.
Mais de ces jugements écrits dans le meilleur temps de Sainte-Beuve
sur le meilleur temps de Lamartine, il demeure ceci : que le grand
poéte avait plus 4 perdre que tout autre en langant son inspiration
dans les aventures et les utopies religieuses et politiques. Sans res-
treindre sa tolérance et son libéralisme naturel, il edt gagné 4 rester
plus fermement conservateur et chrétien. Dans ses plus grands
écar{s du moins, Lamartine n’a jamais cessé d’étre ardemment spi-
ritualiste et de garder a l'idée de Dieu et de l’Ame immortelle la fer-
veur de sa foi et de ses adorations.
C’est 4 l'une et 4 l'autre de ces croyances qu'il a emprunté ses
inspirations les plus puissantes et les plus pures dans ce livre in-
comparable des Harmonies, qui marque, 4 notre avis, le plus haut
essor de son talent. Entre ses deux premiers volumes les Médita-
tions complétées par ce beau poéme platonicien, la Mort de Socrate,
et par son Child-Harold, entre cette splendide aurore et le soleil cou-
chant de la Chute d’un Ange et des Recueillements poétiques, c’est
dans les Harmonies et dans Jocelyn qu’il se déploic avec toute sa
lumiére et toute sa grandeur originales.
Depuis les psaumes de David et dans aucune langue, le sentiment
de l’omniprésence et de la providence de Dieu, de son infinité et de
sa magnificence dans la nature, de la perpétuelle action de son verbe-
dans l’4me humaine n’avaient poussé vers le ciel de plus merveil-
leux cantiques. Relisez ces piéces, consacrées presque toutes 4 la
contemplation religieuse , ou les souvenirs des amours humaines
apparaissent dans deux chefs-d'ceuvre: le Premier regret et Novis-
sima verba, pour transfigurer en céleste apparition l'image de la
bien-aimée; et si vous éprouvez une fatigue, une inquiétude, c’est
la fatigue d’une ascension trop constante sur les hauteurs, c’est la
crainte de ne pouvoir planer aussi Jonguement que le poéte dans les
régions sublimes ou il nous emporte. Rien, dans ce recueil, ne
trouble la foi paisible et les opinions assises qu’effrayeront plus tard
quelque peu l’humanitarisme et la métaphysique trop vagues des
Recueillements.
C’est dans les Harmonies que le poéte a rencontré ce merveilleux
équilibre de la raison et de la foi qui fait la solidité des ceuvres du
dix-septiéme si¢cle. Il n’est plus alors, comme dans les premiéres
Méditations, le disciple de M. de Bonald et de M. de Maistre ; 11 est
lui-méme et se meut librement au sein d'une foi raisonuable, obse-
quium rationabile, comme dit ]’Apdétre. Une piéce admirable d’élo-
LA POESIE. DE LAMARTINE. 1
quence et de profondeur, l' Hymne au Christ, dédiée 4 Manzoni, nous
offre le manifeste de ses croyances d’alors rédigé dans toute la matu-
rité de son génie. C’est 1a que se trouve ce serment quia été tenu,
cette priére qui a élé exaucée :
. O Dieu de mon berceau, sois le Dieu de ma tombe.
La tombe a élé chrétienne comme le berceau, comme la lyre elle-
méme 4 son heure la plus retentissante et dans ses accents les plus
sincéres et les plus harmonieux.
Cependant, ce n’est pas dans la stricte enceinte du dogme chré-
tien que se meut cette poésie aux ailes immenses. Il n’y a pas un vers
dans les Harmonies qui contredise l’orthodoxie la plus rigide et pas
un vers, hormis |'Hymne du Christ, qui rappelle une religion particu-
liére.
Le poéte, sans oublier ce qu’il doit & l’Evangile épelé sur les ge-
noux de sa mére, s’applique a Jire dans un autre Evangile, dans une
autre Bible, dont les paroles vivantes, dont les lettres formées de
créatures animées, d’étoiles et de soleils, confirment ces livres écrits
en caractéres muets, sans avoir besoin de les citer par lear nom.
J’ose le redire, il n’existe point, depuis les Védas de l’Inde et les
hymnes du roi-prophéte de poésie aussi profondément religieuse
que cette poésie des Harmonies de Lamartine. Je sais qu’aucun dogme
particulier ne s’impose dans ces vers a la raison humaine, que Dieu
y est rarement appelé d’un autre nom que de celui qu'il porte dans
tous les temps et chez tous les peuples. Je sais aussi que la religion
de cette poésie planant dans la société des astres sur toutes les socié-
tés humaines ne suffit pas 4 leurs besoins. Mais je la crois singulié-
rement prepre 4 confirmer les Ames dans la vote religieuse, les
agrandir, a les réchauffer, 4 les exciter dans leur essor vers le
_ Dieu qu’elles invoquent. La foi du poéte & la Providence, & l’ordre
moral, a l’immortalité de la conscience humaine se nourrit d’un
perpétuel entretien avec la nature, d'une lecture infatigable des
pages de la création. La plus sévére orthodoxie ne saurait interdire
de pareils entretiens.
Pourquoi redouter amour et la contemplation de la nature dans
la poésie, son étude, son analyse assidues dans la science ? Craint-on
‘que Jéhovah ne contredise et.n’infirme par la parole qu’il émet cha-
que jour dans les magnificences de |’univers visible, la parole qu'il
a une fois dictée 4 Moise et qui s’est incarnée dans Jésus-Christ ? Ces
inquiétudes sacriléges n'iraient & rien moins qu’é supprimer toute
poésie et toute science, sans rendre la foi plus vive et mieux prati-
quée parmi nous: Qu’on ne s’effarouche donc pas de mon insistance
8 . 14 POESIE DE LAMALTINE,
4 proclamer les Harmonies une ceuvre religicuse, la plus religicuse
de toule notre poésic frangaise, quoique le christianisme y soit plu-
tt 4 Pétat de sentiment libre et de philosophie qu’a l'état de degme
formel.
Je pourrais dire la méme chose de toute la yartie lyrique de Joce-
lyn. Le reman lui-méme, quelque objcction que }!’on fuisse faire a
certains détails, au point de vue de la vraisemblance et des convenan-
ces chrétiennes, ne contrevient nulle part 4 l’orthodoxie catholique.
Mais comment puis-je fouchcer 4 ces graves questions en présence
d'une wuvre toute de tendresse ct de poésie, qui s’empare de l’Ame
ct la pénctre jusqu’éa l’enivrement? Je n’essayerai pas d’exposer la
fable si simple et si touchante, je n’oserais pas méme récitcr une
page de ccs vers, de crainte d’en gater la musique. Je m’en rapporte
a toutes les mémoires !ettrées. Jocelyn est une ceuvre unique, sans
modéle, comme sans rivale, dans notre langue. Son originalité com-
pléte, absolue est évidente ; nous chercherons 4 mettre en lumiére
sa supécriorité.
Sans doute le roman blové? a Pétat de poéme, le récit familier cé-
toyant Pépepée, Vidylle nélangée de drame n étaient pas choses
nouvelles dans la litiérature. Notre langue, cependant, n’offrait en
ce genre que (des puéines en prose; et quoique ces ceuvres s’appel-
lent Paul et Virginie, René, Atala, je ne sais st l’absence des vers
peut leur laisser le titre de poémes. Fussent-ils d’ailleurs en aussi
beaux vers que ccux de Lamartine, je ne crois pas qu’il soit possible
de les placer 4 cété de Jocelyn.
Les littératures étrangéres, l’ Angleterre ct Y Allemagne, plus riches
que nous en récits familiers qui sont de vrais poémes, peuvent-clles
se vanter d’avoir fourni quelque chose au génie de Lamartine? Ces
deux littératures nous offrent-elles en ce genre une ceuvre su¢ricure
ala sicnne? Ne peut-on pas, comme le disait Sainte-Beuve dans son
premier article sur Jocelyn: « Saluer Lamartine comme I'Homeére
d’un genre domestique, dune épopée de classe moyenne ct de
famille, de cette épopée dont Voss 4 donné Vidée aux Ailemands par
Louise, que le grand Goethe s’est appropriée avec perfection dans
Hermann et Derothée, et dont Beattie, Gray, Collins, Goldsmith, Bagye-
sen, parmi nous auteur de Jlarie, sont des rapsodes soigneux ct
charmants d’inégale haleine... »
Jen hésite pas, pour mon compte, 4 prononcer a cété du nom de
Lainartine le nom divin d’Homére que je ne prononce jamais saus
adoration ; Jocelyn est pour moi la plus haute expression decette forme
nouvelle et touta fait chrélienne de l’épopée qui éléve la vie privée,
la vie de famille a la dignité de histoire, qui accorde aux destinées
individuelles une large place dans la peinture des événements na-
LA POE JE DE LAMARTINE, 9
lionaux, qui ne prise pas moins Phéroisme cacisé et Pintime dévelop-
pement de l'dme que la vertu militaire et la grandeur polilique. Une
telle poésie a seule le droit de dire d’aprés l’antiquité : «Je suis la
poésie humaine, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. »
Parmi les livres que l’on peut citer avant ou aprés Jocelyn comine
apparlenant 4 l’épopée domestique, un seul par sa perfection, par
sarenummée, parla grandeur du nom quil’a signé, peut élre mis
en paralléle et discuté avec Pceuvre de Lamartine; c’est Hermann
et Dorothée de Goethe. Le choix n'est pas douleux pour nous, mais
il a besoin, je le reconnais, d tre fortement motive.
Le poéme de Goethe n’a de rival en aucune langue moderne pour
lout ce qui tient 4 l'art, pour la perfection des détails et du style
poctiques, pour Vheureuse proportion de chaque tableau ct de
chaque figure, pour la vérité des caractércs et Pingénieuse conduile
du drame. Tous les personnages sont merveillcusement réels, sans
qu’une ombre de trivialilé cfface la poésie chez aucun d’cux, pas meme
sur la bourgeoise figure du jovial apothicaire et de Paubergiste en
robe de chambre. Les moindres incidents de la vie rustique et fami-
ligre, les moindres ustensiles d'un ménage moderne y prennent, sans
subir de mclamorphoses et sans Ja moindre périphrase, la fournure
héroique ces descriptions d’Homére. Les événemeits de la vie privée
dans toute la réalité qui les rend voisins de nous et dans toute la
noblesse que leur communique art du poéie, se dessinent en plein
relief sur un fond d histoire politique et nationale. Les acteurs sont
scrupuleusement identiques & eux-mémes d’un bout a Vautre du
drame. Lears passions sont les plus naturelles du monde et Vintérét
sy altache dés le commencement du récit. Enfin, et c’est 14 une des
qualités homériques par excellence, l’auteur sefface complétement
derriére son oeuvre. Les critiques qui altacl:ent du prix 4ce qu'un
poéte ne laisse voir ni ses opinions politiques, ni ses croyances re-
ligieuses, ni ses affections, rien enfin de ce qui lui cst personel,
peuvent ciler pour l’exemple le plus parfait Hermann et Dorothée. Ce
poéme (émoigne d'une impartialité absolue. L'arliste plane au-ccssus
-de son quvre sans communiquer avec elle autrement que par le
pinceau. Mais n’est-ce pas la aussi unc maniére d'‘étre personnel ct
de se trahir'sci-méme? L’indifférence est aussi une opinion, l’¢voisme
est un caraclére, et Yona souvent, et justement altribué au pocte
olympien de P Allemagne ce,caraclére et cetle opinion. Quoi qu’il en
soil, rien ne manque a Hermann et Dorothée de tout ce qui tient a la
perfection de Vart et & Ja maturité du génie.
L’émotion du lectcur répond-elle 4 la satisfaction d’intelligence
que lai cause cetle lecture? Sent-il son dme réchauffée, excitée, cle-
vee par ces beaux vers autant que le voudrait.son admiration? Le
40 LA PORSIE DE LAMARTINE.
poéte n’a-t-il pas trop bien réussi 4 donner 4 son ceuvre, le calme,
Yélégance, la pureté, la noblesse d’un bas-relief antique? Ne s'y
méle-t-il pas quelque chose de la froideur et de ’immobililé des com-
positions sculpturales? Cette perpétuelle imitation des formes grec-
ques n’dle-t-elle pas au poéme le caractére homérique auquel il vise
pour en faire une ceuvre alexandrine, une ceuvre de seconde main?
Comme il en est autrement de Jocelyn? quelle émotion, quelle
chaleur, quelle hauteur d’4me dans cette poésie presque sans art, ou
le moindre rimeur trouve 4 relever tant de négligences et dont la
critique peut discuter 4 bon droit les principales données? Connais-
sez-vous des scénes de famille d’un pathétique plus suave que les
adieux de Jocelyn 4 la maison paternelle, la lettre qu'il écrit & sa
mére pour lui annoncer sa vocation, enfin, toute la premiére partie
du poéme? La vie en commun de Jocelyn et de Laurence dans la
grotte des Aigles ne dépasse-t-elle pas en douce poésie tout ce que
Ja peinture d’un chaste amour a produit de plus pur et de plus eni-
vrant? Que dire de cette scéne de Ja confession et de la mort de Lau-
rence? Quel cinquiéme acte de tragédie ou de drame a fait verser
au (héatre de plus chaudes et de plus nobles larmes? Et quand vous
aurez noté toutes les pages émues, passionnées, déchirantes, tous les
endroits ot le coeur peut faire sa récolte d’enivrantes impressions,
tous les passages ou les plus savants comme les plus simples sentent
Jeurs yeux baignés de larmes, tous ceux o% Margot a pleuré comme
dit Alfred de Musset, vous n’aurez pas épuisé les richesses du poéme.
Outre l’intérét du roman, le charme de cette trés-simple et trés-tou-
chante histoire contée d’une facon si familiére et si sublime 4 la fois,
que de magnificences la poésie lyrique n’ajoute-t-elle pas 4 cette
douce épopée du village et des solitudes alpestres? Le penseur reli-
gieux rivalise avec le poéte en des épisodes tels que les Laboureurs,
la Caravane, le Convoi du colporteur. Et partout ?émotion profonde
4 cété des hautes pensées. Ceux que les Harmonies et les Méditations
elles-mémes laissaient en doute sur la tendresse du coear de Lamar-
tine, parce que son génie est un génie viril, que ceux-la relisent Jo-
celyn, ou seulement les épisodes qui se détachent du roman lui-
méme.
Que dire du paysagiste ? Les tableaux des Harmonies ne sont pas
dépassés et ne sauraient l’étre en profondes perspectives religieuses.
Mais un aussi grand souffle d’infini passe 4 (ravers la nature et a
travers l’4me ; les mémes promesses d’immortalité, les méines révé-
lations de 'universelle providence jaillissent de tous les points de Ja
création. Voila la part du poéte lyrique. Je ne sais si le peintre, l'ar-
tiste, ]’écrivain consommeé a rendre les mille nuances de ses sensa-
tions et des objets visibles, n’a pas fait preuve dans ce poéme d’une
LA POESIE DE LAMARTINE 44
palette plus riche et plus vigoureuse ? Il me semble que la couleur
y est plus vive et le relief plus accentué ; le poéte a suivi, mais avec
la sagesse et le gout d’une intelligence délicate, le mouvement qui
tendait, sous ]’influence de son illustre rival, 4 donner chaque jour |
aux images plus de place et plus de consislance dans le style poé-
tique. Mais, chez lui, nul excés de ce genre ne rend le lecteur inquiet
des empiétements possibles de l’imagination sur l’esprit et sur le
bon sens lui-méme.
Vais-je prétendre que Jocelyn est un poéme sans défauts? Ou ne
trouverait-on pas des imperfections ? On assure qu’il en existe dans
Homére et dans Sophocle! Il ne serait pas impossible d’en découvrir
dans Virréprochable Hermann et Dorothée. Les défauts de Jocelyn
sont beaucoup plus apparents, je l’avoue. Je ne connais pas de poé-
sie qui ait la franchise de ses défauts au méme degré que la poésie de
Lamartine ; car je ne connais point d’inspiration plus vraie, plus di-
reclement émanée de |’Ame que Ia stenne. Toutes les habiletés, tou-
tes les recherches de l’art lui sont étrangéres ; il en a trop peu de
souci. Les défauts des grands poétes proviennent souvent d’un sys-
téme, d’une maniére, d’un parti pris, tout autant que de l’infirmité
naturelle 4 tout génie humain. Les composilions et le style de La-
martine sont Jes plus exempts de parti pris qu’il y ait dans aucune
langue ; 4 moins que l’on ne considére comme un parti pris le lais-
ser-aller et l’abandon. Sa Muse est la plus belle et la plus négligée
dans sa toilette de toutes les Muses frangaises. Un gout inné, un
bonheur de sa noble nature lui donnent, sans qu’elle y pense, l’élé-
gance de ses ajustements et de sa coiffure, qu’elle noue 4 peine;
mais elle est incapable de préméditer-les plis d’une draperie, ou la
chute harmonieuse d’une boucle de cheveux. Sous ce rapport, le
moindre écolier pourrait lui faire la legon. Le désordre, quand elle
en a, son désordre charmant n’est jamais un effet de l'art.
Parmi les défauts que l’on signale, avec plus ou moins de justice,
dans la composition de Jocelyn, un seul.me frappe sérieusement,
parce qu il constitue 4 mes yeux une invraisemblance quasi sacri-
lége. C’est la violence morale exercée par le vieil évéque sur Jocelyn,
pour lui imposer la prétrise. Je sais que la scéne se passe dans un
moment assez terrible pour motiver ]’invraisemblable et l excep-
tionnel ; cependant mon admiration est toujours un peu génée quand
Je relis cet épisode. L’objection peut néanmoins se discuter ; mais
celles qu'on pourrait faire en maint passage, 4 la versification et au
style, ne sont guére discutables. On ne cesse pas d’étre charmé,
transporté au-dessus de soi-méme, tout en gémissant un peu de
trouver quelques taches dans ce soleil.
Que faudrait-il de plus & Jocelyn pour écarter ces ombres légéres
42 | {A POESIE DE LAMALTINE.
qu’apercoivent seuls, bien souvent, les prosodistes ct les grammai-
riens? Trois ou quatre matinées d’un humble versificaleur su!fi-
raient 4 parachever la toilette du grand poéte. Le cher grand podte
est vraiment un peu coupable de n’avoir pas pris ces trois ou quatre
matinées ou 4 la politique, ou au vigneronage, ou 4 la réveric pour
~ les donner a son chef-d’ceuvre, au chef-d’ccuvre de la poésic fran-
caise. Mais il faut le prendre tel que Dieu nous l'a donné. C’était
Pimprovisateur des temps homériques, ou du temps des prophetes,
reparu au dix-neuvicme siccle. Voici comment il composait, et, pour
nous tous, cela s’appelle improviser : levé de grand matin, il avuit
jeté sur le papier trois 4 qualre cents vers avant l'heure du déjeu-
ner ; 11 les passait, sans les relire, 4 celle qui se dévouait avec or-
eueil a la besogne de copiste, el Jocelyn se trouvait ainsi fait en
quelques semaines.
Au moment du plus grand succes de ce livre, un ami exprimait a
-Pauteur sa fervente admiration. « Oui, répondit le poéte, il parait
que c’est mon chel-d ceuvre. Je ne lai pas lu; mais m-adame de Lamar-
tine, quil’a lu, me dit que je n’ai jamais rien fail de mieux. » Ce,
je ne lai pas lu, paraitra saris doute le comble de Porgueil 4 ceux qui
ne savent pas combien ¢étail sincére, chez Lamartine, ce détac!.ement
des succes litt¢raires. Je ne lui cn fais pas un mérite; ce délache-
ment du succ’s implique un grand défaut, la négligence du travail.
Or un écrivain, un poéle surtout, fit-il Lamartine, doit s'acharner
sur son ceuvre ; et la volonté doil achever avec persévérance ce qu’a
commence inspiration.
Il n’est que trop vrai, Lamartine n’a pas relu Jocelyn avant de
Pimprimer. I] en aurait fait-disparaitre, en jouant avec son crayon,
quelqucs rimes, quelques mots incorrects, qui se trouvent la par fois
sous le regard comme un cail!ou sous les pieds dans une allée bien
sabléc. Mais le jardin n’en est pas moins riche de fleurs et de [ruits,
de parfums et de luniére, peuplé d’étres charmants cl enlouré de
splendides perspectives.
Je me défierais de mon admiration sans bornes pour Jocelyn, ou
_je Ja confesserais avec une sorte de respect humain, si des jug: s peu
complaisants, un poéle rafliné, mais trés- clairvoyant Iecteur, un cri-
lique profondénient raisonnable, mais presque dénué du sens de la
potsie, Sainte-Teuve et Gustave Planche, wavaient dil tous deux de
ce pocme que c'est le plus beau ce notre langue. Et Sainte-Beuve
n’a pas retiré ce jugement, ménie quand Lamariine lait tombe de
Ja popularité ct du pouvoir.
Sans parler des magnificences lyriques de ce livre, du caractére
religieux des paysages et du grand souffle qui les anime, Jocelyn
est le poéme de toutes les tendresses, de l’amour filial et fraterncl,
LA POESI“ DE LAMARTINE. 15
de la passion chaste et de toutes ces hautes charités que l’dme du -
chréticn et du prétre répand a profusion sur toutes les dimes, le
poéme enfin du sacrifice et de !héroisme intérieur. C’est un de ces
livres que cerlains disciples ont besoin de relire chaque année,
quand vient l’automne, et qu’ils ne relisent jamais sans larmes.
Sije disais quels sont les poémes qui parlagent mon admiration
avec Jocelyn, les seuls qui me paraissent l’égaler pour la hauteur de
l’Ame et la profondeur des émotions honnétes et généreuses, on
trouverait, je le crains, fort étrange ce rapprochement de deux génies
si dissemblables. Je ne parle ici que d’un effet intérieur et tout per-
sonnel, de ce qui se passe dans un lecteur pareillement épris des
deux poétes. Je ne vois d’égal 4 Jocelyn, dans notre langue, qu’une
seule ceuvre, celle qui s’en éloigne le plus par les sujets, le style,
par la mise en scéne, par la fagon de comprendre et d'exprimer
toute chose, c’est la tragédie de Corneille. Chez Corneille seulement,
je me retrouve en des régions aussi élevées de l’ame humaine, je
respire un souffle aussi pur d’enthousiasme et d’idéal. Chez tous les
deux, l’héroisme prend sa source dans la grandeur, dans l’immense
honnéteté du sentiment, et non dans la violence des passions subal-
ternes. Aucun venin caclié, aucun miasme délélére ne circule dans
cetle poésie. Je sais que l'une incite plus directement que l’autre
aux fortes décisions morales, aux vertus difliciles ; mais je repousse
entitrement le reproche qu’on adresse qucelquefois a la poésie de
Lamartine, parce que c’est un chant, au lieu d‘étre une prédication,
d’énerver les Ames en les bergant d’une oisive mélancolie. La géné-
rosité, esprit de sacrifice attestent des deux perts le triomphe de
la liberté morale. Ces triomphes s’accomplissent, l'un dans la vie
publique, l’autre dans la vie privée; mais je ne crois pas pour mon
compte, que la famille soit moins noble et moins digne d’amour que
PEtat ; et, si, chez Lamartine poéte, la famille apparait plus souvent
que la patrie, on apergoit au-dessus des tendresses dévouées du fils,
de l’amant et du pére, planer l’immense amour de I’humanité.
Corneille raisonne éloquemment, Lamartine chante. L’un est le
docteur des nobles passions, l'autre en est le séraphin ; je ne me
prononce pas entre les. deux. Si d’ailleurs cette lyre mélodieuse fut
touchée par une main virile, si derriére ce poéte des tendresses et des
réverics, 1] y avait un homme de courage, demandez-le 4 V’histoire
de nos plus terribles journées, 4 cette date du 28 février qui fut
celle de sa plus grande gloire civique aux acclamations de toute la
France, et qui, vingt ans plus tard, fut celle de sa mort obscure et
a peine pleurée !
Le succés de Jocelyn marque la plus haute phase de la popularité
de Lamartine poéte. A partir de ce moment I’homme politique com-
14 LA POESIE DE LAMARTINE.
mence 4 dominer en lui l’écrivain et tend 4 l’amoindrir en favorisant
sa négligence au travail et en suscitant contre lui les inimitiés. La
Chute d’un Ange donna le signal des sévérités et des injustices. Je ne
veux pas m’appesantir sur ce livre, quoiqu’il y ait ample matiére a
louer et 4 blamer. Dans ses préfaces postérieures aux critiques,
Yauteur a, comme il faisait toujours, abandonné, avec la plus
grande facilité, avec trop de facilité, tous les détails qui lui avaient
_ été reprochés ; il ne s’est défendu que sur le fond des choses contre
l’accusation de panthéisme et de politique subversive. Je me join-
drai 4 lui pour prendre la défense de ce livre plus oublié encore
qu'il n’a été attaqué. Ce n'est pas que j’en approuve toute la philo-
sophie et que je puisse fermer les yeux aux innombrables négligences
de la forme et a la témérité de certains tableaux. Evidemment, c’est
un livre qui n'est pas fait, comme Jocelyn, pour étre lu en famille
et devenir classique; mais c’est une ceuvre du plus grand intérét
pour la critique el pour tous les lecteurs curieux de haute poésie.
Dans l'histoire du génie de Lamartine, ce poéme présente une question
curieuse 4 étudier. Les deux derniers volumes de vers qu’ il ait publiés :
la Chute d’un Ange et les Recueillements ont été tous deux jugés in-
férieurs 4 ses précédents écrits. La critique les a fort maltraités et
le public a fait pis encore pour le poéte, il a trés-peu lu ces deux
livres. Tout en acceptant l’arrét qui place ces derniers ouvrages au-
dessous de Jocelyn et des Méditations, j’ose avouer, qu’a mon avis, la
puissance poétique de Lamartine n’éclate nulle part avec autant de
force que dans les Recueillements et la Chute d'un Ange.
Le malheur de ges deux livres, cest qu’outre Jes quelques
défauts propres 4 sa maniére trop facile l’auteur, en a adopté
quelques-uns qui sont étrangers 4 sa nature et qui venaient d’étre
mis 4 la mode par un autre grand poéte qui a fait trop nombreuse
école. Je veux parler de l’excés des couleurs et des peintures maté-
rielles, d'une certaine crudité de langage, de ce besoin de rendre
le style plus visible aux yeux que clair 4l’esprit ; enfin de tout ce qui a
précédé et engendré le réalisme. La noblesse et la délicatesse d’esprit
de Lamartine ne l’ont pas toujours préservé dans ces derniers écrits
de ces excés de la couleur qui sont devenus le fléau de l’art depuis
nombre d'années.
Ces taches, plus ou moins graves, sont une empreinte de l’époque.
Chaque génération litt¢raire a ainsi ses gouts éphéméres et ses tra-
vers ; mais il appartient au génie de s’en préserver. Les plus hautes
qualités de l’esprit et du caractére ne suffisent pas toujours 4 nous
garantir des écarts de imagination et de la pensée, lorsque les se-
cours extérieurs nous font défaut, lorsque nous ne sommes plus as-
sujettis 4 la discipline des fortes croyances et 4 certaines autorités,
LA,POESIE DE LAMARTINE. 45
nécessaires en littérature comme en religion. L’élévation méme, la
premptitude, l’abondance, |’immatérialité de l’inspiration de La-
martine, lui rendaient plus nécessaires qu’a un autre ces limites ri-
goureuses qui contiennent la pensée, qui dirigent le souffle poétique
et l'empéchent de se dissiper en tourbillons. Ce n’est pas toujours
un bonheur pour un écrivain que d’avoir une imagination si véhé-
mente et si sublile qu'elle déborde a travers tous les moules connus
ou les fait éclater. Lamartine n’avait rien & gagner pour son ceuvre
littéraire en s’affranchissant d’une maniére trop absolue des tradi-
tions politiques et des croyances religieuses au sein desquelles il
était né.
Je remarque dans la suite (des articles publiés sur l’ceuvre de
Lamartine par un critiqueUont le nom seul indique le dégagement
de toute croyance, dans Sainte-Beuve et 4 l’époque méme ot il n’o-
béissait qu’a son godt délicat, une sévérité croissante pour le poéte
4 mesure qu'il s’approche davantage des régions de la libre pensée.
Ce n’est pas que j’admette pour la Chute d'un ange cette accusation
banale de panthéisme adressée 4 quiconque sent un peu vivement la
nature; car je ne connais pas de poésie plus imprégnée de l’idée d’un
dieu personel, d’une providence et d'une 4me immortelle que la poé-
sie de Lamartine. Mais il est cerlain que, dans ce poéme biblique, l’au-
teur ne s’astreint pas 4 suivre bien rigoureusement les traditions ad-
mises, et que le prophéte dépositaire du livre primitif sent quelque peu
le philosophe ralionaliste. Son rationalisme, du moins, ne contredit
aucun des grands principes de la métaphysique chrétienne, et l’idée
de Dieu en sort plus éblouissante qu'elle n'a jamais rayonnée d'une
page écrite au dix-neuviéme siécle. Je dois signaler une des causes
de la sévérité de l’opinion pour cette phase nouvelle de la poésie de
Lamartine. C’était le moment ou commencait a se former parmi les
catholiques une nouvelle école toute différente de celle qui avait tra-
vaillé en France a la renaissance de Ja foi depuis le Génie du christia-
nisme. La méthode de ces nouveaux apologistes qui se sont beaucoup
accrus depuis lors en nombre et en autorité, n’était pas de cher-
cher dans toutes les grandes ceuvres de l’esprit humain, comme on
venait de le faire, tout ce qui les rattache & la doctrine chrétienne mais
tout ce qui les en sépare. Chaque exclusion, chaque anathéme lancé
semble 4 ces nouveaux docteurs une victoire gagnée pour la société
religieuse, de telle sorte qu’ils se figureront avoir amené le triomphe
supréme de I’Eglise, quand ils auront bien et ddment prouvé que tout
le monde est en dehors de l’orthodoxie, excepté cux-mémes.
Ce n’est pas que je défende l’orthodoxie de la Chute d'un ange;
je ne l'examine méme pas, n’ ayant point qualité pour cela. Mais a
prendre le poéme dans sa partie philosophique, dans ce chant inti-
46 LA POESIE DE JAMARTINE.
tulé fragment du livre primilif et qu’on a comparé 4 la Profession de
foi du vicaire savoyard, je suis obligé de reconnaitre dans ce morceau
les pages de vers les plus éclatantes qu’ait jamais produit chez nous
‘la philosophie. Nous avons eu, depuis la fin du dix-sepliéme siécle,
des milliers de pages rimées avec des prétentions philosophiques. Je ne
crois pas qu’il y edt la beaucoup de vraie philosophie, mais je certifie,
qu'il n’y avait pas un atome de vraie poésie. Pour l’art de méler l’une
4 autre, je ne connais pas d'¢gal 4 Lamartine. Personne en France
n’a fait comme Jni le vers philosophique, un vers qui soit 4 la fois
une maxime et unc image, un vers qui démontre, qui enscigne et qui
ne cesse pas de chanter. Le Livre primilif, dont je nc juge pas ici
les doctrines, me parait dans ce genre un incomparable chief-d’ceuvre.
Pour bien apprécier la Chute d'un ange comme conception et en
dehors des négligences de style, autrement nombreuses que dans
Jocelyn, t! faut se souvenir que ce poéme, malgré son étendue n’é-
tail dans l’esprit de Lamartine comme Jocelyn lui-méme, qu'une
épisode d'une immense épopée cyclique qui devait embrasser toutes
les époques de |’histoire et dont une autre épisode intitulé les Pé-
cheurs et déja écrita été perdu. Ce cycle comportait, selon auteur,
une douzaine de poémes. Avecla merveilleuse facililé d’exécution que
possédait Lamartine, il n’est pas douteux que dans le cours de sa vie,
il n’ct achevé, et au dela, cette couvre gigantesque, si la politique
nett dévoré les derniéresannées de sa vie. Nous aurions eualors dans
notre littérature un monument comme n’en peut présenter aucune
des nations de l’Europe, un poéme comparable pour l’étendue a ces
vastes épopées de l’Orient et surtout de I'Inde; un poéme qui par
son caractére profondément philosophique et religieux eul rappelé
les épopées sanscrites de Valmiki et de Veda-Vydsa. Par la nature de
son génie, fait pour contemplcr et adorer Dieu dans les magnificences
de l'univers, ce poéte dont on a voulu faire un simple élégiaque se
rapproche singuliérement des grands poétes sacerdotaux de l’Inde.
L’abandon de ce magnifique desscin est la cause d’un des plus
vifs regrets qu’ait laissés Lamartine aux amis de Ja poésie. Ceci soit
dil sans prétendre juger la question de savoir si Lamartine a eu tort,
comme on le dit souvent, de se méler a la politique; si un homme
doué comme lui doit, parce qu’il est un grand poéte, s‘isoler enlic-
rement des affaires de son pays et vivre en dehors de la vie de son
temps.
Les Recueillements publics 4 la fin de 1838 sont comme le testa-
‘ment du poéte. Depuis lors, il n’a plus chanté qu’a de rares inter-
valles, dérobés au tumulte des affaires. Mais quels éclairs dans ces
retours du génie 4 sa plus haute mission! Témoins ces admirables
strophes au comie d'Orsay, écrites aprés les orages de la république!
LA: POESIE DE LAMARTINE. 4?
Du livre des Recueillements, nous dirons comme de la Chute d'un
Ange, qu'il est une des plus imparfaites et une des plus puissantes
ceuvres de l’auteur. Il a été écrit entre la quarantiéme et la cinquan-
tiéme année. Le poéte était alors dans la plus grande vigueur de son
imagination et de sa pensée; nous ajouterions dans la plénitude de
sa science, Si l’inspiration et tous les dons de nature chez Lamarline
n’avaient pas constamment dominé et, pour ainsi dire, écarté la
science. Dans ce volume, si maltraité et si peu connu et sur qui
s'épanchaient le premier venin et les premiéres perfidies de la cri-
tique, combien de piéces a citer, outre cet admirable morceau sur
la mort de madame la duchesse de Broglie, le seul qu’on voulut
@abord y distinguer, outre lEpttre & Adolphe Dumas que Sainte-
Beuve veut qu’on lise plus particuliérement, sans doute parce qu’il y
trouve plus d’incorrections faciles 4 relever. La Réponse aux adieux de
Walter Scott, le Cantique sur un rayon de soleil, la Letire & un curé
de campagne, la Cloche de village, le Tombeau de David, le Ressouve-
nr dulac Léman sont des pages égales a tout ce que Lamartine a écrit
de plus haut et de plus pur.
Sans doute, on peut signaler dans l’ensemble du recuei] deux dé-
fauts graves qui n’existaient pas dans les premiers ; des convictions
religieuses plus flottantes et un style qui se matérialise, qui se charge
de couleurs plus épaisses et d’images plus voyantes, qui cherche a
semparer plus fortement des yeux & mesure que les pensées devien-
nent plus vagues, moins saisissables pour le lecteur et plus douteuses
pour le poéfe lui-méme. Ces excés de la couleur, cet empiétement
de imagination physique sur lidée et le sentiment pur, gatent
quelque peu ce merveilleux Cantique sur un rayon de soleil dont on
pourrait faire, en supprimant quelques vers, | égal de tout ce qu’il y
ade plus magnifique dans les Harmonies. C'est ainsi partout dans
Lamartine; il n’y a qu’é retrancher, sans rien changer a ce qu’on
laisse, pour trouver la perfection. Ii a toujours péché par surabon-
dance ; sa poésie a eu jusqu’au bout ce défaut et ces splendides qua-
lités de la jeunesse. Mais quand ce n'est plus le sentiment ou Vidée
qui se reproduisent pour s’affirmer davantage, quand ce sont sim-
plement les images qui s’accumulent pour faire un constant appel a
la sensation, ce débordement fatigue parce qu'il laisse I’Ame vide
tout en tenant le regard occupé, envahi jusqu’a l’éblouissement.
Ce défaut de quelques-unes des derniéres poésies de Lamartine est
chez lui, comme nous le disons, un défaut d’emprunt; d'autant
plus choquant qu’il n’a pas sa raison d’étre dans Ja nature du poéte.
Quand le mérite d'un écrivain réside surtout dans le don de parler
aux yeux, lorsqu’il vise habituellement a étonner l’imagination plus
qu’a émouvoir le cceur et a éclairer l’esprit, quand sa logique consiste
10 Avan 1872. 2
18 LA POESIE DE LAMARTINE.
4 passer du mot au mot, de l’image 4 l'image, et quand il exécute ces
mouvements de la phrase avec l’habileté et le charme de tout ce qui
vient d’une aptitude naturelle, on est plus indulgent pour des exeés
qui résultent du tempérament lui-méme. C’est 1a, sans doute, un
genre inférieur, mais tout ce qui est parfait dans son genre nous
intéresse et suscite la curiosité, a défaut de l’émotion. Tandis qu’un
poéte du sentiment et de l’idéal, qui se laisse aller a la contagion du
réalisme, déroute ses lecteurs et s expose 4 leur sévérité.
L’auteur de la Chute d'un Ange et des Recueillements a porté cette
peine. Il était notre poéte du gout le plus pur, le plus élevé, le plus
délicat; on lui compta pour des fautes certains excés de couleur
qu’on admirait chez d’autres. II avait été en politique et en religion
un conservateur et un orthodoxe; les utopies généreuses qui se font
jour dans les -Recueillements, semblérent chez lui plus téméraires
qu’on ne les eut jugées partout ailleurs. On voulut voir des symp-
témes d’un esprit subversif dans ces aspirations d'un génie honnéte
et pacifique entre tous.
La critique, du reste, n'a jamais été plus facile vis-a-vis de per-
sonne que vis-d-vis de Lamartine; il s’empressait lui-méme de four-
nir des armes & toutes les attaques, avec cette irréflexion qui est un
des caractéres de ce génie tout improvisateur et spontané. Les pré-
faces de ses derniers vers, les commentaires qu’il y a joint, les con-
fidences et confessions de toute sorte dont il a voulu surcharger ses
anciennes ceuvres, ont fait autant d’ennemis au poéte que la politique
elle-méme. Ainsi, l’absence de travail était déja trop évidente pour
la critique dans la plupart de ses vers, et l’auteur prenait 4 tache
d’ajouter au désir qu’éprouvaient les plus bienveillants de lui en
faire un reproche, en confessant cette négligence avec une franchise
trop voisine du dédain pour l’art sacré auquel il doit sa plus grande
gloire. Cette énorme faute, la plus grosse qu'il ait commise contre
lui-méme, la seule que, nous autres rimeurs, nous ne puissions. pas
lui pardonner, la Lettre-préface des Recueillements Vétalait avec un
éclat tout particulier aux yeux du public. Elle justifierait presque
les sévérités de Sainte-Beuve pour ce livre, si l’on ne savait pas que
ces sévérités avaient, comme toujours, leurs principales causes en
dehors de la littérature. L’illustre critique était alors pleinement sous
inspiration de certains hommes d'Etat de la monarchie de juillet,
et se chargeait volontiers de servir leurs antipathies. Il est vrai qu’il
ne leur enchatnait point sa liberté et qu’il s’est retourné contre eux
Je surlendemain de leur chute, les injuriant au profit du nouveau
pouvoir qui venait de les emprisonner et de les proscrire.
L’article sur les Recueillements (avril 1839) porte déja l’empreinte
d’une amertume empruntée a d'autres sources qu’a la critique litté-
LA POERSIE DE LAMARTINE. 49
raire. Mais il faut avouer qu’il y avait bien de quoi irriter un juge
poste lui-méme, et poéte plus distingué qu'on ne le lui accorde,
dans ce ton de dédain par trop superbe avec lequel parlait de la
poésie le grand poéte qui lui devait son entrée de plain-pied dans la
carriére politique. « Ma vie de poéte, disait l’auteur des. Recueille-
ments dans sa lettre-préface 4M. Bruys d'Oully, recommence pour
quelques jours. Vous savez mieux que personne qu'elle n'a été
qu'un douziéme tout au plus de ma vie réelle. Le bon public qui
he crée pas, comme Jéhovah, l'homme & son Image, mais qui te dé-
figure 4 sa fantaisie, croit que j’ai passé trente années de ma vie a
aligner des rimes et 4 contempler les étoiles ; je n’y ai pas emplogé
trente mois, et la poésie n’a été pour moi que ce qu’est la priére... »
Ce dernier trait nous attendrirait, et il serait juste de la patt
d'un autre que d'un poéte. La priére et les émotions poétiques ont
leur place dans toute ame élevée, dans toute noble carri¢re. Mais un
poéte qui ne donne a Ja poésie que trente mois sur trente années
est coupable a la fagon d’un ange créé pour la contemplation et ka
pricre et qui ne donnerait 4 Dieu que son temps perdu. Si grand ei-
toyen que |’on devienne, on est poéle prévaricateur quand on. sup-
prime entiérement et volontairement a son inspiration le secours du
travail et qu’on ne s’assujettit méme pas 4 relire ses vers.
Lamartine a peut-étre une excuse. Ayant relu, était-il capable de
corriger ? Ses splendides improvisations n’auraient-elles pas souf-
fert, en beaucoup de leurs charmes, des retranchements, des retou-
ches, des surcharges? C’était un peu & craindre, quoiqu’il y eit
sous le grand poéte un homme d'un gout trés-pur, trés-délicat, un
excellent juge quand il consentait 4 étre attentif et 4 réfléchir; mais
il y consentait trop rarement. Si l'on a raison de parler de Ja fatalité
de l’inspiration divine , impersonnelle et capricieuse comme la
grace, et d’appliquer 4 l’ceuvre du poéte le Spiritus Dei flat udi
vult, pas un n’a possédé ce sublime et dangereux privilége de l’in-
spiration irréfléchie au méme point que Lamartine. N'importe, son
gout littéraire et le sens moral tout seul auraient dd lui dire que l'at-
tention et le travail sont des devoirs dont rien n’exempte un écri-
vain, et qu’un grand génie rend ce devoir plus impérieux encore , que
ne fait la médiocrité.
Rien de plus faux que cet adage : Le génie n’est qu’une longue
patience. Tous les poétes, tous les peintres, tous les artistes de génie
travaillent plus ou moins facilement et sdrement. Je suis convaincu
que les artistes par excellence, les Grecs, n'ont presque jamais re-
touché leurs ouvrages et qu’ils ont trouvé la perfection du premier
coup. Il est vrai que cet heureux moment de l’esprit humain nes’est
vu qu’une fois ef ne se reverra plus. Un homme de génie chez les
30 LA POESIE DE LAMARTINE,
modernes n'est pas placé dans les mémes conditions ; il peut avoir
le travail aussi facile, mais non pas aussi sir que les anciens. I est
contraint de choisir entre des nuances 1a ou I'antiquité n’avail & son
service qu'une seule couleur, mais la couleur juste. .
Le génie est donc tout autre chose que la patience ; il n’en a pas
moins le besoin et le devoir de la patience. La réflexion et le travail
sont imposés 4 l'homme en toute chose; & plus forte raison dans
Pouvre d'art, et nul n’a droit de s’en affranchir, Que l'homme de
talent travaille donc pour suppléer au génie qui lui manque ; que
homme de génie travaille par respect pour le don qu’il posséde,
pour le dieu qui parle en lui. La négligence serait plus permise a
l'homme modeste qui ne vise en écrivant qu’é confesser sa pensée.
Mais si yous croyez avoir en vous une veine originale, un filon d'or,
ne traitez pas cet or comme du plomb ou du cuivre. Plus le métal
est précieux, plus il a droit d’étre finement travaillé.
Lorsqu’un homme de génie se fait une sorte de gloire de sa né-
gligence dans le travail et de son dédain pour l’art qu’il exerce, c’est
un véritable sacrilége, c’est une prévarication dans le sacerdoce, qui
mérite toutes les sévérités. Mais il est rare qu'on les inflige a ces en-
chanteurs, au nom de l'art lui-méme, et quand d’autres passions
n’interviennent pas.
Lamartine était déja trop mélé, en 1840, & la politique active pour
que les animosités de partis ne vinssent pas compliquer les juge-
ments que l'on portait sur sa poésie. I] avait froissé d’anciens core- °
ligionnaires sans en avoir gagné de nouveaux. Au fond, la politique
seule et les mceurs sont trés-puissantes sur l’opinion de la France;
le gout littéraire est constamment resté dans notre siécle sous l’em-
pire des doctrines et des habitudes sociales qui prévalaient. Pendant
cette période de la Restauration, qui fut la grande heure littéraire
du dix-neuviéme siécle, une opinion considérable n’avait-elle pas fait
de Casimir Delavigne un poéte supérieur 4 Lamartine, et de Béran-
ger un poéte supérieur 4 tous les autres? Cette opinion, je dois le
dire , n’avait pas prévalu; car le gout littéraire se formait, alors,
dans la plus haute classe de la société polie, et les renommées n’é-
taient pas imposées au lecteur intelligent par le suffrage universel
de ceux qui ne savent pas lire. I] y avait un vrai public pour les
choses de l’esprit, un public qui avait des traditions et qui cepen-
dant n’était point ennemi des nouveautés. C’ était Pheure ot la fusion
semblait faite entre l’ancienne France et la France moderne. Une
classe nouvelle s’était élevée dans la culture et les élégances de
Pame, et l’ancienne société ne s’était point abaissée. Les femmes,
surtout, s’étaient maintenues dans la distinction et l’amour des
Jouissances délicates. Le premier succés de Lamartine lui était venu
LA POESIE DE LAMARTINE. 24
de ses lecteurs féminins et de la société la plus distinguée par la
naissance et par la culture. .
En apportant son hommage 4 la tombe du poéte, un charmant cri-
tique , né dans celte sphére privilégiée', comparait avec beaucoup
d'esprit et de bon sens les femmes de Lamartine 4 celles des poétes
et des prosateurs & la mode qui l’ont suivi. Il y a, sans presque sor-
tir du méme monde, les femmes d’ Alfred de Musset, les femmes de
Balzac ; on arrive enfin, de proche en proche, aux femmes des auteurs
que je ne veux pas nommer. Les derniers degrés de celte échelle,
trés-mohile, mais toujours descendante, si on les appelait par leurs
noms, feraient singuliérement ressortir la hauteur et la noblesse du
sommet. Le poéte tant aimé en 1825, et la société qui l’admirait ne
redoutent la comparaison avec rien de ce qui a Suivi.
De toutes les choses qui se sont abaissées en France, depuis l’épo-
que du grand enthousiasme de la société polie pour Lamartine, c'est
le gout de la poésie qui me semble s‘étre le plus amoindri ; malgré
le nombre des poétes de talent qui se sont multipliés depuis lors.
Osons dire tout ce que nous pensons de notre cher pays. En France,
on aime par tempérament une foule de nobles choses : on aime I'es-
prit, ’éloquence, la bravoure, rem militarem et argute loqui; cela
est toujours vrai depuis le temps de I’historien latin. On aime la po-
litique, les entreprises généreuses, les croisades de l’épée ou dela
plume; on aime |’élégance et les récréations distinguées ; on se met
a‘aimer le luxe et les plaisirs subalternes; on aime encore les let-
tres, on n‘aime pas la poésie.
Lamartine a fait ce miracle d’avoir, pendant vingt ou trente an-
nées, forcé esprit frangais 4 chérir la plus vraie, la plus haute, la
plus pure poésie, la puésie détachée de toutes les alliances, de toutes
les séductions étrangéres qu’on aime souvent 4 sa place, lorsqu’on,
se vante de l'aimer; la poésie, sans le thédtre, sans la musique,
sans la politique, sans l’épigramme licencieuse ou frondeuse, sans
Yimpiété ou la dévotion, sans la grosse joie populaire et sans le bel
esprit. La poésie de Lamartine est la plus dépouillée de tous ces élé-
ments de succés qui se soit fait jour parmi nous ; elle se réduit pour
ainsi dire 4 essence radicale de la poésie ; et cependant elle a été,
je ne dirai pas populaire, rien n’est populaire en France que le tri-
vial, mais passionnément aimée par toute la classe élégante et let-
trée. C'est le grand éloge de cette classe pendant les années dont
nous avons donné la date ; mais c’est aussi la grande. gloire du
poéte. :
L'esprit frangais est singuliérement riche et varié ; il est capable
4 A. de Pontmartin,
2? LA POESIE DE LAMARTINE.
de tout, disait l’Allemand Henri Heine, méme de la poésie. Mais,
comme tous les étres de ce monde, il n’est capable que par crise, et
pour ainsi dire par maladie, de ce qui n’est pas dans le fond méme
de son tempérament. Il y a certains moments heureux qui compor-
tent l'éclosion dune faculté qu’on n’avait pas auparavant et qu’on
n’aura plus tout a l'heure. Comme les femmes les moins destinées &
étre jolies ont presque toutes, a tel ou tel jour d'un printemps, ce
qu’on appelle la beauté du diable, il y a dans presque toutes les
Ames un moment de la jeunesse ou les traverse le gout de la poéste;
mais c’est de méme la poésie du diable ; elle ne dure pas, et la prose
revient vite. On se venge, alors, par un redeublement d’ironie, des
enthousiasmes auxquels on a succombé, et gare aux auteurs et aux
complices de ces enthousiasmes.
Lorsque, aprés vingt ans de jeunesse et de noble poésie dont Lamar-
tine avait été le principal agent, notre dix-neuviéme siécle com-
menca 4 revenir & son vrai tempérament, & celui de sa maturité
dont nous cueillons aujourd’ hui les fruits, le poéte, comme il arrive
aux plus parfaits de ce monde, n’élait pas sans avoir commis quel-
ques fautes. Quel est l'homme, quel est le poéte impeccable? Cor-
neille a écrit trente-trois pieces de théatre, dont l’Ageésilas et |’ Attila ;
en est-il moins le grand Corneille ?
On peut choisir dans Lamartine, mais il n’y a rien 4 rejetter
entiérement ; il est un de ces rares poétes qui n’ont pas fait leur
Agésilas et leur Attila. Cependant il a été en butte a de violentes
critiques, et l’enthousiasme ne lui est pas resté fidéle. La vogue s'est
attachée depuis quelque vingt ans 4 des ceuvres que je juge trés-
inféricures a la sienne et qui, sans contestalions possibles , sont
moins élevées moralement, sont moins pures que les pages les plus
critiquées de la Chute d'un Ange. Je vois a cette infidélité de l’opinion
plusieurs causes toutes indépendantes des défauts de Lamartine et
du mérite de ses rivaux éphéméres. La sévérité pour lui avait pré-
cédé d’aillears le grand succés d’Alfred de Musset. Ce n'est pas La-
martine seulement qui commengait 4 étre délaissé, c’était la grande,
la vraie poésie.
- Par le succés des Méditations, des Harmonies, de Jocelyn dans la
société cultivée et dans la jeunesse, par vingt années d'enthousiasme
pour cette poésie aussi aristocratique, aussi religieuse, aussi éthérée,
esprit francais avait été mis 4 un régime trop contraire & son be-
soin d’égalité et 4 ses penchants ironiques. On était las de cette élé-
vation et de cette admiration trop soutenues. Il fallait se venger d’a-
voir trop aimé et d’avoir aimé malgré soi la poésie. Rien de plus
naturel alors qu’une réaction contre le sortilége qui vous avait
enivré, contre l’enchanteur qui vous avait fait boire le phaltre a votre
LA POESIE DE LAMARTINE. ° 95
insu. C’est alors qu'on s’apercut des innombrables défauts de Lamar-
tine et la réaction commenca contre lui.
Mais, du premier jour, on ne pouvait pas se sevrer enti¢rement
du divin breuvage qu'il nous avait contraints de gowter, et dont
toufe une génération avait l‘habitude. Il fallait encore de la poésie,
mais une poésie diminuée. On accusait Lamartine de négligence
dans son style et dans sa prosodie, on se rabattit sur le plus négli-
gent de tous les poétes, sur un poéte qui conserve 4 peine la rime.
La critique ne jugeait plus Lamartine assez pur en morale, assez
orthodoxe en religion et en politique; les méres n’en permettaient
plus la lecture 4 leurs filles; i] n’était plus assez penseur, assez pra-
tique, assez viril pour les jeunes hommes; et les jeunes gens et les
jeunes femmes se précipitérent vers une autre poésie profondément
vraie, sincére et charmante, Dieu me garde de le nier, mais qui
avait surtout le mérite de débarrasser le lecteur francais du respect
et de l’élévation; vers une poésie qui mélait 4 la pure liqueur des
anges, devenue trop fade pour notre palais, ce grain d’ironie et de
corruption nécessaires pour affriander ceux qui ne ressentent pas la
soif céleste. Ro/la et Mardoche faisaient presque oublier Jecelgn.
Si la poésie, aiasi transformée, ne pénétrait pas dans quelques
régions austéres dow l’on exilait l’ Ange déchu, c’est qu’aucune poésie
n’y remplacait plus celle de Lamartine. Mais la nouvelle admiration
regagnait largement par le nombre le peu qu'elle perdait dans
les sphéres choisies; elle appelait 4 s’abreuver de-poésie tout une
classe jusque-la peu altérée de ce breuvage délicat. Dans le bou-
doir des courtisanes élégantes, les mémes tableaux, apportaient
des émotions que n’avaient pas dédaignées les plus pures et les plus
nobles dames. C’est 1a, sans doute, une preuve de la vérité, du
naturel, de l’intérét poigaant de cette poésie. Niera-t-on que ce
soit aussi la preuve d’une décadence morale? Un des mérites de
la poésie de Lamartine, qu’il faut bien noter, sans étre accusé de
moraliser outre mesure, c’est la hauteur, c'est la noblesse, c’est la
pureté constante des régions ou il nous transporte. Quoiqu’on ait
voulu par moments ne voir en lui qu’un élégiaque, il est, avant tout,
un poéte philosophe, un religieux penseur. C’est le grand spiritua-
liste de la poésie. Ce n’est pas seulement a la sensibililé ou & l’ima-
gination, c’est a |’ame tout entiére qu’il s’adresse, pour la susciter
vers l’infint. L’auteur de la Némésis, auquel il répondit si magnifi-
quement, d'autres plus sincéres, et ceux qui s’appellent les Gau-
lois, affectaient de le ranger parmi les pleurards et les rimeurs a na-
celles, selon Je dire d’Alfred de Musset. On lui a reproché la mélan-
colie. Je suis de ceux qui refusent obstinément de le ranger parmi
les poétes mélancoliques. Sa vie a surabondamment prouvé, je le
suppose, qu il n’était pas de cette famille d’égoistes et d’énervés. Je
24 | LA POKSIE DE LAMARTINE.
‘trouve en lui, tout au contraire, non pas seulement dans l’orateur
et dans homme politique, mais dans le poéle, une veine héroique
' trés-éclatante. Le souffle d’héroisme que l'on respire dans les Har-
monies, par exemple, est, il est vrai, d’un ordre tout intellectuel ;
_c’est un essor qui vous souléye, a travers la nature, vers le Créa-
teur. Je Vappellerais volontiers l'héroisme de la contemplation.
Dans tous les cas, cette sublime réverie n’a guére de rapport avec les
langueurs des amoureux décus, avec cette mélancolie maladive qui
sent la migraine et les lendemains d’orgies et qui trahit l’impuis-
sance de vivre. Si Lamartine est mélancolique, c’est 4 la facon de
David et des prophétes.
Quand j’attache cette importance au caraclére plus ou moins élevé
et religieux des impressions produites dans notre 4me par chaque
poéte, quand je complique la critique littéraire d'un jugement mo-
ral, je ne fais pas de jansénisme et de pruderie. J’applique au poéte
infallible critérium qui désigne partout les grands esprits. Toutes
les ceuvres considérables de la poésie, depuis ces paiens grecs, si
malmenés de nos jours et si profondément honnéles, jusqu’aux pa-
ges éternelles de Lamartine, tout ce qui a duré, tout ce qui durera,
n’a pas seulement la beauté de la forme, mais la bonté, mais la
hauteur de l’intention morale. Toute grande poésie est inspirée d'un
méme spiritualisme qui plane sur toutes les nations illustres. Il y a
depuis l’Orient jusqu’é nous une tradition de poésie héroique et re-
ligieuse en dehors de laquelle rien ne s'est produit de vraiment
beau et de solide. Est-ce uniquement par la supériorité du style, du
gout littéraire et de l’imagination, n’est-ce pas aussi par la supério-
rité morale, que se distingue notre dix-septiéme siécle? A cété de
Corneille et ‘de Racine, je ne crois pas que la postérité conserve qua-
tre pages de vers de Voltaire et de ses contemporains. Ces choses-la
subsistent comme document, mais personne ne les lit. A l'heure ott
nous sommes, il est plus téméraire qu'il ne 1’a jamais été de vouloir
prédire l’avenir; nul ne saurait deviner les choix que feront nos ar-
riére-neveux dans la poésie du dix-neuviéme siécle. Combien de
pages qui nous ont étonnés et séduits n’attireront plus les regards?
Mais s’il existe alors en France une civilisation spiritualiste et chré-
tienne, et s'il survit un seul des contemporains que nous avons ai-
més, soyons assurés qu’avec Corneille, avec Racine, on relira, on
aimera encore Lamartine'.
Victor pE LapravE.
‘ Cette étude sur la poésie de Lamartine, pour étre moins incomplete, devrait
comprendre les pages ot nous avons analysé son talent de paysagiste et que l'on
trouvera dans notre livre sur le Sentiment de la nature chez les modernes, p. 405.
— Librairie Didier.
L'EUROPE
ET
LA REVOLUTION FRANCAISE
LES ALLIANCES EN 4789
ET LES ORIGINES DE LA PREMIERE COALITION
Il n’y a pas encore cent ans, au moment ot l'Amérique du Nord
s'affranchissait de la domination anglaise, l'Europe entrait dans une
crise redoutable.
Partout le vieil édifice politique, social et religieux du moyen
Age, déja transformé au seiziéme siécle par la réforme et par l’éta-
blissement des monarchies absolues, tombe ,en ruines; partout le
vieux droit public battu en bréche par les philosophes et ruiné par
ses propres excés, fait place & de nouvelles théories ; partout encore
ce sont les princes et leurs ministres qui se mettent 4 la téte des ré-
formes : l’anéantissement de la Pologne, la destruction de l’empire
féodal germanique, la révolution francaise sont les trois grands actes
de ce drame. A les séparer, on perdrait le sens de chacun d’eux et
du fout. Il faut les suivre dans leur développement et sur tous les
points 4 la fois. C’est ce que n’ont pas fait nos historiens. Ils n’ont
vu que la France et n’ont rien compris 4 lhistoire du reste de l’Eu-
rope. Leurs travaux sont a refaire. I] faut nous habituer a4 ne plus
reconnaitre dans le mouvement de 1789 « le coup de tonnerre » qui
devait éveiller toute l'Europe. Personne ne dormait 4 cette époque.
En dépit de ses allures hautaines, la révolution francaise n’était point
un fait isolé, une éruption de l’esprit gaulois, comme on I’a dit tant
26 L’EUROPE ET LA REVOLUTION.
de fois. Elle n’a rien d’exclusivement providentiel ou diabolique.
Elle n’est qu’une des manifestations, la plus retentissante il est vrai,
d'un sentiment général. Quand elle éclata, la lutte entre l’esprit an-
cien et l’esprit moderne avait déja commencé a Vienne, 4 Berlin, a
Varsovie. Jusqu’a Saint-Pétersbourg les idées d’affranchissement
trouvaient un écho. Bien loin d’avoir émancipé les peuples, la révo-
lution francaise a rendu plus diflicile le passage de l’ancien régime
aux institutions modernes et 4 la liberlé politique; par sa folle dé-
claration de guerre 4 l'Europe, elle a préparé la formation des
grandes monarchies militaires, renversé l’ancien équilibre des forces
qui était Punique garantie des faibles et achevé la démoralisation
du droit des gens. C’est ce que de récents travaux historiques ont
mis hors de toute discussion’. M. de Sybel, en particulier, dans son
Histoire contemporaine de l'Europe, pendant la révolution frangaise,
nous donne, avec preuves a l’appuil, histoire véritable des origines
de la premiére coalition européenne et des intrigues diplomatiques
ou autres, qui aboutirent, grace & la guerre continentale, aux der-
niers partages de la Pologne*.
Ces révélations historiques ont une grande importance. Elles ren-
versent des traditions chéres 4 l’école révolutionnaire. Mais la lé-
gende de 1792 a fait son temps avec la belle rhétorique, et il faut
bien accepter les rectifications qui nous viennent de toutes les ar-
chives de l'Europe 4 la fois. C’est pourquoi nous avons tenu a les
exposer ici. Plus d’un lecteur nous saura gré peut-étre d’avoir rap-
pelé 4 son attention des faits historiques qui, aujourd hui encore,
aprés tant de révolutions et de malheurs publics, ont conservé leur
intérét et leur a-propos.
‘M. de Sybel, Htslotre contemporaine de UEurope pendant la révolution fran-
gaise. 5° édition allemande. Berlin.
M. de Bourgoing, ministre plénipotentiaire, Histoire diplomatique de Europe
pendant la révolution francaise. Les trois premiers volumes ont seuls paru. Chez
Miche! Lévy.
Sir G. Cornewal Lewis, Histoire gouvernementale de [Angleterre depuis 1770 jue-
qu’en 1830. Traduction frangaise chez Germer-Bailliére.
2 Aprés avoir dépouillé un grand nombre de documents encore inédits, tels qu'une
collection importante de lettres et de dépéches échangées entre les plus célébres
hommes d'Etat et généraux de la Prusse; la correspondance du prince de Cobourg;
les papiers des fonctionnaires autrichiens conservés 4 Bruxelles; les rapports des
smbassadeurs de Hollande et de Baviére, M. de Sybel s’était fait ouvrir, en 1855,
les archives secrétes de Berlin, et plus récemment les archives de Vienne. En France,
Napoléon III, par une grace unique, lui accordait de pénétrer dans les archives du
ministére des affaires étrangéres, interdites 4 nos nationaux. Il est vrai qu’aprés
1852 et avant Sadowa, aider au travail d’un ennemi de l’Autriche, c'était encore
faire de la politique napoléonienne.
L’EUROPE ET LA REVOLUTION. 27
L’Europe était une vérilable république de puissances chrétiennes.
Malgré le grand discord religieux du seiziéme siécle qui avait déta-
ché le Nord de l’orthodoxie romaine et ranimé de vieilles haines na-
tionales, ces putssances n’avaient cessé de se rapprocher et de se
méler par de plus fréquents et de plus intimes rapports. La guerre
elle-méme avait servi 4 leur union. Sans doute, la différence était
considérable entre les Elats du Nord devenus protestants et les
Kats du Sud restés catholiques : les uns actifs, industrieux, avi-
des de richesses, mais rudes et dépourvus de tout don attrayant;
les autres moins laborieux, mais avec des qualités d’esprit plus ai-
mables et le sentirment exquis des arts. Elle était encore plus mar-
quée entre l’Occident, si fier de la libre personnalité humaine, et le
vague Orient presque asiatique, un peu fataliste. Madrid, Londres,
Paris, Florence, Vienne, Berlin, Amsterdam, avaient leur civilisation
propre et comme leur génie particulier, allumé a un grand foyer
commun, le sentiment chrétien. L’unité des peuples de l'Europe était
visible dans toutes les manifestations de leur activité politique, com-
merciale, économique, littéraire et morale. Ce n’était pas sans doute
l'unilé religieuse de ]’Occident, comme au moyen dge, avec le pape
pour chef et pour arbitre, mais c’était toujours la chrétienté, une
amphictyonie de peuples fréres.
L’Empire féodal et fédératif d’Allemagne était toujours la clef
de voiite de ce vaste ensemble. Placé au centre du continent et nul-
lement agressif, il séparait la France de |’Autriche et de la Prusse et
amortissait la violence des chocs. C’était, & tout prendre, le meilleur
appul de l’équilibre des forces et l'une des plus sages créations de
Europe. La France, en particulier, n’aurait pu désirer un voisin
plus raisonnable, plus pacifique, plus commode. Mais depuis les
guerres de la succession d‘Autriche et les victoires du grand Frédéric,
Yantagonisme de la Prusse et de l’Autriche mettait sa constitution en
péril. Joseph Il, avec ses vues d’agrandissement territorial et de cen-
tralisafion administrative, laissa tomber en désuétude les anciens
rapports des empereurs avec la Diéte et les Etats de ]'Empire, tandis
que le grand Frédéric, encore plus dédaigneux, faisait profession de
ne pas connaitre cette « vieille machine » détraquée. Toute |’Al-
lemagne s’attendait & un prochain déchirement. Mais ici quelques
détails rétrospectifs sont nécessaires pour l’intelligence de ce qui va
suivre.
98 L'EUROPE ET LA REVOLUTION.
La maison d’Autriche devait 4 Charles-Quint sa grande situation en
Europe. Ce prince avait aspiré 4 la domination universelle. Mais la
France et la réforme de Luther firent avorter ce dessein. La politique
d’équilibre prit naissance. Les successeurs allemands de Charles-
Quint mirent des bornes & leur ambition. Aprés la guerre de Trente
ans, ils cherchérent surtout 4 défendre l’Autriche contre les Turcs
et Empire germanique contre la France. Leur alliance avec les
Provinces-Unies et Guillaume III d’Angleterre préserva PEurope de
la domination du grand roi. Ils s étaient faits avec une égale fortune
les défenseurs des pelits Etats sur le Rhin et le rempart de la chré-
tienté en Hongrie. Jusqu’au dix-huitiéme siécle l'Europe confondit la
monarchie des Habsbourg et |’Empire germanique. Cependant la po-
litique de ces princes s’inspirait bien moins des intéréts' généraux
de |’Allemagne que des intéréts privés de leur famille. Chez eux le
sentiment national fit place aux prcoccupations dynastiques, et le
respect des libertés locales au despotisme. C’était une des suites de
la renaissance et de la réforme. Sur tout le continent le pouvoir royal
s’était fait absolu el n’avail d'autres limites que la modération native
ou les vertus privées du souverain. L'ancienne liberté féodale avait
disparu. Les peuples faisaient silence. Plus que d’autres l'empereur
Léopold élait entré dans ces principes de gouvernement. Aprés ses
victoires sur les Turcs et l’acquisition définitive du royaume de Hon-
grie, déclaré héréditaire dans la maison d’Autriche en 1687, ce con-
temporain de Louis XIV détacha de la masse germanique ses domai-
nes hérédilaires pour les gouverner 4 part. Mais ce vaste ensemble
de pays, Archiduché, Silésie, Bohéme, Hongrie, Tyrol et les pays an-
nexes, n’était pas encore un empire. Ce n’était tout au plus qu'une
confédération d’Etats soumis 4 un méme maitre et non 4 une méme
loi. Ni Punité de race, ni les traditions historiques, ni la conformité
du langage, ni les intéréts matériéls ne les avaient unis en un tout
compacle et homogéne. Personne n‘avait songé 4 leur appliquer les
mémes lois civiles, la méme justice, la méme administration. La
force seule les aurait asservis 4 une méme domination sans I’Eglise
catholique qui élait la croyance générale de leurs habitants. Elle
seule avait donné une véritable unité morale 4 la monarchie autri-
chienne. Elle formait dans les villes et jusqu’au fond des campagnes,
chez les Madgyars et les Roumains, comme chez les Allemands et les
Italiens de la monarchie une opinion générale en faveur de lunité
aulrichieane, C'est ce qu’avaient compris les Habsbourg. Ils comp-
taient sur leur armée pour repousser |’ennemi du dehors ou pour
réprimer les soulévements nalionaux. Mais c’est|l’Eglise qui devait
inspirer aux peuples le respect du pouvoir et les maintenir dans le
devoir. C’est pourquoi ils s’étaient_faits les champions de |l’ortho-
VEUROPE ET LA REVOLUTION. 99
doxie et avaient investi le clergé de priviléges nombreux. Ils lui
avaient donné le monopole de l’enseignement dans les écoles et
avaient proscrit toute croyance, toute opinion contraire 4 la sienne,
non, il est vrai, comme erreur doctrinale, mais parce qu'elle pou-
vait troubler la tranquillité publique. De bonne heure la maison
d’Autriche s’était inspirée des principes du néo-césarisme mis en
vogue par les légistes de la renaissance. Pour ses princes, l’Eglise
catholique élait bien moins l'affranchissement de toute domination
temporelle sur les consciences qu’une grande école de respect et un
admirable instrument de régne. [ls lui donnérent les prérogatives
d'une reljgion d’Etat, mais sans la pleine liberté de son enseigne-
ment. Elle fut 4 la fois maftresse et sujette. Tandis que le reste de
Allemagne s’ouvrait a la vie intellectuelle par la liberté scientifique,
l’Eglise d’Autriche, plus occupé2 4 prémunir les peuples contre ]'er-
reur qu’é répandre la vérité, resta inerte et stérile.
La résistance des populations et du peuple hongrois en particulier
n’avait pas permis 4 l’empereur Léopold I* de pousser & bout son
entreprise. Les divers Etats aulrichiens avaient perdu leur ancienne
vie locale sans obtenir les avantages de ]’unité. Ils étaient pauvres et
presque sans commerce, Le fils de Marie-Thérése, Joseph ll, empe-
reur d’Allemagne depuis 1765, et souverain des Etats héréditaires de
sa maison en 1780, entreprit de les transformer en une grande mo-
narchie centralisée et militaire, 4 l’exemple de la France et de la
Prusse, pour dominer sur toute l'Europe centrale et devenir ainsi
Parbitre et le garant de la paix du monde. C’était la reprise des
réves de Charles-Quint. La superficie des Etats héréditaires était
alors de 11,000 milles carrés d’Autriche, avec une population qui
n’était guére inférieure & 24 millions d’hommes. C’était la plus
vaste monarchie de ]'Europe, 4 part la Russie, et la France seule
avait un nombre d’habitants plus considérable. Il est vrai, l’Autriche
était encore mal délimitée, mais sa position géographique était une
des plus belles du continent. La nature elle-méme, quand elle a formé
la charpente de |’Europe, semble avoir tracé 4 l’avance l’étendue
et les limites d’un grand empire, entre la ligne de partage des eaux
pour limites au nord et 4 l’ouest, les Alpes orientales et les Bal-
kans au sud. Vers les sources du Danube cette grande région s’adosse
a la Forét-Noire et au Rhin qui la met en communication avec les pays
de l'Occident ; par la mer Noire elle a jour sur l’Asie, et, par l'A-
driatique, sur |’Italie et l'Afrique. Mais avec le temps l‘ceuvre des
hommes s’était ajoutée a l’ceuvre de la nature pour la déformer et lui
donner une physionomie toute différente. La vallée du Danube était,
par la force des choses, le grand chemin des peuples dans leurs migra-
tions de |’Est vers le Sud et l'Ouest. Des races différentes s’y étaient
30 L’EUROPE ET LA REVOLUTION.
établies a diverses époques, voisines mais dissemblables. En ce point
de rencontre, le flot humain avait produit un fait analogue & ce qui se
passe dans les baies profondes de l’Atlantique, sur les cétes de
France et d’Angleterre ot des courants opposés se heurtent et se tra-
versent sans se confondre jamais. Cependant, de ces vingt races
éparses des Carpathes et des montagnes de la Bohéme a |'Adriatique,
Allemands, Tchéques, Madgyars, Roumains, Slaves méridionaux et
Italiens, la race allemande avait devancé les autres dans ses progrés.
Son rdle était celui qui appartient de tout temps aux forts et aux in-
telligents. Elle devait grouper dans une confédération naturelle les
nationalités infécieures trop faibles pour se maintenir séparément, et
répandre, dans toute l’étendue de la monarchie, des idées, des inté-
réls communs par le commerce et par la politique, par les intéréts
matériels et la sécurité générale. Il ne fallait pas entreprendre da-
vantage. .
Par malheur, l’esprit du siccle était 4 d’autres principes. Le parti
philosophique battait en bréche toutes les institutions du passé déja
ébranlées et ruinées par le temps; libertés locales et nationales,
traditions historiques, tout ce qui rappelait le passé chrétien et féo-
dal lui était antipathique. 1] voulait le bonheur terrestre de ’-huma-
nité, et ce sentiment faisait sa force auprés des populations ; mais il
prétendait reconstruire l'Europe sur des principes abstraits et c’ était
‘ga grande erreur. L’empereur Joseph Il était trop de son temps et trop
imbu des doctrines qui s’étaient répandues de Paris dans toutes les
cours de l'Europe pour ne pas réver l'impossible. A l’exemple de
Pierre le Grand, il avait fait plusieurs voyages dans les pays étran-
gers pour s’y former a la connaissance des hommes et des institu-
tions. Puis il parcourut dans le plus grand détail presque toutes les
provinces de ses vastes domaines, et 4 la mort de sa mére, qui l’avait
toujours contenu, il se mit 4 ceuvre avec ine impétueuse ardeur et
sur tous les points a la fois, comme s'il avait pensé que le temps lui
manquerait. Sa léte était un réceptacle d’idées confuses ot tout fer-
mentait 4 la fois. Cependant deux ou trois grandes vues servaient de
ralliement a ses diverses élucubrations. Le dessein bien arrété d’unir
ses Etats par une vaste organisation administrative et d’arracher
Y’Autriche 4 son engourdissement fut le point de départ de ses ré-
formes intérieures.
Dans ce but, il abolit toutes les juridictions particuliéres, sup-
prime ou annule les Etats provinciaux et divise !a monarchie autri-
chienne en treize gouvernements civils, avec un commandant mili-
taire, une cour supérieure de justice et un magistrat de police dans
-chacun. Le gouvernement civil comprenait plusieurs cercles ou
circonscriptions inférieures. Cette administration locale ayait son
L’EUROPE ET LA REVOLUTION. 5t
couronnement dans les chancelleries d’Etat. Toutes les affaires étaient
centralisées & Vienne et réparties en quatre grands départements
avec des attributions bien déterminées, politique, administration,
justice, guerre. Jamais peut-étre centralisation plus minutieuse et
plus tracassiére n’avait encore étouffé toute initiative individuelle,
toute vie provinciale. Mais cette substitution du despotisme monar-
chique et de esprit bureaucratique aux anciens pouvoirs locaux
tlus sur place par les populations, ou héréditaires,n’était pas com-
pléte et restait stérile si, en dehors du systéme, I'Kglise conservait
son organisation el sa vie propre, avec des élections libres.
Déja, en 1781, par un édit célébre de tolérance, Joseph II avait
accordé aux diverses communautés chrétiennes de ses Etats le libre
exercice de leur culte. C’était la fin d'une proscription religieuse qui
n’avait que trop duré sans avoir jamais rendu aucun bon service a
l’orthodoxie. Aprés deux siécles de persécution, le nombre des dissi-
dents était resté le méme, s'il n’avait pas grandi, et le clergé catho-
lique avait trouvé dans l’extréme protection du pouvoir civil un
écueil beaucoup plus redoutable que l’hérésie. Il faudrait louver trés-
haut l’empereur de sa tolérance, ‘si l’on ne savait}qu’il tenait beau-
coup moins 4 la liberté religieuse qu’A approbation des philosophes,
Aprés avoir émancipé les sectes protestantes et aboli les lois tyran-
niques portées autrefois contre les juifs, Joseph II s’attachait &
subordonner |’Eglise catholique au pouvoir civil. Sous prétexte
quelle était la religion de I'Etat, il prétendit ’administrer 4 la ma-
niére d’un grand service public. Les bulles papales furent soumises
4 l exeyuatur impérial, et les mandements épiscopaux a l'approba-
tion des autorités laiques. Le mariage devint un contrat civil qu il
était permis de rompre 4 certaines conditions’.
' Ce n’était qu’un commencement. Avec une impatience fébrile? et
‘ Les considérants de l’édit de 1781, relatifs 4 Pétablissement du mariage civil,
portent ce qui suit: « Le mariage considéré comme un contrat civil, les droits et .
les biens qui en résultent tenant leur existence et leur force entiérement et unique-
ment de la puissance civile, la connaissance et la décision des différends, relatifs &
ces objets et-tout ce qui en dépend, doit appartenir aux tribunaux civils. Nous
interdisons en conséquence a tout juge ecclésiastique, sous peine de nullité absolue,
d'en prendre connaissance en aucune maniére. » On le voit, Joseph II n’avait pas
attendu la révolution francaise pour tenir comme non avenue la doctrine de
Ytglise catholique qui considére le mariage comme une institution purement reli-
euse.
s 2 De janvier 1781 4 novembre 1783, on compte 270 décrets de l"empereur rela-
tifs 4 des questions religieuses. Voici les doctrines exactes dont ils sont l’applica-
tion : « Dans mes principes, les préjugés, le fanatisme, |’esclavage de Yesprit doivent
disparaitre. Le monachisme a régné en maitre dans toute l’Autriche, il faut que je
diminue cette armée. » (Lettre de Joseph II a I’évéque de Salzbourg.) — A son am-
bassadeur & Rome, il écrivait: « Les principes du monachisme sont en contradic-
32 L'EUROPE ET LA REVOLUTION.
sans tenir compte d’aucune observation, Joseph II bouleverse les
anciennes circonscriptions religieuses, supprime des diocéses, en
établit de nouveaux, abolit tous-les ordres religieux contemplatifs
comme inutiles, dispense les autres d’une partie de leurs veux et
transforme plus de mille couvents en hépitaux, en écoles, en caser-
nes‘. Ce monarque, si occupé, trouve le temps de descendre aux -
détails les plus minutieux du culte et il heurte comme a plaisir les
croyances populaires. Non content de restreindre le nombre des
fétes, de supprimer les processions et les pélerinages, de faire dispa-
raitre la plupart des croix et des images pieuses placées dans les
rues, sur le bord des chemins, sur les portes des maisons, il régle
par une suite d’ordonnances et de prescriptions insensées le service
divin, le rituel, le nombre des messes, la maniére de sonner les
cloches et jusqu’aux cierges des autels*. Enfin, aprés avoir interdit
tout appel 4 Rome et enlevé aux évéques la direction de l’enseigne-
ment théologique dans leurs diocéses par l’établissement de sémi-
naires généraux, aprés avoir flallé les passions hostiles au saint-
siége, toujours si vivaces en Allemagne et pour tant de causes ;
aprés avoir dégagé, comme il disait, le clergé et la religion des pra-
tiques superstitieuses qui déshonoraient |’Eglise, il fait composer un °
Catéchisme moral et politique 4 l'usage des écoles primaires, et im-
pose a tous les ecclésiastiques une formule de serment civique qui
n’était autre chose qu’une profession de foi schismatique et la néga-
tion a peine voilée des droits du saint-siége.
Le chef de l’Eglise était alors Pie VI. C’était un pontife vénérable,
4 conceptions peut-étre un peu étroites, mais d’une grande droiture
de caractére. Les premiéres réformes de Joseph II l’avaient jeté dans
un trouble profond. Depuis Charles-Quint, la maison d’Autriche était
l'alliée permanente du saint-siége, son appui politique le plus ferme
tion avec les lumiéres de la raison; ils conduisent directement @ l’adoration des
_idoles. Si je puis accomplir mon dessein, mes peuples apprendront a connaitre leurs
devoirs envers Dieu, la patrie et Phumanité.... Nos descendants me béniront de les
avoir afiranchis du joug écrasant de Rome, d’avoir fait rentrer le prétre dans ses
devoirs, de fagon a consacrer son existence ici-bas a la patrie, et son 4me immor-
telle 4 Dieu. »
4 Avec les biens des couvents supprimés, Joseph Il fit un fonds destiné 4 pour-
voir aux nécessilés de I'Eglise et de l’instruction publique. Ce fonds, aujourd'hui
encore a la disposilion de l’Eglise d'Autriche, s‘éléve & un peu plus de 68 millions
de florins.
* Il avait méme revisé le catalogue des saints et fait arracher du bréviaire 1’ office
de saint Grégoire VII. En cela il était l’imitateur du parlement de Paris. On sait que
ce dernier n'avait pas voulu enregistrer les bulles relatives 4 la canonisation du
méme pontife et de saint Vincent de Paul.
I} y a encore de bonnes Ames naives pour regretter ces temps de protection et
d’union a outrance.
L'EUROPE ET LA REVOLUTION. 3 : 33
et le plus docile. Jamais l’Empire germanique n’avait rendu tant
de services a I’Eglise. C’était le dernier reste des institutions po-
litiques de J’ancienne Europe. S’il devenait hostile, la papauté,
déja réduite & un réle secondaire dans la politique, tomberait encore
plus bas, le gouvernement des peuples serait livré 4 la force et l'in-
dépendance du pouvoir spirituel mise en péril. Le fils de Marie-
Thérése n’était pas un philosophe. II faisait méme profession ouverte
de sa foi. On pouvait encore le ramener a la politique traditionnelle
de sa famille, et plus qu’a d'autres il était possible de lui faire des
concessions.
Dans cet espoir, Pie VI, aprés avoir pris l’avis de ses meilleurs
conseillers, se rend 4 Vienne en traversant les Alpes (1782). C’est le
chemin qu’avait pris, sept cents ans auparavant, l’empereur d’Alle-
magne Henri IV pour se rendre 4 Canossa. Les temps étaient bien
changés. Partout sur son passage, les populations s’étaient portées a
la rencontre du pape et lui avaient témoigné leur profond attache-
ment, mais 4 Vienne J’accueil fut plus que froid. Kaunitz se montra
presque impertinent et mit une cruelle insistance 4 démontrer au
pape l’émancipation du pouvoir civil; ce qui était au moins inutile.
la présence seule du pape 4 Vienne était la meilleure preuve du
changement des situations.
Pie VI rentra dans ses Etats, aprés avoir obtenu la modification
du serment imposé au clergé et de stériles paroles pour le reste.
Joseph II lui rendit sa visite 4 Rome l’année suivante, sous le nom
de comte de Falkenstein, et il lui arracha de nouvelles concessions,
notamment le droit de nommer a tous les bénéfices.
Rarement pape avait montré tant de condescendance. Il est vrai
que l’esprit du siécle élait 4 la tolérance universelle, et qu’ tout
conserver, \'Eglise romaine courait le risque de tout perdre‘. Jadis
on avait accusé les papes d’avoir perdu l’Angleterre et les royaumes
du Nord par trop de rigueur. Pie VI tenait 4 ne pas mériter ce re-
proche. On ne peut blamer sa prudence. Le clergé catholique d’Alle-
magne traversait alors une crise qui pouvait aboutir sans peine au
schisme. Il était hostile au saint-siége et novateur. Le livre de Hon-
theim, coadjuteur de l’évéque de Tréves, paru sous le pseudonyme
de Fébronius, était l’expression 4 peine exagérée des croyances de
l’Eglise allemande, et il avait eu un immense retentissement. Vingt-
trois ans plus tard, les quatre métropolitains du saint-empire : l’ar-
t Crest ce que le roi de Suéde, Gustave III, alors en Italie, avait dit en propres
lermes au pape. Comme Pie VI s’était plaint 4 lui, dans la conversation, de ce que
!empereur lui avait arraché le concordat pour l'archevéché de Milan, Gustave Ill
répondit que le souverain pontife avait bien fait de céder et que, si ses prédéces-
seurs en avaient fait autant, on dirait encore la messe en Suéde.
40 Avan 41872, 3
34 L'EUROPE £T LA REVOLUTION.
chevéque-électeur de Cologne, frére de Joseph II; les archevéques-
électeurs de Mayence et de Tréves, et l’archevéque de Salzbourg, |
firent dresser par leurs représentants Jes « Ponctuations » d’Ems
(4786), qui supprimaient la juridiction immédiate des nonces du
pape 4 Lucerne, 4 Cologne et 4 Bruxelles, interdisaient les appels
en cour de Rome, et, sous prétexte de rétablir les anciens droits des
évéques, ne reconnaissaient plus au pape qu'une suprématie en
quelque sorte nominale. La méme année, parut le livre agressif
d’Eybel, Quid sit papa? L’idée d’une rupture avec Rome n’effrayait
personne '. Sir de l’’appui des évéques, Joseph Il se crut tout per-
mis. I] prétendait inoculer 4 l'Autriche les idées modernes pour la
préserver des révolutions. Mais encore aurait-il fallu choisir, et, en
voulant poser les fondergents nouveaux de la vie civile et des sociétés
modernes, il sapa les vieilles assises de la monarchie. Dans les ma-
ti¢res politiques et religteuses, ses réformes, poussées sans l’ombre
de discernement et de prudence, échouérent contre la résistance
des peuples. Comme nous Jé verrons plus loin, la Belgique et la
Hongrie, poussées 4 bout par le mépris de leurs traditions nationales,
se révoltérent.
Tout n’était cependant pas chimérique dans les réformes de Jo- -
seph II. Jusqu’a son régne, lecommerce et l’industrie nationale étaient
fort peu développés par suite du systéme d’isolement et de prohibition
ou s’était constamment tenue I'Autriche. Joseph II leur donna une
vive ct féconde impulsion par |’établissement d’un systéme protec-
teur en rapport avec la situation. Il fit établir des manufactures,
creuser des canaux, construire des routes; il supprima les douanes
intérieures et permit aux divers pays de la monarchie l’échange
réciproque de leurs produits. Trieste et Fiume, déclarées ports francs,
acquirent de l’importance. Dans le méme temps, des universités, des
bibliothéques publiques, des écoles normales, des chaires de sciences
physiques et naturelles, étaient fondées; les anciennes restrictions
apportées aux travaux de |’esprit devenaient moins dures, la vie intel-
lectuelle pouvait naftre. Par malheur, le systéme autocratique et
bureaucratique gatait tout et faisait avorter les meilleures inten-
tions. Les réformes, décrétées sur le papier et imposées d’urgence
aux populations, restaient le plus souvent une lettre morte et sans
‘ L'hostilité des évéques contre le saint-siége était générale dans toute l'Europe.
La méme année 1786, il s’était tenu 4 Pistoie un synode diocésain od l’éveque Ricci,
partisan des lois léopoldines, avait fait adopter par ses prétres l'asservissement de
l'Eglise au pouvoir civil, et oblenu l'adhésion d'un grand nombre de prétres
italiens &@ ses doctrines. Pie VI les condamna, en 1795, par la. bullle Auctorem
fidei.
L'EUROPE ET LA REVOLUTION. 35
application. Le despotisme central trouvait son chatiment dans
Vinertie des provinces.
Si Joseph II avait emprunté aux philosophes francais la haine des -
institutions monastiques et de la cour romaine, et 4 Frédéric II son
esprit centralisateur, il ne devait 4 personne ses yues d’agrandisse-
ment territorial. Il les avait puisées dans les traditions séculaires de
sa famille et dans le sentiment trés-vif des conditions nouvelles de
l'équilibre européen.
Depuis l’établissement de la monarchie prussienne et les victoires
du grand Frédéric, l’union fédérale germanique courait les plus
grands périls. Plus puissante que la réforme, l’ambition des Hohen-
zollern était parvenue a créer un violent antagonisme entre le Nord
etle Sud. Joseph II n’essaya pas de réformer empire par la sup-
pression des abus. Son dessein était tout différent; sans aller jJus-
quau Rhin pour ne pas effrayer la France, il voulait étendre la do-
mination directe de l’Autriche dans le bassin supérieur du Danube,
et, s'il était possible, jusqu’a la Forét-Noire. L’acquisition da la Baviére
compenserait la perte de la Silésie. Ainsi agrandie, la monarchie
autrichienne s’appuierait sur un noyau compacte et invincible de
populations allemandes. Elle pourrait défier le gouvernement prus-
sien et reconstituer l’empire d’Allemagne sur des bases unitaires,
Elle serait l’arbitre entre l’orient et l’occident de l’Europe.
L'occasion attendue s’offrit en 1777, L’électeur de Baviére, Maxi-
milien-Joseph II, fils de cet électeur qui avait disputé la succession
d'Autriche & Marie-Thérése, était mort. Avec lui s’éteignit la ligne
de Wittelsbach. Marie-Thérése, au bout de sa carriére, n’aspirait
plus qu’a maintenir ses alliances. Mais Joseph II, son coadjuteur
dans la souveraineté, était jeune, ambitieux, avide d’entreprises. Au
hom de droits particuliers, contestables peut-ctre, moins en tout cas
que les revendications de Frédéric II, en 4740, sur la Silésie, il fait en-
vahir la Baviére par les troupes autriehiennes et se met en possession
des deux tiers du pays. Il obtient méme du comte palatin, Charles-
Théodore, héritier légitime de Maximilien-Joseph II, un acte formel
de désistement. Le duc de Deux-Ponts, autre héritier aprés le comte |
palatin, était prét de céder lui-méme. Mais Frédéric II prit les armes _
pour faire respecter les stipulations du traité de Westphalie, et pré-
server de toute atteinte les immunités, les libertés et les droits du
corps germanique. Du moins, c’était son langage. Au fond, il tenait
moins encore que Joseph Il & l’Empire. Mais acquisition de la vallée
supérieure du Danube par I’Autriche était un affaiblissement notable
de la puissance prussienne, auquel il ne pouvait souscrire. Le res-
pect des traités ne fut qu'un prétexte. Un instant cette querelle me-
naga de troubler la paix du continent. Deux armées prussiennes
36 L'EUROPE ET LA REVOLUTION,
entrérent en Bohéme, pendant que les Russes, alliés de Frédéric, se
disposaient 4 envahir la Hongrie par la Gallicie et 4 soulever les Grecs
non unis dans le Banat, la Slavonie, Ja Transylvanie, la Croatic. La
France était alors engagée dans la guerre d’Amérique. Malgré son
alliance avec l’Autriche, elle ne soutint pas les prétentions de Jo-
seph II. Sa politique était de maintenir l’équilibre en Allemagne,
entre la Prusse et l’Autriche, non d’agrandir démesurément l'une
aux dépens de l'autre. Ce qu’elle pouvait craindre dans un appui
énergique donné 4 }’Autriche, ce n’était pas seulement de faire re-
naitre une prépondérance excessive qu'elle avait eu tant de peine &
renverser, c’était encore, et surtout, de jeter dans le découragement
tous-les anciens clients de la France en Allemagne, les petits Etats
laiques et ecclésiastiques des bords du Rhin, si attaché: & sa cause,
si utiles 4 ses intéréts. Elle offrit sa médiation.
La campagne de 1778 n’aboutit & aucun engagement sérieux.
L’hiver venu, on rentra de part et d’autre dans la voie des négocia-
tions. Sur la demande de Frédéric I, la czarine intervint 4 son tour.
La conférence, ouverte sous la présidence du baron de Breteuil,
aboutit au traité de Teschen, 1779. L’Autriche acquérait une par-
celle du territoire bavarois, le reste était rendu a l’héritier légitime.
’ C'est le prince Repnin, ambassadeur de Catherine Il, qui avait dicté
les conditions du traité. L’habile impératrice acceptait au nom de
l’empire russe la mission, toute nouvelle pour lui, de garantir avec
la France les traités de Westphalie.
Ainsi Frédéric II, qui s’élait donné comme le champion de l’ancien
droit public, le violait outrageusement et ouvrait l'Allemagne aux
intrigues de la Russie. Mais il avait pour lui l’opinion générale des
philosophes. Il pouvait tout oser. Chose au moins éirange! Depuis
cent ans, nos historiens libéraux, ou prétendus tels, ont pris son
~ parti contre la maison d’Autriche; a les croire, Frédéric représentait
le droit moderne et la justice armée; ses adversaires catholiques
n’étaient que les champions du passé et de J'absolutisine. On sait
aujourd’hui ot cet aveuglement nous a menés. Combien Marie-Thé-
rése était plus clairvoyante que tous ces philosophes et historiens
prussophiles, quand elle écrivait a sa fille Marie-Antoinette, en 4778,
pour décider la France & la secourir :
« Aucun prince en Europe n'a échappé aux perfidies de Frédéric II,
et c'est lui qui veut s ériger en dictateur et en protecteur de toute
l’ Allemagne! et tous les grands princes ne tiennent pas ensemble pour
empécher un pareil malheur qui tombera tdt ou tard sur tous! De-
puis trente-sept ans il fait le malheur de l'Europe par son despotisme
et par ses violences. En bannissant tous les principes de droiture
et vérités reconnues, il se joue de tout traité et alliance. Nous qui
L’EUROPE ET LA REVOLUTION. oT
sommes les plus exposés, on nous laisse. Nous nous tirerons peut-
étre encore cette fois tant bien que mal, mais je ne parle pas seule-
ment pour }’Autriche; c’est la cause de tous les princes. L’avenir
n'est pas riant. Je ne vivrai plus, mais, mes chers enfants et petits-
enfants, notre sainte religion, nos bons peuples ne s’en ressentiront
que trop. Nous nous ressentons déja d’un despotismie qui n’agit que
selon ses convenances, sans principes et avec force. Si on lui laisse
gagner du terrain, quelle perspective pour ceux qui nous remplace-
ront ! cela ira toujours en augmentant’. »
L’histoire contemporaine n’a que trop confirmé ces prévisions de
Pimpératrice. Frédéric If était un héros prussien et le type, si l’on
veut, de l’esprit prussien; mais ne faites pas de lui un défenseur de
empire contre Joseph Il.
Il était né au contraire avec la double haine de l’empire germa-
nique et de la famille impériale. Son but était de substituer & la
nation allemande une nation nouvelle, ~« la nation prussienne. »
Cest ce qu’il a constaté lui-méme. « Une paix comme celle-ci, » écri-
vait-il aprés Je traité d’Hubertsbourg (4763), « constitue l'état des
deux peuples. »
Ces deux peuples étaient l’Allemagne et la Prusse. En effet le mot
de nation prussienne, nouveau dans les chancelleries, date de cette
époque. L’électeur de Brandebourg, roi en Prusse, était devenu le
roi de Prusse. .
Aprés avoir acquis la Silésie, i] lui fallait le cours inférieur de la
Vistule, pour relier les provinces orientales de son royaume avec le
reste de la monarchie. C’est ce qui amena l’idée du démembrement
de la Pologne*. Mais Frédéric II qui trouvait de si excellentes raisons
ethnographiques et géographiques pour étendre ses Etats, ne pet-
metlait pas 4 Joseph II d’imiter son raisonnement. Cependant, la _
Baviére élait au moins aussi nécessaire & la sécurité de |’Autriche
‘ Lettre en date du 47 mai 1778.
* ll est curieux d’entendre les explications de M. de Sybel. Aprés avoir dit qu'il
n'a point a décrire les moyens par lesquels s’opéra le premier partage de la Pologne,
historien ajoute : « Quant aux conséquences que cet événement eut pour l'Alle-
magne, qu'il nous suffise de rappeler qu’un million d’Allemands furent arrachés a
une domination qui leur était odieuse, et que le premier d'entre tous les Etats
vraiment allemands y gagna une étendue de pays compacte et considérable.... De
plus, les malheurs qui menacaient les frontiéres orientales de 'Allemagne avaient
pris, depuis le commencement du siécle, un caractére trés-grave. Si la république
de Pologne avait été autrefois une voisine dangereuse par sa toute-puissance, elle
était dangereuse maintenant par son anarchie. Les partis qui se querellaient a l'in-
térieur de ce pays, ne laissaient pas de repos aux pays d’alentour.... On comprend
donc combien il était important pour l’Allemagne d’occuper la basse Vistule. »
(Histoire contemporaine de l'Europe.)
Avec de tels principes on justifie tout.
38 L’EUROPE ET LA REVOLUTION.
que l’acquisition de la basse Vistule au développement de Ja Prusse.
En 1784, l’empereur entreprit une nouvelle campagne diplomatique
et proposa au prince-électeur, Charles-Théodore, de lui livrer les
Pays-Bas autrichiens avec le titre de roi, en échange de la Baviére.
La Russie donnait son assentiment, mais ]’idée échoua devant le refus
de Phéritier présomptif de Charles-Théodore, le duc de Deux-Ponts,
soutenu par Frédéric II. La persistance du conflit entre l'Autriche et
la Prusse fit naitre en Allemagne la politique des Etats moyens. Aucun
des petits princes allemands n’osait plus compter sur la paix. Dans
la prévision d’une lutte supréme entre le‘Nord et le Sud, qui ne fini-
rait que par l’épuisement de l'un des deux belligérants, ils songé-
rent 4 établir entre eux une sorte d’union, sous le titre de Neutralité
armée'. Ce dessein n’eut pas de suite. Mais en 1785, Frédéric II, en
commun avec le Hanovre et la Saxe, fit adopter par un grand nom-
bre de petits Etats le traité en apparence antiautrichien, mais au
fond antigermanique, connu sous le nom de Ligue des princes.
_ A la téte de cette ligue, qui constituait un empire dans l’Empire,
figurait l’archevéque-électeur de Mayence. C’était la fin de Empire
germanique 4 bref délai. Frédéric II pouvait mourir. Il avait déposé
dans le coeur de |’Allemagne un germe fécond de ruine et tracé &
ses successeurs la roule 4 suivre pour englober un jour l’Allemagne
dans la Prusse’. |
Vaincu dans ses prétentions sur la Baviére, Joseph II se tourna
vers l’Orient et Catherfne II. Déja en 1780, aprés le traité de Teschen,
il était allé 4 Saint-Pétersbourg sous le nom de comle de Falkenstein,
et il était parvenu 4 rapprocher la czarine de la cour de Vienne, mal-
gré les efforts contraires du roi de Prusse. Il ne songeait plus, disait-
i], 4 la Silésie. Toute son ambition était de reconquérir les districts
de la Bosnie, de la Servie et de Ja Valachie, cédés par l’Autriche au
traité de Belgrade, et « de renvoyer les Turcs plus loin, » par la
route qu ils avaient suivie contre les chrétiens. Ce langage et ces
ouvertures ne pouvaient déplaire 4 Catherine II. Elle aussi avait des
' Aprés 1852 et avant les événéments de 1866, le premier ministre du roi de
Saxe, M. de Beust, entreprit de relever cette ligue des princes, en présence des
nouvelles prétentions de l’Autriche et de la Prusse 4 I'hégémonie allemande, mais
avec aussi peu de succés qu’en 1784.
* Frédéric II mourut en 1786, plein de gloire et aprés avoir réussi dans toutes
ses entreprises, mais méprisé de toute l'Europe. Sa grande popularité ne devait
naftre que plus tard. Jusqu’A la révolution francaise ct 4 Napoléon I, le plus grand
nombre des Allemands, les Rhénans, les Hessois, les Bavarois, les Saxons, les Autri-
chiens, et meme la masse du peuple, paysans et ouvriers, dans la Marche de Bran-
debourg ne parlait de ses talents militaires que pour les déplorer et les maudire.
Voy. Macaulay, Essais historiques.
L'EUROPE ET LA REVOLUTION. 38
prétentions 4 faire valoir contre les Turcs, et )’alliance de \’Autriche
la servait & souhait.
Depuis le traité de Kainardji (4774), qui avait donné 4 la Russie
le pays entre le Dnieper et le Boug, les villes d’Azow, lenikaleh. et
Kertch, avec le droit de navigation sur la mer Noire; déclaré indé-
pendantes les populations tartares de la Crimée et du Kouban; auto-
risé l’impératrice & intervenir dans les principautés de Moldavie et de
Valachie, toutes les fois qu'un désaccord surgirait entre leurs habi-
tants et la Turquie, Catherine II avait, en 1783, incorporé a ses Etats
la presqu’ile de Crimée et les autres possessions du dernier descen-
dant de Gengis-Khan. Le chemin de Constantinople lui était ouvert.
Déja s’élevaient 4 Kherson, & l’embouchure du Dnieper, et 4 Sébas-
topol, des chantiers de construction et des arsenaux maritimes, qui
devaient donner la supériorité 4 la Russie dans la mer Noire, et ga-
ranlir aux chrétiens grecs la protection efficace des czars. En signe
de bonne espérance, Catherine II avait donné au petit-fils, qui lui
arrivait au milieu de ces prospérités, le nom de Constantin, comme
s'il était destiné 4 relever sur les rives du Bosphore |’ ceuvre de Con-
stantin le Grand et le tréne du dernier empereur grec. Ce réle poli-
tique et religieux, ambitieux et humanitaire 4 la fois, souriait a
imagination ardente d’une impératrice éprise de toutes les passions
généreuses, vulgaires ou sublimes de la nature humaine, jalouse en
méme temps d’agrandir ses Etats et de mériter les éloges des phi-
losophes frangais, alors plus que jamais dispensateurs de la re-
nommée.
Son ministre Potemkin l’entretenait sans cesse dans ces idées. Cet
ancien favori, élevé au premier rang par un caprice de sa maitresse,
_ayait l’dme servile, mais une volonté forte et des qualités d’esprit
remarquables pour un barbare ; 4 force de se déclarer le disciple et
l’admirateur passionné de la czarine, il avait pris sur elle un grand
ascendant. C’est lui qui avait proposé la conquéte de la Crimée, et
pour en assurer la conservation il avait donné 4 la Russie une armée
formidable. En 4786, il décida la czarine a visiter sa nouvelle con-
quéte et 4 se montrer aux populations riveraines de la mer Noire.
Ce fastueux voyage excita l’attention de toute l'Europe, et il eut les
plus graves conséquences. Catherine IJ, pareille 4 une impératrice
d’Orient, descendit vers les provinces méridionales de son.empire
avec une suite brillante d’officiers, de jeunes seigneurs et de person-
nages de distinction, parmi lesquels on remarquait les ministres de
France (M. de Ségur), d’Angleterre, d’Autriche et le prince de Ligne,
qui passait alors pour le maitre et l’arbitre supréme de toutes les
élégances. Une premiére halte eut lieu 4 Kieff ot les fates, les pré-
sentations officielles et les revues de troupes occupérent la fin de
40 LEUROPE ET LA REVOLUTION.
Vhiver. Au premier mai 1787, la czarine s embarqua sur le Dnieper,
ancien Borysthéne, avec une flotte de quatre-vingts batiments, mon-
tés par plus de trois mille rameurs, en présence d'une foule enthou-
siaste qui se renouvelait sans cesse. Chaque jour le voyage devenait
plus féerique. Souvent l'impératrice s'arrétait.ou pour jéter les fon-
dements d’une ville nouvelle, ou pour accueillir les députations ve-
nues des provinces voisines et des frontiéres de }’empire. Dans les
vastes solitudes de la Russie méridionale, les chemins s’illuminaient
comme par enchantement. A l’approche du cortége, des villages
récemment construits s’échelonnaient le long de la route. Des jar.
dins avec des parterres de fleurs s'y improvisaient en une seule
nuit ; des tribus nomades de Tartares et de Cosaques se groupaient
sur le passage de l’impératrice et faisaient retentir l’air de leurs sau-
vages acclamations, pour recommencer la méme scéne les jours sui-
vants et donner & Catherine II le spectacle d’un grand peuple dans
un désert. Partout éclataient & ses yeux la joie, la prospérité, )’abon-
dance. A Kherson, l’ancienne limite de ses Etats, arc de triomphe
sous lequel passa l’impératrice portait une inscription grecque, que
l’ambassadeur d’Angleterre traduisit un peu librement par ces mots,
destinés a faire le tour de Europe : « C’est ici le chemin de By-
zance. » Dans la méme ville un personnage nouveau s’était adjoint
4 la foule des courtisans; c’était l’empereur d’Allemagne, Joseph Il.
Il venait achever |’ceuvre commencée a Saint-Pétersbourg par le comte
de Falkenstein et cimenter l’alliance des deux peuples. Les entretiens
politiques alternérent avec les fétes et donnérent au voyage de |’im-
pératrice un sens nouveau. L’Orient était fasciné. Partout les popu-
lations chrétiennes de la Turquie s’agitaient et des mots long-
temps proscrits retentissaient des Balkans a l’Archipel et & l’Asie
Mineure.
Catherine II reprit le chemin de sa capitale, aprés avoir passé en
revue dans la rade de Sébastopol une flotte de 25 navires de guerre,
qui semblaient n’attendre qu’un mot tombé de ses lévres pour tra-
verser la mer Noire et entrer dans le Bosphore. Comme en Orient, ce
voyage avait eu en Europe un immense retentissement, et l’entrevue
de Kherson avait mis en éveil tous les cabinets. Les deux souverains,
disait-on, s’étaient partagés les Etats du sultan et la guerre qui rejet-
terait les Turcs en Asie ne pouvait tarder. La rumeur était au moins
prématurée. L’alliance de l’Autriche et de la Russie était sans doute
un fait accompli, mais Joseph II n’était pas libre de porter immédia-
tement toutes ses forces contre la Turquie. Pendant son voyage, il
avait méme recu des nouvelles alarmantes de la Belgique et de la
Hongrie, ou ses réformes inlempestives, accomplies sans discerne-
ment et sans mesure, avaient déterminé une violente opposition. Son
L’EURUPE ET LA REVOLUTION. ry |
intérét était d’attendre. C’est ce que n’ignoraient pas les ministres
d’Angleterre et de Prusse. Ils profitérent de l’irritation trés-vive et
fort légitime du sultan, pour précipiter la crise et nouer les fils d’une
coalition formidable contre l’Autriche et la Russie. Le gouvernement
britannique avait 4 faire repentir la czarine de son empressement a
constiluer la ligue des neutres‘, pendant la guerre d’Amérique et,
depuis, 4 signer un important traité de commerce avec la France; la
Prusse n’était guére moins mécontente du rapprochement qui s était
opéré entre Joseph II et Pimpératrice, au grand détriment de ses
intéréts. Leurs conseils prévalurent & Constantinople. Sans tenir
compte des observations de la France, et sous prétexte que les agents
de la Russie étaient en rapport avec les beys, alors en révolte, de
l'Egypte et mettaient le trouble dans les provinces turques, le sultan
Abdoul-Hamed déclara brusquement la guerre 4 la Russie, aprés
avoir fait jeter son ambassadeur Bulgakoff au chateau des Sept-Tours.
En méme temps, il faisait demander a )’mternonce autrichien quelle
conduite tiendrait l’empereur d’Allemagne pendant la guerre entre
les deux puissances. Joseph II répondit avec une grande franchise ;
ses traités avec le gouvernement russe l’obligeaient 4 lui fournir un
secours de trente mille hommes, et il ne manquerait pas 4 ses enga-
gements, méme au péril d’une rupture avec la Turquie. Le véritable
motif était que Joseph II aspirait 4 la gloire de germaniser quelques
milliers d'Orientaux, comme il avait dit 4 Catherine II. Mis en demeure
par la Turquie, il ne perdit pas un instant pour s’entendre avec la
czarine et régler avec elle les plans de 1a guerre. Les hostilités com-
mencérent en automne 1787. C’est ce que l’on peut appeler la pre-
miére phase contemporaine de la question d’Orient qui dure encore.
La solution révée par ]’Autriche et la Russie était peut-étre, de
toutes les issues irfiaginées depuis par les diplomates, Ja plus légitime
et la plus naturelle. Il appartenait en particulier au persévérant en-
nemi des Turcs, 4 |’Autriche-Hongrie, d’affranchir l’Orient et de
rendre & la civilisation chrétienne ces belles provinces de l’ancien
empire grec. L’Angleterre et la Prusse firent échouer cette solution.
Aprés avoir poussé le gouvernement turc 4 la guerre, elles lui cher-
chérent des alliés dans toute l'Europe, au risque d’allumer une con-
flagration générale.
L'alliance intime de l’Angleterre et de la Prusse était de fraiche
date. Aprés la mort du grand Frédéric, deux opinions s’étaient fait
jour 4 Berlin. L’une voulait un rapprochement avec la France, |’au-
‘ Les principes de la Ligue des neutres de 1780 peuvent se résumer ainsi : Le
pavillon couvre la marchandise ; tous batiments neutres escortés par un navire de
guerre sont affranchis de toute visite; un port n'est bloqué que s'il a devant lui une
force suffisante pour te fermer.
42 L’EUROPE ET LA REVOLUTION.
tre poussait 4 une alliance anglaise. La premiére avait pour chefs le
prince Henri de Prusse, oncle du nouveau roi, et son cousin le duc
de Brunswick. L'un et Pautre avaient compté au nombre des meil-
leurs généraux de Frédéric II, et, depuis la paix, le duc de Bruns-
wick avait encore augmenté par la sagesse de son administration la
haute opinion que l’on s‘était faite de lui en Europe. Ami des lettres
et prince philosophe, adepte fervent des sectes maconniques, il ai-
mait la France et détestait l'Autriche. Le promoteur de l'alliance an-
glaise était le comte de Herzberg, ministre des affaires étrangéres.
Esprit vigoureux autant que hardi, sa passion dominante était l'a-
- grandissement de la Prusse, et la guerre n’effrayait pas son audace.
Son génie aventureux allait se donner carriére avec le nouveau roi.
Frédéric-Guillaume If était un prince faible. Autant que personne il
availa coeur de conserver & la Prusse la haute position qu'elle avait
acquise en Europe ; mais, indolent et indécis, il s’ouvrait tour a tour
aux inspirations les plus diverses. De moeurs relachées et en méme
temps porté 4 toutes les réveries de |’illuminisme, ce neveu du grand
Frédéric s'enfermait dans son sérail de Potsdam, entouré de ses mai-
tresses, de ses rose-croix, de ses piétistes, de ses favoris ; sans con-
viction, sans esprit et sans savoir, il ne pouvait que passer d'un
caprice 4 l'autre, et tomba d’abord sous la dépendance de son mi-
. nistre des affaires étrangéres.
Avant des’unir a l’Angleterre, Herzberg avait fait une tentative de
rapprochement auprés de Louis XVI, comme pour rendre un dernier
hommage au grand Frédéric. M. de Vergennes n’accueillit ses avan-
ces qu’avec la plus grande réserve : sans livrer l’Allemagne a
Yambition de Joseph II, il voulait rester uni 4 l’Autriche dans la
prévision d’une reprise de la guerre avec le gouvernement britan-
nique. Il savait tous les périls que, dans le jfssé, l'alliance du
plus grand Etat maritime de l'Europe et de Ja maison d’Autriche
avait fait courir & la France, et, depuis que Frédéric Il m était
plus, il croyait 4 l’affaiblissement de la Prusse, conséquence iné-
vitable du petit nombre de ses habitants et du peu de cohésion de
ses provinces. Avec un grand homme de guerre, servi par les cir-
constances, un trésor bien garni et des troupes aguerries, elle avait
fait illusion 4 l'Europe; avec un prince sans application et sans vi-
gueur, elle retomberait au second rang, bonne tout au plus a entre-
tenir les discordes intestines de l’Allemagne et 4 rassurer la France
sur le Rhin. Herzberg s'attendait au refus de la France, et il offrit
sur-le-champ son alliance au jeune ministre qui gouvernait alors
PAngleterre, William Pitt. Ce grand patriote avait A coeur de relever
son pays des désastres de la guerre d’'Amérique. Mais le temps d’af-
fronter une nouvelle lutte n’était pas encore venu. Pitt tenait donc 4
L’EUROPE ET LA REVOLUTION. 43
conserver de bonnes relations apparentes avec le gouvernement de
Louis XVI, et en méme temps 4 lui susciter le plus de difficultés
qu'il pourrait sur le continent. Il accepta les propositions prussien-
nes avec empressement, et un grand échec infligé a la polilique
francaise fut le premier fruit de alliance anglo-prussienne.
Pendant la guerre d’Amérique, les Etats unis de Hollande, altaqués
a l’improviste par |’Angleterre, pour avoir signé la Ligue des neutres
avec les puissances du Nord, et trahis par leur stathouder, étaient
entrés dans l’alliance francaise. Le bailli de Suffren, par ses victoi-
res dans les mers de !'Inde, avait sauvé leurs riches colonies, et, de-
puis la paix, l’influence du cabinet de Versailles était prépondérante
auprés des Etats. Mais de violentes discordes intestines déchiraient
la république. Le parti national et le parti du stathouder, ou parti
orangiste, élaient aux prises. Le premier était le représentant des
libertés provinciales et municipales ; il avait sa force principale dans
la bourgeoisie des villes‘. C’était lui qui, par le commerce et par la
banque, avait fait au pays sa grande situation en Europe. Le parti sta-
thoudérien se composait de deux éléments trés-distincts : la noblesse
des provinces et la populace des villes, auxquelles il faut adjoindre la
plus grande partie du clergé calviniste. Divisés sur les questions de
gouvernement intérieur, les patriotes et les stathoudériens étaient
encore moins d’accord sur la politique étrangére. Les patriotes
élaient hostiles 4 l’Angleterre; les stathoudériens, au contraire,
s‘appuyaient sur le gouvernement britannique et la Prusse. Ils sa-
crifiaient le marine militaire 4 l’armée, et les véritables intéréts du
pays aux intéréts de la maison d'Orange. Aprés la guerre de 1780, ot
la Hollande n’avait pas maintenu son ancienne réputation, la posi-
tion du stathouder devint fort critique : on l’accusait, & bon droit,
des revers éprouvés par la marine néerlandaise. A la suite d’une
émeute populaire, les Etats de Hollande lui enlevérent le comman-
dement des troupes de la garnison de la Haye. Il fut méme interdit
de chanter des chansons orangistes dans les rues. Guillaume V, re-
tiré dans la province de Nimégue 4 son chateau du Loo, assistait
‘ C’était une confédération de villes et de provinces lésées dans leurs droits par
Espagne, qui avait fait la république des Provinces-Unies en 1579. Les magistrats _
des villes se recrutaient eux-mémes, sauf le droit de nomination réservée, dans
certains lieux, au stathouder ou a la cour de justice. Ils envoyaient leurs députés
au chef-lieu de la province avec des mandats impératifs. De méme les états provin-
oous et la noblesse territoriale déléguaient leurs représentants aux états généraux
e l'Union.
Rien de moins démocratique, de plus ami des priviléges, de plus exclusif que cet
ensemble d'inétitutions, variables d'une province et d'une ville 4 l’autre. Mais la
liberté générale, lesprit d’initiative et j’entreprise se trouvaient 4 merveille d'un
tel régime.
44 L’EURUPE ET LA REVOLUTION.
triste et indécis 4 cette démolition du stathoudérat ; mais sa femme,
une niéce du grand Frédéric, n’était pas d’humeur aussi facile. Elle
voulut se rendre 4 la Haye, dans l’espoir d’y fomenter un mouvement
orangiste. Les Etats de Hollande lui firent barrer le chemin. Elle se
crut insultée, exigca une satisfaction qu'elle n’obtint pas, et commit
la faute d’appeler & son secours une intervention prussienne. Le parti
national comptait sur Ja France ; mais Vergennes venait de mourir :
les embarras croissants du gouvernement firent hésiter son succes-
sur, M. de Montmorin. Les troupes prussiennes s’emparérent, sans
coup férir, des villes les plus importantes et méme d’Amster-
dam (1787). Un grand nombre de patriotes, pour échapper & la ven-
geance des orangistes, quarante mille, dit-on, s’expatriérent et se
rendirent en France pour la plupart. C’est de.la quils revinrent
quelques années plus tard, avec les troupes de Dumouriez et de Pi-
chegru, pour fonder la république batave'.
Le triomphe de la Prusse et de l’Angleterre était complet. Le
45 avril 1788, elles signérent avec le stathouder une alliance défen-
sive et une convention qui leur permettaient d’intervenir 4 leur gré
dans les affaires intérieures de la république; puis, afin de donner
une plus grande force 4 ces divers acles, les mémes puissances s'en-
gagérent, par le traité du Loo, & soutenir le gouvernement des Pro-
vinces-Unies contre ses ennemis du dehors. Enfin — et c’était le but
de Herzberg — le traité de Berlin, signé 4 la méme époque, acheva
de cimenter l'accord intervenu entre l’Angleterre et la Prusse en pré-
vision de l’avenir. William Pitt ne cherchait encore, 4 cette époque,
qu’a maintenir le statu quo en Europe, tandis que le premier ministre
de Frédéric-Guillaume II préparait tout pour une grande guerre qui
renverserait l'empire d’Allemagne. [1 comptait méme sur |’accession
prochaine de la Suéde et de la Pologne & sa politique. Ces derniéres
puissances, avec la Turque déja engagée, tiendraient en échec le
Russie et l’Autriche, laissant 4 la Prusse sa pleine liberté d'action
en Allemagne. La situation était déja bien tendue, lorsque les trou-
bles de la Hongrie et la révolte de la Belgique contre le despo-
tisme de Joseph II vinrent encore augmenter les espérances du mi-
nistre prussien.
La Hongrie, ou peuple madgyar, formait une partie importante
des Etats héréditaires dé la monarchie. Cette nation énergique,
« sans mére ni sceur, » avait fait son apparition en Europe au neu-
viéme siécle et répandu la terreur dans tout !’Occident. Elle venait
d’Asie et appartenait 4 la race finnoise. Ses chefs la fixérent sur les
bords du Danube et de la Theiss, et se convertirent au christianisme.
Histoire diplomatique de l'Europe, I.
L’EUROPE ET LA REVOLUTION. 45
A la fin du dixiéme siécle, l'un deux, Etienne, recut du pape Svlves-
tre II le titre de roi et d’apdtre de la Hongrie avec la célébre couronne
qui porte son nom. Au commencement du treiziéme siécle, l’ensem-
ble des traditions politiques et civiles de cette race virile prit corps
dans un texte écrit, la Bulle d’or, ou Magna Charta d’ André II (1222).
C’était l’époque de l’affranchissement des communes et de la grande
charte d’Angleterre (1215); un souffle de liberté aristocratique et
communale s’était répandu sur toute l'Europe, et la Hongrie se mon-
trait déja digne d’entrer dans le chceur des nations occidentales. De
saint Etienne 4 la mort de Mathias Corvin (4000-1490), la Hongrie,
grande, avec ses annexes, comme les deux tiers de la France actuelle,
fut avec le royaume de Pologne la ligne de séparation entre l'Europe et
l’Asie, entre la civilisation de l’Occident et la barbarie asiatique. Elle
avait formé une muraille de fer contre les invasions des Slayes, des
Mongols et des Turcs, et couvert l’empire d’Allemagne a l’est. Mais,
4 leur tour, les Madgyars avaient besoin de s‘appuyer sur la nation
allemande pour rester en communication avec l'Occident, autant que
pour avoir son appui contre la prépondérance numérique des Slaves
et, plus tard, la fougue des Turcs. C’est ce qui amena l’union de la
maison d’Autriche et de la Hongrie. Pour échapper 4 la servitude, les
Madgyars élurent roi le frére de Charles-Quint, Ferdinand I’'. La
Hongrie n’avait jamais adopté le droit féodal germanique, elle n’a-
dopta pas davantage les principes néo-césariens de la renaissance.
Malgré les efforts de Léopold I* au dix-septiéme siécle, sa vieille con-
stitution restait debout, incompléte, sans doute, et fort oligarchique,
mais historique et surtout populaire. La complete indépendance des
communes en ce qui concerne leur administration intérieure était le
fondement de cette constitution. Chacune des provinces ou comitats,
au nombre de cinquante-six pour toute la Hongrie, était une vérita-
‘ble fédération municipale presque souveraine, dans le genre des
provinces unies de Hollande ou des cantons suisses, mais avec une
physionomie locale sans analogue en Europe. Les magistrats étaient
nommeés, contrélés et payés par les communes elles-mémes. Chaque
province avait un comte nommé par le roi. _
De 1780 4 1790, la constitution de saint Etienne resta suspendue,
et organisation séculaire du royaume fut bouleversée'. Les Hon-
grois ne manifestérent aucun mécontentement de l'édit de tolérance
qui accordait la liberté des cultes aux dissidents grecs et calvinistes.
‘ Joseph II avait débuté par blesser profondément le peuple hongrois, fier a
lexcés de ses vieilles traditions, en refusant de se faire couronner 4 Bude roi de
Hongrie, et en faisant transporter a Vienne la couronne de saint Etienne, que le
peuple considérait depuis des siécles comme le symbole et la plus sire garantie de
ses libertés.
46 L’EUROPE ET LA REVOLUTION,
Ils élaient méme satisfaits de l’introduction du mariage civil et des
facilités accordées au divorce. D’autre part, la vente d’une partie des
biens du clergé et des corporations religieuses n’était pas de nature
4 soulever les esprits; mais le nouveau systéme d’impéts établi dans
les comitats, et le cadastre qui en était Ja suite, l’établissement de la
conscription, la nouvelle organisation des tribunaux qui ne rele-
vaient plus que du prince, soulevérent une irritation croissante
qu’accrurent encofe les tentatives faites pour étendre l’usage de la
langue allemande dans les pays hongrois comme langue officielle ;
car Joseph II, qui professait de bouche les plus belles maximes de
tolérance, contraignait les paysans madgyars et croates 4 demander
justice ou protection 4 des employés allemands, dans une Jangue in-
compréhensible pour eux. Aprés la persécution religieuse, il n’y a
pas de tyrannie plus odieuse, ni qui blesse plus profondément les
justes susceptibilités d’un peuple. L’agitation était extréme, et de
toutes parts, dans les comitats, seigneurs et paysans se préparaient
4 la révolte. Le gouvernement prussien y poussait de toutes ses for-
ces par ses menées occultes et ses tolérances avouées. C'est ainsi
qu’il avait permis l’établissement & Berlin d’un comité hongrois in-
surrectionnel, et qu’il faisait parcourir le pays par des émissgires
chargés de promettrel’appui de la Prusse 4 un soulévement, s'il avait
leu.
Dans les Pays-Bas autrichiens, l’opposition aux réformes de Jo-
seph Il avait pris un caractére encore plus alarmant. Le peuple belge
était célébre dans toute l'Europe par son invincible attachement 4
ses vieilles franchises et & sa foi religieuse. Il avait lutté pendant
tout le moyen age contre ses comtes et contre les rois de France
pour le maintien ou l'extension de ses droits, Attaquer les Belges
dans leurs habitudes chrétiennes et dans leurs traditions civiles, c’é-
tait blesser leurs sentiments les plus profonds. Cependant, 14 comme *
ailleurs, le clergé-régulier et séculier avait besoin d’une réforme.
Détenteur d’une grande partie du sol et investi de priviléges nom-
breux,-il avait trouvé dans la richesse et dans Je pouvoir un redou-
table écueil. Les épreuves le relevérent et lui rendirent |’affection
des peuples. Joseph II avait d’abord prescrit la suppression d’un cer-
tain nombre de couvents appartenant a des ordres contemplatifs.
Vinrent ensuite des décrets puérils. Les uns détruisaient les confré-
ries établies dans un trés-grand nombre de paroisses, d’autres pres-
crivaient la célébration le méme jour, dans tout le pays, des vieilles
kermesses si chéres aux populations flamandes. Enfin l’empereur et
roi, dans l’espérance de rattacher le clergé & ses doctrines, supprima
les séminaires épiscopaux pour les remplacer par l’établissement de
séminaires centraux 4 Louvain et 4 Luxembourg, ot les jeunes gens
o
L’EUROPE ET LA REVOLUTION. 41
qui se destinaient au sacerdoce apprendraient & connaitre leurs de-
yoirs envers « Dieu, le prince et l’humanité. »
Les réformes administratives de Joseph Il achevérent de lui aliéner
le pays. Chacune des dix provinces belges formait alors une petite ré-
publique qui s’administrait et se gouvernait elle-méme par ses Etats
et par les commissions permanentes auxquelles ces derniers délé-
guaient leurs pouvoirs pendant I’intervalle des sessions. Des conseils
municipaux librement élus gouvernaient presque sans entraves les
diverses communes, et le soin de rendre la justice était remis 4 des
juges dont le nombre et la composition variaient 4 l’infini d’une pro-
vince 4 l'autre. Trois édits successifs brisérent ce faisceau d'institu-
tions libres, provinciales, municipales et judiciaires. Le premier,
rendu le 4°" janvier 4787, supprimait toutes les juridictions seigneu-
riales, ecclésiastiques et municipales, et les remplagait par trois de-
grés de tribunaux hiérarchiquement superposés les uns aux autres
et composés de membres 4 la nomination de l’empereur. Le second
bouleversait l’organisation des provinces. Elles étaient divisées &
Pavenir en neuf cercles et administrées par des intendants impériaux.
La députation permanente cessait d’exister et les Etats n’étaient plus
que des conseils consultatifs. Le troisiéme restreignait les priviléges
des métiers et des corporations, qui, de tout temps, s’étaient gou-
vernés eux-mémes et avaient joué un grand réle dans la constitution
des communes belges. Ces trois édils étaient la négation violente,
radicale de toutes: les traditions du pays et Vasservissement de la
Belgique & ’unité impériale. Toutes les classes étaient atteintes dans
leurs priviléges. Le mécontentement fut général. Le conseil de Bra-
bant, qui était la magistrature supréme de cette province, prit l’ini-
tiative de Ja résistance. {1 déclara que les trois édils étaient con-
traires 4 la joyeuse entrée, et comme tels de nul effet‘. En méme
temps la dépulation permanente protestait que les modifications
apportées aux priviléges de la province n’auraient force de loi que
si elles étaient consenties par Jes Etats provinciaux. Un avocat au
conseil souverain de Brabant, destiné & jouer plus tard un grand
réle dans l'histoire de son temps, Van der Noot, rappela, dans un
mémoire qui fit grande sensation, qu’un des articles de la joyeuse
entrée déliait les habitants de la province de leur serment du jour oa
le prince ne respectait plus leurs franchises. Ce fut l’opinion des
Etats de Brabant et des autres provinces, 4 l'exception du Limbourg
et du Luxembourg, ot la résistance était moins vive. De ces déci-
sions 4 la révolle, il n’y avait qu'un pas. Les secrétes excitations du
' La Joyeuse entrée était une charte séculaire qui garantissait les priviléges de
h province et que tout prince jurait d’observer 4 son avénement.
48 L’EUROPE ET LA REVOLUTION.
gouvernement britannique et de la Prusse poussaient les Belges a le
franchir. L’archiduchesse Marie-Christine et son époux, le prince
Albert de Saxe-Teschen, alors gouverneurs généraux des Pays-Bas
autrichiens, s’alarmérent de ce déchainement de résistances natio-
nales. Ils ajournérent l'établissement des tribunaux, révoquérent
l’édit relatif-aux corporations et supprimérent les intendants, déci-
dés, disaient-ils, 4 observer la joyeuse entrée et toutes les franchises
et priviléges du-pays. A la nouvelle de ces concessions, Joseph II
rappela sa sceur de Belgique et manda aux Etats provinciaux de lui
envoyer 4 Vienne des députés qui lui exposeraient les griefs du pays.
Ces députés le trouvérent plus calme. Il allait prendre part a Ja
guerre contre les Turcs et il tenait 4 conserver la libre disposition de
toutes ses forces militaires. Néanmoins, avant toute concession, il
exigeait des marques réelles et apparentes de soumission, telles que
le payement des subsides arriérés, le licenciement des compagnies
de volontaires organisées dans le Brabant par Van der Noot, et la sup-
pression définitive des couvents fermés avant le 4% janvier 1788.
Les Etats des provinces accédérent & ce compromis, et le calme pa-
rut rentrer dans les esprits. Mais la tranquillité n’était qu’a la sur-
face. La contagion des idées nouvelles avait pénétré en Belgique, et
4 la premiére occasion le pays sera en feu‘.
Cependant la guerre avait commencé entre les Russes et les Turcs.
Ces derniers avaient de bonnes frontiéres, le Danube, les Balkans, la
mer, mais ils avaient perdu leur élan guerrier. Aprés des siécles
d'incursions furienses & travers l'Europe et l’Asie, ce peuple, né
sous la tente et mal préparé pour la richesse et la domination, était
retombé dans l’apathie orientale. Devenus maitres, par le droit de
‘épée, d'immenses territoires, ils n’avaient pas su les gouverner,
encore moins se les assimiler. Ils n’avaient ni défriché un champ, ni
relevé une ruine. [ls n’étaient que campés en Europe. Les rejeter en
Asie, c’était reprendre ce qu'a diverses époques ils avaient enlevé
aux princes chrétiens sans jamais parvenir 4 légitimer leur con-
quéte. Déja l’Autriche les avait fait reculer sur le Danube, tandis
qu'un nouvel ennemi, les Russes, les attaquait 4 lest et leur enlevait
la Bukovine, la petite Tartarie, la Crimée. On a vu que la czarine ne
dissimulait déja plus ses prétentions et qu’avec l’appui des chrétiens
grecs elle espérait s’établir 4 Constantinople. Le sultan était alors
un des plus faibles et des plus ineptes successeurs de Mahomet II,
élevé dans le sérail, sans connaissance des hommes et des choses. A
l'instigation de la Prusse et de l’Angleterre, il avait déclaré la guerre
4 limpératrice et commencé les hostilités dés l’'automne de 1787
‘ M. de Bourgoing, Histoire diplomatique de l'Europe, I** vol.
L'EUROPE ET LA REVOLUTION, 49
(29 septembre), par l’attaque de Kinburn, place forte 4 l’embouchure
du Dnieper, en face d'Ocksakoff. La Russie ne s’attendait pas a cette
agression si subite. Aucun de ses corps d’armée n’était réuni, et il
fallait plusieurs semaines, des mois entiers pour les transporter des
provinces centrales de lempire sur les bords de la mer Noire. L’ar-
gent d’ailleurs manquait. Le voyage de Crimée avait englouti des
sommes énormes. Les magasins étaient presque dégarnis d’armes,
de munitions, de vivres, d’habillements. II fallut recourir aux ban-
quiers et aux capitalistes d’Amsterdam, de Génes, de Venise, de Flo-
rence pour mettre l’armée russe en état d’entrer en campagne. Le
reste de l'automne, les Russes gardérent la défensive sur tous les
points, excepté dans le Caucase, ou ils avaient une armée toute
préte. Mais la place forte de Kinburn avait opposé la plus vive résis-
tance aux altaques des Turcs et, grace & son défenseur, le fameux
Souwaroff, leur avait échappeé. |
Dés le mois de février 1788 Joseph II, fidéle 4 ses conventions, avait
décluré la guerre la Turquie. Les deux alliés mirent en mouvement
cing cent mille hommes. C’était plus qu’il n’en fallait en apparence
pour conquérir Constantinople et rejeter les Turcs en Asie. La ligne
@attaque s’étendait de l’Adriatique au Caucase, mais l’effort principal
était sur le Danube, le Pruth et le Dniester. La premiére armée au-
trichienne, sous le commandement de Joseph Il, assisté par le vieux
maréchal Lascy, devait prendre Belgrade et s’avancer dans les pro-
vinces qui s’étendent au pied des Balkans. La seconde, aux ordres
du prince de Cobourg, avait pour mission de chasser les Turcs de la
Moldavie. Le chef de la principale armée russe, Potemkin, était
chargé de passer le Boug, de prendre Ocksakoff et de s’étendre sur
les bords de la mer Noire, oa il combinerait ses opérations avec la
flotte russe. Un autre corps d’armée devait préter appui au prince
de Cobourg. Le but général des alliés était par conséquent de re-
fouler les Turcs derriére la ligne du Danube et de se partager, a la
paix, les provinces conquises. Mais l’exécution ne répondit pas 4
ce plan. Les Turcs prirent l’offensive sur le Danube et forcérent
Joseph II & renoncer au siége de Belgrade. Sa retraite fut presque
une déroute. Il perdit trente mille hommes tués dans.les divers
combats qui se succédérent sans relache pendant tout 1’été, et qua-
rante mille succombérent aux fatigues et aux épidémies dans les
marais pestilentiels des bords du Danube. Lui-méme rentra dans sa
capilale avec les germes de la maladie qui devait l’emporter quel-
ques mois plus tard. Sur d'autres points, il est vrai, les alliés ob-
tinrent de grands succés. Le prince de Cobourg avait forcé, sur la
rive droite du Dniester, la place forte de Choczin 4 capituler, et Po-
temkin, soutenu par la flotte russe victorieuse des Turcs, avait pris
10 Ava 4872. 4
50 L'EUROPE ET LA REVOLUTION.
a’assau :a Ville d’Ocksakoff, aprés cing mois de siége. Mais le succés
général était loin de répondre aux espérances des deux gouverne-
ments. Des obstacles imprévus s’étaient mis en travers de leurs opé-
rations. En effet, pendant que l’Autriche s'adjoignait @ la Russie
pour écraser les Turcs, le gouvernement prussten avait trouvé, en
Suéde et en Pologne, des alliés au sultan.
Le roi de Suéde était alors Gustave II. Avec l’appui de la France,
il avait fait le coup d’Etat de 1772 et mis fin & la tyrannie d'une no-
blesse sans patriotisme, vendue & la Russie. Malgré les intrigues de
Frédéric 1, qui voulait faire du royaume des Yasa une seconde Po-
Jogne, Gustave Ill affermit son pouvoir par l’accession de la Suéde a
la ligue des neutres, en 1780, et surtout en resserrant ses traités
d’alliance avec le gouvernement de Louis XVI‘. Sans doute la France,
tout en lui assurant des subsides annuels et en lui promettant au
besoin l’appui de sa flotte, lui conseillait de ne donner ombrage, par
sa politique, & qui que ce soit. Mais Gustave II était trop de son
temps pour ne pas sacrifier 4 une renommée plus retentissante le
mérite solide et fécond de roi pacifique. Au lieu de relever ses finances
par le développement de la richesse nationale, il réva la gloire de
Gustave-Adolphe et fit comme tous les despotes, qui demandent a la
guerre de les tirer d’embarras. En dépit des remontrances du cabinet
de Versailles*, il ne résista pas longtemps aux instigations anglo-
prussiennes. Les griefs contre la Russie ne lui manquaient pas.
Catherine Ii faisait & peine un mystére de ses desseins. Elle voulait
rétablir en Suéde la constitution anarchique de 1720 et susciter en
Finlande des mouvements séparatistes. L’hétel de son ambassadeur
4 Stockholm était un foyer d’intrigues permanentes avec les nobles.
D’autre part, un traité conclu en 1739, entre la Turquie et la Suéde,
{ Pendant son second voyage en France, Gustave III signa Ja convention du
4** juillet 1784, et le traité secret d’alliance et de subsides le 19 du méme mois
avec le gouvernement francais. Par la convention du 1" juillet, la Suéde obtenait
une des petites Antilles, Saint-Barthélemy, possession francaise depuis 1648, en
échange de priviléges commerciaux qui transportaient 4 Gothenbourg les franchises
accordées a la France dans le port de Wismar. Par le traité secret du 49, Louis XVI
s’engageait 4-payer 4 la Suéde, indépendamment des subsides ordinaires que stipu-
lait la convention de 1783 renouvelée, une somme d'un million deux cent mille
livres annuellement pendant six ans, 4 partir du 1° juillet 1784. Dans le cas ov la
Suéde serait attaquée, la France lui accorderait un secours effectif consistant en
12 vaisseaux de ligne, 6 frégates et douze mille hommes de troupes, ou bien elle
payerait un subside unnuel, au choix de Gustave III. Si Ja France était attaquée et
requérait l’assistance du gouvernement suédois, ce dernier devait mettre immédia-
tement a sa disposition une flotte de 12 navires de guerre. (Voy. Geffroy, Gustave II]
et la cour de France, Il, chez Didier.)
2 Voy. en particulier les suppléments d'instructions données au ministre de
France 4 Stockholm, en 1788.
LEUROPE ET LA REVOLUTION. 54
stipulait qu’en cas d’attaque de la Russie contre !’une ou l'autre de
ces puissances, une action commune serait dirigée contre l’assail-
lant. Ce traité, il est vrai, était tombé en désuétude, mais son texte
existait toujours et aucun acte formel ne l’avait révoqué. Cependant,
comme Gustave III tenait 4 ne point. passer pour l’agresseur, afin de
n’avoir point 4 demander aux Etats de Suéde les subsides néces-
saires, il feignit de voir une menace de guerre dans la flotte russe
qui s'armait alors 4 Cronstadt pour transporter un corps de troupes
sur les cétes de l’Archipel, et enfin il imagina le plus singulier et le
plus bizarre expédient. De pauvres paysans finnois, habillés par ses
ordres en soldats russes, vinrent fourrager dans son campement, sur
la frontiére de Finlande, et échangérent quelques coups de fusils
tirés 4 poudre avec les troupes suédoises. Ce fut le prétexte de la
rupture. Par son ultimatum, en date du 1° juillet 1788, Gustave III
réclamait de Catherine II le chétiment exemplaire de l’ambassadeur
russe & Stockholm et la restitution 4 laSudéde des parties de la Finlande
cédées précédemment. Il s’offrait en outre comme médiateur entre
limpératrice et les Turcs‘, en prenant pour base de la paix le réta-
blissement des anciennes frontiéres avant le traité de 1774, ou tout
au moins le retour de la Crimée aux Turcs. Pendant les négocia-
tions, le roi de Suéde tiendrait ses troupes sur la frontidre russe,
tandis que Catherine IJ désarmerait sa flotte de la Baltique et dis-
perserait son armée de Finlande. |
Autant aurait valu demander a Catherine II de céder Saint-Péters-
bourg et de reporter le siége de l’empire 4 Moscou. Aussi Gustave III
nattendit méme pas la réponse du gouverngment impérial, et il
entra brusquement dans la Finlande russe avec ses troupes de terre,
pendant que la flotte suédoise tenait la mer. Cette fois encore, Cathe-
rine était prise 4 l'improviste. Elle avait & peine quelques milliers
d'hommes en Finlande, et par une marche rapide Gustave III pou-
ait arriver en deux ou trois jours sous les murs de Saint-Péters-
bourg. L’alarme y était vive, et quelques-uns émirent au premier
moment l’avis de se retirer sur Moscou. Catherine II ne pouvait ac-
cepter cette humiliation. Elle fit partir ses gardes et converger des
troupes de toutes les provinces voisines vers la Baltique, avec le
grand-duc héeritier dans leurs rangs, afin de ramener les esprits.
Mais ce qui sauva Saint-Pétersbourg, ce fut cette méme flotte russe
de la Ballique, dont l’armement était le grief important de Gus-
tave III. Une partie seulement avait quitté Cronstadt pour se rendre
dans la Méditerranée ; le reste, apprenant la déclaration de guerre,
‘ Douze jours aprés l’envoi de cet ultimatum, le ministre de Gustave III signait a
Constantinople le renouvellement de l'ancien traité, avec promesse d'un subside
considérable de la part de Gustave IIL.
52 LVEUROPE ET LA REVOLUTION.
se porta contre l'escadre suédoise prés de Vogland, et lui fit subir
d’importantes avaries. Les navires suédois rentrérent dans leurs
ports pour se réparer, et ne purent rien entreprendre de tout le
reste de l'année. Sur terre, Gustave III, faute d’artillerie, perdit un
temps précieux devant deux bicoques, Frederickham et Nyslott, qui
protégeaient la ligne d'opérations des Russes. L’occasion d’un coup
de main était perdue. Gustave III, trahi en méme temps par une
partie de ses officiers, qui refusérent de prendre part 4 une guerre
agressive avant Je consentement des Etats de Suéde, était réduit a
lever le siége de Frederickham et donnait l’ordre d’abandonner I’at-
taque de Nyslott*. Enfin, un dernier incident aggravait son embar-
ras. Le Danemark, fidéle & ses traités d’alliance avec Ja Russie, lui
avait déclaré la guerre et envahi la Suéde méridionale *.
Déja Gothenbourg, la seconde ville de la Suéde, était menacée; a
peine averti, Gustave III, sans passer par Stockholm, se rend dans la
Dalécarlie, vieille et patriotique province qui s'était de tout temps
montrée fidéle 4 la race des Vasa. Il y rassemble quelques milliers
d’hommes et se dirige sur Gothenbourg, bien résolu a la délivrer
ou a tomber avec elle. L'intervention des puissances neutres le
sauva. Les trois gouvernements alliés, de Berlin, de Londres et de
la Haye, enjoignirent au roi de Danemark de faire rentrer ses troupes
en Norwége et de cesser les hostilités, s'il ne voulait voir une flotte
anglo-batave 4 Copenhague, et une armée prussienne dans le Hol-
stein. Les conseils de la France achevérent de décider le régent de
Danemark. André de Bernstorff, son premier ministre, signa un ar-
mistice avec Gustave III et, du consentement de Catherine II, pro-
mit une exacte neutralité pour tout le reste de la guerre.
J/intervention de la Prusse était encore plus active en Pologne.
Catherine II avait demandé au roi Stanislas de prendre a sa solde un
corps de trente mille Polonais. Stanislas était tout disposé a lui don-
ner celle autorisation, comme il avait déja promis d’armer cent mille
Polonais contre les furcs, et permis aux troupes russes le passage
sur le territoire de la république. Mais il fallait le consentement de
la diéte qui se réunit au commencement d’octobre 1788. Dés le 12
du méme mois, |’ambassadeur du roi de Prusse offrait au nom de son
maitre de garantir 4 la république l'intégrité de son territoire ac-
‘ Cette révolte des nobles suédois a pris dans histoire le nom de conspiration
d’Anjala. Aprés avoir adressé un manifeste a l’armée pour se plaindre du roi qui
faisait la guerre sans consulter les Etats de Suéde; ils finirent par signer une tréve
avec l'impératrice, et leurs régiments évacuérent le territoire russe. Gustave IH por-
tait la peine de son absolutisme. (Geffroy, II, p. 70.)
* Trois traités successifs avaient réglé les conditions d’une alliance défensive
entre les deux peuples en 1765, 1709 et 1773.
L’EUROPE ET LA REVOLUTION, 55
tuel contre une tentative nouvelle de démembrement, et le ministre
d’Angleterre faisait une offre analogue au nom de son gouverne-
ment.
Ces démarches insidieuses exaltérent imagination populaire et
les espérances des patriotes toujours si accessibles « aux joyeuscs
chiméres. » La diéte décida que le commandement des troupes serait
enlevé au roi et 4 la commission permanente. Puis, sur les remon-
trances de Catherine If, qui se plaignait de la violation des trailés
garantis par elle, l’assemblée nationale se déclara seule juge de la
convenance et de la nécessifé d’une réforme @ la constitution du
pays. Contrairement aux anciens usages, des agents diplomatiques
furent envoyés en résidence permanente auprés des principales cours
de l'Europe, et la diéte prit la résolution de ne pas se séparer avant
davoir achevé la grande ceuvre de la régénération nationale. Belles
paroles et dernier chant d’un grand peuple! Mais trop d‘intrigues
enveloppaient de toute part la Pologne, et le pays était livré 4 trop
de factions pour recouvrer son ancienne indépendance.
L'assemblée nationale n’échappait 4 un péril que pour tomber
dans un autre. Catherine II n’était pas en mesure de faire sentir sa
colére & la république. Elle protesta de ses constantes sympathies
pour les Polonais et attendit de meilleures circonstances.
Telle fut la campagne diplomatique et militaire de 1788. Non-
seulement la guerre des deux cours impériales contre la Turquie
n’avait pas donné de résultats décisifs, mais leur situation était
moins bonne qu’au commencement de l’année. Le gouvernement
prussien, au contraire, n’avait obtenu que des succés depuis sun
alliance avec 1’Angleterre et la Hollande. Aprés avoir poussé la Tur-
quie 4 la guerre, il lui avait cherché des alliés et des champions
dans toute l'Europe, el, par ses intrigues, par ses mensonges, par
ses Craintes simulées, il était parvenu a soulever l’opinion publique
contre l'ambition moscovite et autrichienne.
Docile & ses instigations, Gustave III avait envahi la Finlande, mal-
gré les remontrances du gouvernement francais, et la diéte polo-
naise avait, sans avantages appréciables, blessé l’orgueil de la cza-
tine. Dans les Etats héréditaires d’Autriche, Herzberg avait tendu la
main aux mécontents belges et madgyars, et certes, il n’y avait pas
de sa faute si ces deux pays n’étaient pas encore en révolle ouverte
contre l’empereur.
Une seule puissance aurait pu mettre obstacle 4 ces visées ambi-
tieuses de la Prusse, et maintenir la paix publique en Europe, ou du
moins empécher le vieil édifice féodal de PAllemagne et de la Po-
logne de s’écrouler tout d’un coup. C’était la France. Mais, depuis
Passemblée des notables de 1787 et ce qui avait suivi, la chute suc-
54 L'RUROPE ET LA REVOLUTION.
cessive de Calonne et de Brienne, le second ministére de Necker et
la convocation des états généraux, elle ne prétait plus qu’une atten-
tion distraite 4 ce qui se passait en Europe. Tout récemment encore
elle avait refusé de sengager avec Catherine Il dans une alliance
contre la Prusse. Herzberg savait tout cela, et il se croyait maitre
de la situation. Il ne prévoyait pas, personne ne prévoyait du reste,
dans les chancelleries enropéennes, I’imminence d'un grand mouve-
ment révolutionnaire qui de Paris déborderait sur toute Europe.
Une conflagration. générale des puissances du Nord et de l'Est était
probable. Mais princes et ministres étaient persuadés que les choses
se passeraient comme par le passé, entre gouvernements, aprés une
guerre et des négociations diplomatiques conduites d’aprés les an-
ciens principes. Sur ce point, Pillusion était générale. Les événe-
ments de France se chargérent de détromper les gouvernements.
La Prusse donne alors pleine carri¢re 4 son machiavélisme poli-
tique. Elle feint de se réconcilier avec ]’Autriche et engage cette
derniére dans la guerre de la premiére coalition, pour s’emparer de
la basse Vistule et consommer le démembrement de la Pologne. C’est
ce que nous verrons dans un prochain article.
A. GRANcoLas.
LE ROMAN DE LA SUISSE
III!
LE PREMIER LAC.
Le lendemain matin, nos trois voyageurs quittaient Berne pour.
se diriger vers Fribourg, la ville pittoresque, batie sur le flanc d'un
rocher, ot les attendait le spectacle de ces ponts audacieux, aussi
légers que gigantesque, jetés d'une montagne a l'autre, et sur les-
quels on peut contempler de haut la vallée, les maisons, les monu-
ments, les clochers et les sinueux détours de la Sarine. A Fribourg,
l'industrie humaine partage notre admiration avec la nature, l’une
aidant et complétant l’autre. Mais ce n’est point un itinéraire que
nous avons résolu d’écrire ; nous ne prétendons point lutter d’exac-
titude avec le guide imprimé, nous voulons simplement faire res-
sortir, des impressions et des sentiments de nos jeunes gens, tout ce
qui en yaudra la peine, assister 4 leurs ravissements, & leurs en-
thousiasmes, profiter quelquefois de leurs réflexions, voir la Suisse,
en un mot, avec leurs yeux, et en composer ainsi le roman et non
pas I’histoire.
La cloche sonne, le bateau 4 vapcur. souffle bruyamment. Nous
sommes sur les bords du lac de Thoune. La petite ville de Thoune
est 1s, proprette et riante ; mais le lac seul nous attire, et lui seul
captive aussi Raymond de Vére, Paul Richaud et Justin Bouvard.
‘La matinée est superbe, l’azur sans nuages, le soleil brille comme
aux plus beaux jours de l’été.
Les voyageurs prennent leurs places sur le bateau. Ils sont nom-
breux et choisis, presque tous étrangers; quelques-uns seulement
{Voir le Correspondant du 25 mars.
56 - LE ROMAN DE LA SUISSE.
profitant, pour leur utilité, de ce voyage de plaisir, retournent dans
leurs montagnes, aprés avoir fait leurs affaires a la ville.
Le capitaine, en tenue de marin, circule a .travers les groupes, el
surveille l’équipage. Bientét le bateau se met en marche et s'éloigne
de la rive, s’avangant & travers le lac qui est aussi bleu que le ciel,
el ayant de tous cétés en perspective des montagnes de neige étagécs
sur des montagnes de verdure. |
Quel spectacle et quelles délices! Notre poéte, dont les impressions
sont vives, mais fugitives, qui a déja quelque peu oublié la belle
Anglaise de Berne et qui est tout entier au bien-étre et au plaisir
qu'il ressent, notre poéte est déja a l’avant du bateau. Il regarde, il
contemple, il aspire a pleins poumons I'air vivifiant qui tempére la
chaleur du jour. Il touche, il caresse de lceil tout ce qu’il voit, il
s’élance au dela, il se sent des ailes. Que de grace et de grandeur a
la fois ! Comme tout semble fait pour la joie des yeux, comme toute
cette nature inanimée parle 4 |’4me! Il est ivre de bonheur et ap-
pelle ses compagnons pour leur faire partager son ivresse; mais le
gros Justin accourt seul prés de lui, et ce n'est qu’au bout de quel-
ques minutes qu'ils sont enfin rejoints par Paul.
« J'ai cru que je ne m’en tirerais jamais! leur dit celui-ci. Je viens
de rencontrer sur le pont un vieil ami de mon pére, M. Dubochet,
frabricant de produits chimiques, décoré de tous les ordres de l'Eu-
rope pour avoir inventé des allumettes qu’on peut mettre sans dan-
ger entre les mains des enfants, et qui voyage pour son agrément,
comme il dit, avec sa femme et ses deux filles, deux demoiselles a la
derniére mode et qui seraient vraiment trés-gentilles, la seconde sur-
tout,’si elles avaient un peu moins de chic. Mais je ne sais pourquoi
je vous conte tout cela. Je vous distrais inutilement, je fais descendre
Raymond du ciel ou il planait. Regarde, Justin, regarde, et ne
m’écoule pas. Est-ce assez beau|, hein? Ici le commentaire -est
inutile.
— C’est vrai, répond Justin.
— Ah! fait le peintre, tu commences donc 4 comprendre sans ex-
plication ? »
Ils sont seuls tous les trois 4 la proue du bateau, fort indifférents
4 Ce qui se passe derriére eux, le vent, un peu frais, tenant les autres
voyageurs a distance. Mais un quart d’heure ne sest pas écoulé
qu'un petit monsieur a cheveux gris, d’une physionomie assez insi-
gnifiante, vient, tout en boutonnant son paletot sur lequel brille la
rosette d’officier de !a Légion d'honneur, frapper familiérement sur
l’épaule de Paul Richaud.
« Eh bien! mon gaillard, lui dit-il, vous ne craignez donc pas de
vous enrhumer? Ce petit vent est trés-piquant. Je ne voudrais pas
LE ROMAN DE LA SUISSE, 57
rester cing miutes 4 Ja place ot vous étes. Venez donc la-bas, sous
la tente. On vvoit tout aussi bien qu’ici, et on y a plus chaud. Ces
dames m’ontchargé de vous dice qu’elles espérent bien que vous ne
vous dispenerez pas d’aller les saluer. Mathilde a quelque chose a
vous demanler. A tout 4 Vheure. Je crains que le vent n’emporte
mon chapeat, et je vais vous attendre auprés de ces dames.
— Pas meyen de l’éviter! murmure alors le peintre entre ses dents.
C’est vrainent ne pas avoir de chance. Rencontrer la tribu Dubo-
chet en Suisse, et sur un bateau a vapeur ! Attendez-moi. Je ne serai
que cing minutes, le temps de leur dire que je ne m’appartiens pas
plus ici yu’a Paris, car 4 Paris ils se plaignent toujours de ne pas
me voir. Je vais leur brdler la politesse.
— Méme & mademoiselle Mathilde? demande Raymond.
— Méme a mademoiselle Mathilde.
— Il semble pourtant qu'elle a sur toi plus d'influence que les
autres. Le pére a dit, pour te décider, que « Mathilde a quelque
chose 4 te demander. » 0 Mathilde, idole de mon 4me!
— Ah! si tu vas t’imaginer que jel’aime!... s’écrie Paul brusque-
ment. Je ne l’aime pas du tout. C’est la derniére & laquelle je pen-
serais Jamais, si je m’avisais de prendre femme. Elle serait assez
gentille, comme je vous I'ai dit, si elle ne se donnait pas lant de
peine pour avoir l'air de ce qu'elle nest pas. C'est une petite oie.
Mon pére aurait bien voulu me la colloquer 4 cause des produits
chimiques du pére Dubochet.... Mais je suis marié avec la peinture,
et, A moins d’un divorce improbable, je n’en épouserai pas d’autre
avant une dizaine d’années. »
Ce disant, Paul Richaud quitte 4 regret ses deux compagnons, et
se dirige vers la tente ot la partie féminine de l’équipage est assise
su milieu des valises, des parapluies, des longs bAtons blancs, des
sacs et des couvertures de voyage. M. Dubochet, qui le guettait,
l’apercgoit de loin, vient & sa rencontre et l’améne « prés de ces
dames. » ’
Madame Dubochet est une grande femme qui se pique d'avoir lair
trés-distingué, et qui, malgré ses quarante-cing ans, est encore mise
comme une jeune personne. L’ainée de ses filles est sa reproduction
exacte. Seulement Ia mére se contente d’étre imposante, et made-
moiselle Aimée se donne a plaisir une mine effrontée, qui n'est point
du tout & son avantage. Quant 4 mademoiselle Mathilde, qui est fort
jolie, quoiqu’elle soit petite et qu'elle ressemble 4 son pére, elle s’ef-
force, sans trop y parvenir, d’étre 4 Ja hauteur de sa meére et de sa
seur. Les toilettes de ces dames sont des toilettes 4 sensation, c’est-
a-dire des toilettes qui seraient remarquées autre part encore que
sur un bateau a vapeur.
58 LE ROMAN DE LA SUISSE.
« Vous ne youliez donc pas nous voir, mon cher Pau, dit madame
Dubochet en tendant majestueusemeut sa main au june homme.
Mes filles vous ont parfaitement reconnu. Moi, je n’awis remarqué
d’abord que le jeune homme qui est avec vous, et qu a l’air trés-
distingué. C’est un de vos amis?
— Qui, madame.
— ll est fort bien. Mais, dites-moi, vous qui manqueztoujours de
temps pour faire des visites, vous en trouvez donc pour voyager ?
— C'est que je travaille en voyageant, madame.
— Bah! bah ! vous ne me ferez pas accroire cela.Ce jeure homme
doit étre d’une bonne famille?
— D’une trés-bonne famille. Ses aieux étaient des gens trés-dis-
tingués...
— Il est aussi distingué qu’eux. Mais asseyez-vous donc un mo-
ment prés de nous, mon cher Paul. Nous avons une masse de ques-
tions 4 vous faire au sujet de notre voyage.
— Pardon, madame. Je ne suis pas libré, mes amis m’attendent.
— Vos amis? Ce gros rougeaud.& qui vous parliez est aussi votre
ami? En voila un, par exemple, qui n’a pas lair distingué du tout.
Je l’aurais pris plutét pour votre domestique. Mais, dites-moi, vous
irez sans doute au Giessbach ? M. Dubochet prétend que la cascade
est une merveille, surtout le soir, lorsqu elle est illuminée en verres
de couleurs. On se croirait a l’Opéra, & ce qu'il parait. Comptez-
vous aller au Giessbach avant de vous rendre a Interlaken ?
— Je ne sais, madame. Je ferai ce que feront mes amis.
— Il y a un bon hdtel au Giessbach ? demande mademoiselle
Aimée.
— Un hdtel excellent, mademoiselle, trés-bien tenu, trés-dis-
tingué....
— Qh! alors, maman, il faut que nous allions d’abord au Giess-
bach.
— Mathilde voulait vous consulter sur une vue qu’elle a prise ce
matin 4 Thoune, insinue alors M. Dubochet.
— Oh! ce n'est pas vrai, fait Mathilde en rougissant. Je ne voulais
pas consulter monsieur Paul. C’est toi.... Mon dessin est horrible.
— Qu’est-ce que cela veut dire? reprend sévérement madame
Dubochet. Yous savez, Mathilde, que. cette fausse modestie de jeune
fille n’est plus 4 la mode. Vous avez un vrai talent. Vous pouvez
Pavouer tout haut, il n’y a pas & en rougir.
— C'est vous qui avez fait cela? demande le peintre, aprés avoir
jeté les yeux sur un petit album que le pére lui a mis en mains malgré
sa fille.
— Qui, monsieur.
LE ROMAN DE LA SUISSE. 59
— Eh bien ! c’est trés-gentil... pour une demoiselle.
— Vous voulez dire que c’est trés-mal.
— Non. Vous avez de vraies dispositions, une facilité qui me sur-
prend, et je vous fais mon compliment sincére.... Mais pardon, j'a-
percois mon ami qui me cherche.
— Il ne vous cherche pas du tout, interrompt madame Dubochet.
Le bateau s’arréte, et il vient voir avec d’autres quels sont les yoya-
geurs qui nous arrivent. Oh ! oh ! c’est une belle dame, une trés~belle
dame. Voici une seconde dame moins belle (c'est sa femme de
chambre) et un monsieur qui a l’air trés-distingué.
— Je crois que c’est gon domestique, fait observer Paul.
— Vous croyez? C’est possible. Mais la dame a une distinction
réelle dans les maniéres. Ce doit étre une grande dame.
— Ou une comédienne de haut parage, » hasarde encore Paul.
Celle que madame Dubochet qualifie de grande dame avec une per-
spicacité qui fait honneur & son jugement, la belle et élégante per-
sopne qui est descendue d’une villa voisine pour prendre le bateau
au passage, jette autour d’elle un de ces regards vagues qui voient
tout et qui ne se fixent sur rien; puis, au lieu d’aller s’asseoir sous
la tente ot il y a encore quelques places vides, elle reste debout a
lendroit ot elle est, comme si elle dédaignait de faire un pas de plus,
et, pour se donner une contenance, cause avec le capitaine qui, flatté
de attention dont elle l’honore, se tient devant elle dans une atti-
tude semi-galante et semi-respectueuse.
Ce n’est pas seulement une trés-grande dame par la noblesse de
l'aspect et des maniéres, ¢’est aussi une femme charmante de vingt-
cing 4 trente ans, fine, aristocratique, aux cheveux bruns, au teint
mat, aux yeux noirs garnis de cils magnifiques et surmontés de
sourcils qui semblent peints et qui ne le sont pas. Sa mise est sim-
ple, mais d’un gout parfait. Un grand chapeau de paille ombrage sa
téte. Une robe mauve coquettement retroussée, une espéce de man-
tille noire, un petit pied admirablement chaussé, une petite main
admirablement gantée, une petite ombrelle dont elle se sert plutdt
contre les indiscrets que contre le soleil, voula tout ce que nous
pouvons dire de son extérieur. Mais ce que nous serions impuissants
a peindre ou a définir, c’est la grace, c'est l’harmonie qu'il y a dans
toute sa personne, c’est ce que je ne sais quoi d’inexprimable, doux
et mystérieux comme un parfum, qui est partout et qu'on ne saisit
pourtant nulle part, la distinction supréme en un mot.... Sans s’en
douter peut-étre, madame Dubochet se trouve réellement en présence
de son idéal.
Ii faut que l’attrait qu’il y a dans cette belle étrangére soit bien
grand, puisque Paul Richaud lui-méme, le sévére Paul Richaud, est
yO
60 LE ROMAN DE LA SUISSE.
détourné, par cet attrait, de la contemplation des coteaux et des gla-
ciers. Quant 4 Raymond, il est fasciné, envahi, absorbé tout entier ;
il n’a plus d’yeux que pour épier les mouvements de l’ombrelle,
qui lui enlévent et qui lui rendent tour a tour la ravissante vision.
A Paris, dans un salon, au milieu des fleurs de serre et des lustres
6tincelants, il n’edt pas été peut-étre captivé a ce point : toutes les
élégances, toutes les graces réunies se nuisent et se paralysent; mais,
en présence de cette belle et agreste nature, voir tout 4 coup appa-
raftre ce que la civilisation moderne offre de plus exquis, une femme
comme il y en a tant et comme il n’y en a pas (car celle qu’on voit
est toujours unique!), Raymond est vraiment trop poéte, trop
amoureux du contraste et de l’antithése pour résister a pareille sé-
duction.
Le bateau continue de glisser sur le lac, et de nos trois amis il n’y
a toujours que Justin Bouvard qui se tient impassible 4 la proue.
Paul, quia enfin trouvé moyen de se débarrasser de Ja famille
Dubochet, est venu rejoindre Raymond et s’est assis prés de lui, a
quelques pas de l'objet de leur commune admiration.
« Parmi les beautés de la Suisse, lui dit tout bas le poéte, tu
n’avais pas compte celle-la.
— Je ne la connaissais pas, répondit-il, et }'avoue qu'elle mérite
d’étre contemplée & loisir. »
Ainsi, deux jeunes gens, amoureux passionnés de la nature, en
quéte de ses grandeurs et de ses merveilles, étaient distraits d’elle,
devant un de ses plus beaux spectacles, parce qu'il y a de moins na-
turel au monde, — une jolie femme.
Tout a coup le capitaine est obligé de s’éloigner pour les besoins
du service ; ’inconnue reste seule, assez en peine d’elle-méme, car
elle se rend trés-bien compte de l’ardente curiosité qu’elle provoque.
Son embarras, du reste, ne dure qu'une minute. Elle fait signe 4 sa
suivante qui s’approche et qui, sur sa demande, lui remet une bro-
chure qu’elle tire d’un sac 4 ouvrage. Cette brochure est.... Ray-
mond croit réver ; mais non, il ne réve pas, cette brochure est bien
réellement sa comédie du Sphinx. La dame la feuillette négligem-
ment ; elle ne lit pas d’une maniére suivie, on dirait plutét qu'elle
étudie, parcourant rapidement quelques lignes, reportant les yeux
sur le lac, puis consultant de nouveau le texte, comme pour vérifier
sisa mémoire est fidéle. Il n'y a pas 4 s’y tromper, elle apprend les
vers de Raymond, elle s’appréle @ jouer la piéce de Raymond, le
peintre en convient lui-méme, non sans un secret mouvement d’en-
vie. Mais la question posée n’est point résolue pour cela. Est-ce une
grande dame qui s'‘amuse, est-ce une véritable comédienne qui fait
son métier ?
LE ROMAN DE LA SUISSE. 61
Notre poéte ne tient plus en place, Il se léve, fait deux ou trois
pas comme pour adresser la parole & la dame, sous un prétexte quel-
conque ; mais le regard qu’elle lance sur lui l’arréte. fl rougit, sent
vaguement qu’ il se fait mal juger, et, aprés une seconde d’hésitation,
s‘éloigne rapidement en entrainant Paul, comme s’il avait hate de
dérober sa confusion et son dépit & celle qui en est cause.
Il s’arréte cependant. Dés qu'il est un peu plus loin d’elle, il re-
prend courage et se penche en dehors du bateau pour essayer de la
voir encore. Il la voit, mais elle le voit aussi. Elle a trés-bien saisi
et trés-bien compris tout ce qui s'est passé ; elle sourit finement,
se tient immobile et baisse les-yeux, tout en continuant de con-
sulter la brochure et de le fasciner.
« Viens, dit Paul & l’oreille de son compagnon, nous avons perdu
assez de temps comme cela.
— Attends encore un peu, répond le poéte. Elle doit aller comme
nous a Interlaken. La nous saurons bien gui elle est.
— A quoi cela nous servira-t-il ? Allons plutét rejoindre Justin.
— Vas-y tout seul. Moi, je reste. » :
Paul fait un geste d’humeur, mais il s’arrange aussi de maniére
4 voir la belle dame, et il née s’éloigne pas.
Mais voila qu'on aborde et qu’on jette le pont mobile. Le capitaine
accourt et offre la main 4 la belle dame qui, en moins d’une mi-
nute, est sur le rivage avec sa femme de chambre et son domesti-
que. Raymond est bien tenté de s’élancer sur ses traces ; mais il s’a-
percoit qu’elle le voit toujours, tout en ayant lair de ne point le
regarder, et il n’ose, il reste cloué a sa place par la peur qu'il a de
lui paraitre ridicule ou impertinent.
Elle gravit une petite hauteur ot l’attend une élégante caléche,
dans laquelle elle monte avec sa suivante, pendant que le domes-
tique grimpe lestement 4 cété du cocher, et la vision disparait, en
un clin d’oil, derriére un bouquet de vei dure.
« Eh bien! nous voila bien avancés ! dit alors Paul. Je ne me par-
donne pas d’avoir dépensé, en pure perte, une demi-heure, que
nous aurions pu si bien employer, Si c’élait une beauté encore!
Mais c'est qu'elle n’est pas belle du tout.
— Elle est exquise, s’écrie Raymond, et ce qui le prouve, c’est
gue tu as été pris comme moi tout de suite. Va, je te rejoins. Je vais
tacher de faire causer le capitaine. »
Le capilaine, qui cause volontiers, apprend 4 Raymond tout ce qu’il
sait; mais, par malheur, il ne sait pas grand chose. Cette dame ne
réside pas 4 Thoune. Elle est pourtant venue plus d'une fois sur le
lac, débarquant tantdt ici, tantét 1a. C’est la premiére fois qu'elle
s'arréte & ce village qui est-Spiez. |
62 LE ROMAN DE LA SUISSE.
Ces maigres renseignements, qui ne sont grossisd’ailleurs d’aucun
commentaire par le capitaine, ne satisfont pas du tout Raymond, et
c'est l’oreille basse, sous le coup d’une déception visible, qu’il se
met enfin en devoir de rejoindre Justin.
Pendant que ses amis, absorbé par la‘belle dame, étaient plongés
dans une tout autre contemplation que celle du lace, Justin a fait,
de son cété, une connaissance, avec laquelle il s'est entretenu de la
Suisse 4 un autre point de vue que celui de l'art, ca qui ne l'a pas
empéché de jouir, 4 sa facon, du spectacle qu’il avait sous les yeux.
La connaissance de Justin est un homme de cinquante a soixante
ans, solidement bati, d’une physionomie qui tient 4 la fois du mili-
taire et du campagnard, vétu d’une veste de velours brun a raies
et d’un large pantalon de méme étoffe, serré jusqu’au genou par
des guétres de cuir. Un vaste chapeau noir ombrage ses cheveux
blonds aux boucles grisonnantes et sa male figure au teint halé,
aux yeux bleus, 4 la moustache épaisse et dorée encore.
Ila adressé, le premier, la parole a Justin, sous je ne sais quel
prétexte ; il luia dit, tout en causant, qu'il habite 4 Interlaken,
qu'il s’y est fixé avec sa femme et sa fille, qu'il y cullive un petit
champ qui suffit 4 sa vie et 4 celle des siens. Justin n’a pas été avec
lui en reste de contidences. Il a parlé naturellement de son pére, le
capitaine, et il se trouve que le brave Suisse, qui s’appelle Hermann
Bauer, et qui a servi pendant quelque temps dans l’armée frangaise,
a beaucoup connu, mais beaucoup, le capitaine Bouvard.
De la un redoublement d’intérét dans la conversation, de la de
vives instances pour que le jeune homme vienne le voir, puisqu’il
doit passer quelques jours 4 Interlaken.
L’ancien soldat décrit alors de plus belle, et avec un sentiment de
plaisir qui donne envie de l’aller visiter, la petite vallée ou il s’est
établi, la maisonnette dont il a hérité de ses parents, qui le pro-
tége l’hiver contre les neiges et les glaces, et qui l’abrite l’été contre
les rayons trop ardents. |
Il vante la bonté et toutes les qualités sérieuses qui distinguent
sa femme. C’est elle qui s’occupe du jardin, de l’étable, de la cave,
de la cuisine. Sa fille n’a pas moins de cour & l’ouvrage; mais,
comme elle est plus délicate, on lui réserve ce qui fatigue le moins,
les travaux d’aiguille. Elle fait tout ce qu’elle veut de ses dix doigts.
C’est une savante en méme temps; elle lit presque autant qu’elle
coud , et il y a plaisir et profit 4 causer avec elle.
Mais Hermann Bauer s’est écarté discrétement, quand ila vu que
deux voyageurs, qui lui semblent d'une condition supérieure, sont
venus rejoindre Justin.
Celui-ci temoigne 4 son ami Paul le plaisir que lui a causé la tra-
LE ROMAN DE LA SUISSE. 6S
versée du lac, plaisir que la conversation du vieux compagnon
d'armes de son pére n’a nullement gaté, au contraire.
« De nous trois, s’écrie Paul, il n'y a vraiment que toi qui sois sage
et raisonnable, 6 Justin ! Quand je pense que nous avons perdu la
traversée du lac de Thoune pour les beaux yeux d’une femme que
nous ne reverrons jamais! Passe encore pour Raymond : c’est un
poéte! Un poéte peut se laisser détourner de ses devoirs de touriste
par la moindre chose, par un oiseau qui passe, par une jolie femme
qui fait tache dans le paysage. Mais moi, moi, un artiste! Je suis
digne de tous les supplices, et mes remords sont d’autant plus vifs,
que voila que nous arrivons! »
En effet le bateau a terminé sa course. Le pont volant est jeté une
derniére fois, tous les voyageurs se pressent pour sortir les pre-
miers, et sont bien obligés, toutefois, de passer chacun leur tour.
Justin prend congé d’Hermann Bauer en lui promettant de laller
vor; Paul se débarrasse comme il peut de la famille Dubochet,
Raymond le suit, non sans avoir jeté un regard furtif sur le point
du rivage ou a débarqué la belle inconnue, et tous trois, impatients
de mettre 4 profit les heures précieuses, se précipitent d’un méme
élan-et prennent d’assaut leur place dans le prosaique omnibus
qui doit les conduire plus loin.:
IV
UNE IDYLLE A INTERLAKEN.
Interlaken a sur les autres villes de la Suisse cet avantage qu’il
n'est point encore une ville, et qu'il offre pourtant toutes les res-
sources, tout le confort, tout le luxe qu’une ville peut offrir. C’est
une plaine située entre les lacs de Thoune et de Brienz, sillonnée
par ha gracieuse riviére de |'Aare qui se jette de l’un dans l’autre,
entourée de montagnes derriére lesquelles se dressent des glaciers
et surtout le pic immaculé de la Jungfrau. La rue principale, qui
compose 4 elle seule presque toute la cité, est une large avenue bor-
dée de noyers séculaires, et des deux cétés de laquelle on ne voit
quélégants hdtels et riches magasins. Toute l'Europe ou plutét le
monde entier est représenté 4 Interlaken : il y a des Anglais, des
Francais, des Américains, des Russes, des Italiens, des Allemands,
mais il n’y a pas de Suisses. Les Suisses ne prétent que le décor ct
se fiennent derriére la toile. C’est une curiosité qu’un montagnard,
64 LE ROMAN DE LA SUISSE.
qu’un indigéne égaré dans les rues d’interlaken, et, pendant que les
yeux sont charmés par un horizon incomparable, les oreilles sont
assourdies par les orgues de Barbarie, par les chanteurs ambulants,
par les orchestres en plein vent, sans compter celui du Casino, qui
s’exerce réguliérement depuis sept heures du matin jusqu’a dix ou
onze heures du soir. Ne vous en plaignez pas, 6 lecteurs difficiles a
contenter ! car cela seul vous explique mieux que tout le reste le
charme complexe, le charme propre a Interlaken, ce charme qui ré-
sulte de l’extréme civilisation campant au beau milieu de la nature.
Si vous quittez l’allée des Noyers, si vous prenez a travers champs
un des sentiers qui se présentent a vous, vous étes sir de vous trou-
ver, au bout d’une demi-heure 4 peine, dans quelque site agreste
ou vous pourrez vous croire 4 cent lieves da monde. Les gorges pro-
fondes et mystérieuses vous ouvriront leurs retraites; le glacier, que
vous aviez perdu de vue, se dressera tout 4 coup devant vous, comme
un nuage au front d’argent, entre deux pins gigantesques. Vous ne
rencontrerez que la biche sauvage qui s enfuira effrayée 4 votre ap-
. proche, vous n’entendrez que le grand silence de la montagne ou
Pécho du torrent; puis, aprés avoir gravi la route tournante, vous
retrouverez la campagne fertile, les lacs bleus, la riviére aux capri-
cieux détours, et une sourde exclamation s’échappera de votre poi-
trine, quand vous saisirez dans son ensemble cet admirable pays,
encore primitif aprés tant de siécles, et qui semble sortir des mains
de Dieu. :
Nos trois amis ne se firent point faute de jouir des merveilleux
spectacles qu’ils avaient & leur disposition, d’autant plus qu’ils con-
tinuaient 4 étre favorisés par un temps superbe. Dés le lendemain
de leur arrivée, ils partirent au point du jour, profitérent de la frai-
cheur pour faire une premiére traite, et s’arrétérent dans un vallon
pour déjeuner. Justin s’était chargé des provisions. Il n’avait voulu
rien laisser porter 4 Raymond, qu’il considérait toujours au fond
comme un étre supérieur, et le peintre avait, de son cdté, un fardeau
suffisant, puisqu’il avait jugé a propos de prendre avec lui sa boite,
sa palette et son chevalet.
Lorsqu'on eut bien causé et bien disserté tout en se reposant,
Paul se mit en devoir de peindre, Raymond s’éloigna pour fixer
quelques vers qu’1l avait composés en route, et Justin se trouva seul
et livré 4 lui-méme. Qu’allait-il faire jusqu’au soir? Il n’était pas de
ceux qui passent des journées entiéres 4 regarder et 4 réver. Il
éprouvait bien la secréte influence qu’un beau lieu ne manque
jamais d’exercer sur |’Ame ; mais, loin de lui inspirer du calme, la
nature semblait lui communiquer une inquiétude et une agitation
qui lui rendaient le mouvement tout a fait nécessaire. C’est alors qu’ il
LE ROWAN DE LA SUISSE, 65
se rappela la promesse qu'il avait faite 4 Hermann Bauer. Il regarda
autour de lui et chercha a s‘orienter, car, d’aprés les indications dé-
taillées que le brave Suisse lui avait données, il ne devait pas étre
loin de sa demeure. Il dit donc 4 Paul qu'il allait faire une petite
promenade, qu’il ne fallait pas l’attendre, s’il tardait un peu, et
qu’ils se retrouveraient le soir a leur hdtel.
I] était prés de midi ; la chaleur était devenue dévorante. Justin
ne manquait pas d’une certaine habileté pour se diriger ; mais il
s‘égara pourtant plus d'une fois, ne rencontra personne 4 qui il put
demander son chemin, et il était plus de trois heures et il commen-
cait 4 sentir la fatigue, quand 11 avisa enfin une habitation qui ré-
poridait de tous points 4 la degcription qu’Hermann Bauer lui avait
faite.
Cette habitation était complétement isolée. C’élait un chalet
comme Justin en avait déja beaucoup vu sur la pente des collines ;
mais celui-la était bali au pied d’une montagne a pic, ot les chévres
seules pouvaient grimper. De grosses pierres étaient posées sur le
toit; une galerie de bois découpé circulait autour du premier étage.
Les deux petites fenétres et la porte du rez-de-chaussée étaient fer-
mées, et on n’entendait rien remuer dans l’intérieur.
Le bruit d'une source qui tombait sur un lit de cailloux attira
son attention. Il s’approcha, puisa de l’eau dans sa main, se rafratf
chit la bouche et le visage, et, quand il eut un peu respiré, frappa a
la porte.
Personne ne répondit. Il inspecta de l’ceil le chemin, les environs,
le jardin clos d’une haie vive, el ne vit personne. L’Aare coulait d
une trentaine de pas, mais beaucoup plus bas que !'endroit ow la
maison était située, et une barque était altachée au rivage. Il des-
cendit jusqa’au bord de l’eau. Méme solitude et méme silence.
I) s’assit & l’ombre sur le gazon, et, la fatigue l’emportant sur la
curiosité et sur lespéce de surexcitation qu’il éprouvait, il s’endor-
mit presque aussitdt.
Il y avait & peu prés une heure qu'il était 14 immobile, lorsqu’un
bruit Payant réveillé, il ouvrit les yeux et apercut une jeune fille
qui venait de détacher la barque et qui, a l'aide d’une rame qu'elle
maniait avec habileté, s’apprétait 4 traverser la riviére. I se souleva
avec précaution pour la considérer plus a son aise; par malheur la
riviére formait un coude, et la jeune fille disparut. Il n’eut pas le
temps de le regretter. A peine s’était-il levé, qu'il la vit reparaitre
et manceuvrer du cdté ot il était; mais elle n’était plus seule, elle
avait pris un passager sur l'autre rive, un passager dans lequel Jus-
tin reconnut tout de suite Hermann Bauer.
Il alla au-devant d’eux pendant qu’ils débarquaient, et l’ancien
10 Ava, 4872, 5
66 LE ROMAN DE LA SUISSE.
soldat l’ayant aussi reconnu, lui tendit la main avec une exclama-
tion de joyeuse surprise.
« C’est bien & vous de m/’avoir tenu parole, lui dit-il. Ma fille m’a-
vait parlé d’un jeune homme endormi... Est-ce qu’il y a déja quel-
que temps que vous étes 1a?
—TIl y aau moins une heure, répondit Justin en regardant 4 sa
montre. J'avajs frappé inulilement 4 la porte; je croyais qu’il n’y
avait personne.
— Nous étions absentes‘en effet, dit alors la jeune fille en s’adres-
sant 4 son pére. J’ai été 4 la ville avec ma méfe, et nous venons seu-
lement de rentrer.
— C’est ma fille, » dit Hermann Bauer, en la présentant a Justin.
La jeune file rougit et, pour cacher son embarras, s’éloigna et
alla attacher le bateau. Justin l’examinait et snivait fous ses mou-
vements avec un visible sentiment de plaisir.
Elle pouvait avoir environ vingt ans. Sa taille était bien prise et
élancée. Elle avait des yeux bleus comme ceux de son pére, un teint
halé comme le sien, mais avec tout l’éclat de la jeunesse, une bou-
che gracieusement ouverte et garnie de dents superbes. Son costume
Jui seyait 4 merveille. Elle portait une robe de laine noire assez
courte, au corsage plat, aux manches blanches, avec de grosses chat-
nes d’argent qui passaient sous chaque bras. Ses cheveux d’un blond
vif étaient nattés en deux longues tresses, qui tombaient sur le dos
et qui descendaient jusqu’au genou.
Cet examen rapide qui nous prend quelques minutes avait été fait
en une seconde par Justin.
« Eh! bien, dit le pére, entrons. »
Cette fois la porte s’ouvrit sans résistance, et Justin se trouva dans
une grande piécesombre, quin était un peu éclairée que par une fe
nétre basse a petits vitraux. Malgré la chaleur de la saison, un feu clair
brillait dans la vaste cheminée, et une marmite, pleine d’eau, chan-
tait au-dessus de l’atre; mais le feu n’empéchait pas la piéce d’étre
trés-fraiche. Une table était au milieu, sur laquelle on avait disposé
trois couverts.
« Vous allez souper avec nous, si notre frugal repas vous suffit, »
continua Hermann Bauer.
Une femme, qui paraissait plus 4gée que lui, mais qui était pour-
tant plus jeune de quelques années, entra par une porte de derri¢re,
tenant entre ses mains un baquet de terre rouge rempli de lait. Elle
s’arréta toute saisie 4 la vue de l’étranger. Son costume était 4 peu
prés le méme que celui de la jeune fille, mais elle venait de quitter
sa robe de laine, et elle exprima poliment le regret qu'elle avait
d’étre surprise ainsi dans sa tenue de travail.
LE ROMAN DE LA SUISSE. 67
a Ne t’excuse pas, ma vieille, lui dit son mari en riant; une au-
tre fois tu te feras belle, situ as le temps. Monsieur est le fils d'un
de mes anciens camarades du régiment, le jeune homme que jai
rencontré l'autre jour sur le bateau a vapeur. Il va souper avec.
nous. Mets un couvert de plus..» ;
En ce moment la jeune fille rentra, entendit l’ordre paternel et
vint en aide 4 sa mére. Elles mirent des ceufs sur la table, un mor-
ceau de lard froid, le lait qu’elles avaient (ransvasé du baquet dans
un saladier de faience, un grand pain rond et deux bouteilles d’un
cidre excellent, fabriqué dans la maison, 4 l’instar du cidre de Nor-
mandie. Hermann en fit Péloge 4 son héte, et, comme les deux
femmes hésitaient & prendre place a table : ,
« Asseyez-vous donc, leur dit-il, et mangez. »
Elles obéirent, la mére presque malgré elle, car elle avait eu a
peine le temps de. mettre un tablier sur sa jupe usée et brdlée par
le soleil, la fille avee une déférence respectueuse pour la volonté de
son pére, déférence qui devient de nos jours de plus en plus rare
et qui préte néanmoins ua si grand charme 8 celles qui en font
encore usage. ‘
Tout en mangeant de bon appétit, Hermann Bauer parla du temps
ou il servait en France et ot il avait connu le capitaine Bouvard,
qui n’était alors que sergent-major, et il s’enquit avec intérét de .
tout ce qui concernait la famille de Justin. [1 raconta ensuite com-
ment il avait mieux aimé, quant & lui, venir se fixer dans ce beau
pays o1 s ‘était écoulée son enfance, que de rester en France ow il
s'était marié et ou il n’aurait pu que végéter misérablement avec le
peu qu'il possédait. Ici, du moins, il avait mis & profit toutes les res-
sources d’une nature riche et généreuse. Au lieu de vendre ce
champ, cette maisonnette dont il avait hérité, au lieu de rester éloi-
gné de son berceau comme on fait d’ordinaire, il y était revenu et .
il s’en applaudissait chaque jour. La montagne lui fournissait du
gibier, les lacs du poisson. Il avait une vache, des chévres, des
poules, des lapins. Il vendait ce qu'il né consommait pas. Il man-
geait du pain fait avec son bié; il buvait du cidre fait avec ses pom-
mes, Leur vie était rude sans doute, surtout pour sa femme et pour sa
fille; mais Charlotte (elle s’appelait Charlotte, et Justin retint ce
nom dans son coeur) Charlotte se marierait un jour. Il y avait chez
luide quoi occuper,un gendre jeune et robuste. L’avenir ne l’ef~
frayait donc pas, et il se confiait en Celui qui ne l’avait jamais abanr
donné dans le passé et qu'il remerciait de son bonheur présent.
Justin, quoiqu'il n’edt pas, comme nous, savons, |’4me poétique,
était séduil et captivé par ces tableaux de mceurs patriarcales que la
conversation de son hdte faisait passer tour 4 tour devant ses yeux.
68 LE ROMAN DE LA SUISSE.
Iisentait comme une vie nouvelles infillrer en lui goutte 4 goutte, il
regardait, bouche béante, le vénérable Hermann ; il n’osait regarder
Charlotte, mais il la voyait, et son imagination, qui s’éveillait en
quelque sorte pour la premiére fois, s’égarait déja dans des réves
impossibles, si bien qu’a la fin du souper, grace au cidre peul-tre
et 4 la cordialité du vieillard, il ne se souvenail plus qu'il était avec.
des étrangers, il se croyait dans son milieu naturel et il ne songeait
pas du tout qu'il lui faudrait tout 4 Pheure s’en arracher.
Lorsque la faim fut complétement apaisée.
« Est-ce que tu n’as pas de fraises? demanda le pére a la fille.
— Oui, répondit-elle, j’en ai été cueillir dans la montagne. »
Et elle prit au fond du vieux bahut un grand bol plein de fraises
sauvages, dont Pagréable parfum monta droit au nez et au cceur du
Parisien.
« Vous m’avez fait grand plaisir en restant avec nous, lui dit
alors Hermann, mais voila la nuit qui tombe, et nos sentiers ne vous
sont pas familiers. Je vais vous remettre dans votre chemin.+»
Justin bondit sur sa chaise. Rappelé brusquement 4 la réalité, il
pensa aux deux compagnons qui devaient l’attendre 4 ’hétel, et ce
fut lui qui se leva le premier.
« J’avais donné rendez-vous 4 mes amis pour six heures! s’é-
cria-t-il.
— Oi cela ? demanda tranquillement Hermann...
— A I'hétel Suisse.
— Vous ne pourrez y étre & six heures, par la raison qu’il en
est prés de huit. Mais venez, vous ne tarderez plus beaucoup 4 les
rejoindre. »
Justin prit congé de madame Bauer et de sa fille, non sans faire
allusion aux agréables moments qu’il avait passés prés d’elles, et il
sortit en compagnie du maftre de la maison.
Celui-ci, qui marchait d’un bon pas, l’eut ramené en moins d’une
demi-heure jusqu’aux premiéres maisons d’Interlaken ; mais alors
Justin, s’apercevant qu'il était arrivé, ne‘put dissimuler un mouve-
ment de contrariété, car le pére ne lui agréait pas moins que la fille.
Hermann Bauer le comprit et lui dit :
‘a Si vous étes encore ici pour quelques jours et que vous vouliez
revenir nous voir...
*—'Qh! oui, certes, je reviendrai, s’écria Justin, quand je de-
vrais... 9
Il n‘acheva pas. Sa pensée était sur ses lévres, mais il la retint &
propos dans la crainte de compromettre les innocentes joies qui s’of-
fraient lui en perspective.
‘En se séparant de l'ancien soldat, il lui serra la main d’une facon
LE ROMAN DE LA SUISSE. 69
significative, et, quand il se retrouva en présence de ses amis, il les
étonna tellement par son air et par son langage qu’ils crurent tout
d’abord qu’il était ivre. Il l’était peut-étre bien un peu. Le cidre du
pére Bauer portait a la téle.
« Eh bien, ta nouvelle connaissance t’a mis dans un joli état ! fit
observer le peintre. Yous avez donc bu comme des Suisses?
— Je n'ai bu que du cidre, répondit naivement Justin. I] cst vrai
qu'il était excellent. Je vous demande bien pardon de vous avoir fait
altendre ; mais, si vous saviez... ce que j'ai vu... Jesuis tombé sur un
endroil bien joli. Voila tout.
— Il faudra nous y mener, dit le poéte.
— Non! riposta avec énergie l’employé de la préfecture de la
Seine. »
Il s’arréta tout confus, et ses deux amis, le considérant avec une
nouvelle surprise, éclatérent de rire.
« S'il s’agissait de Raymond, reprit Paul, je dirais : ily: a une
femme 14 dessous. »
La confusion du pauvre Justin devint indescriptible.
« Il y ena une! » poursuivit le peintre avec un surcroit de gaieté.
Justin porta autour de lui des regards effarés; il crut que la
divine Charlotte était 1a invisible et présente et qu’elle entendait
leur conversation.
Lorsqu’il ful bien convaincu qu'il était seul ou & peu prés avec ses
deux compagnons sur la terrasse de I’hélel Suisse, il leur dit en
confidence que le cidre d’Hermann Bauer était effectivement trés-
capiteux el qu'il prendrait volonticrs avec cux une tasse de café.
La musique du Casino jouait une délicieuse valse de Strauss, la
nuit était tide, le ciel tout parsemé d’étoiles, et il y avait dans l'air
je ne sais quoi d’enivrant et de voluptueux.
a O Pexquise journée que j’ai passée! s’écria Paul quard le café
fut servi. Restcr une dizaine d’heures tout seul en présence d’une
pareille nature! Je ne vous 1i.onireral pas ce que j’ai fait, vu que
jai tout effacé en rentrant; mais, croyez-le, ma peine n’a pas été
perdue.
— Moi, dit Raymond, j’ai gardé dans ma mémoire les vers que
j'ai composés ce malin. Je les ai récilés aux glaciers, et ils ne les ont
pas trouvés mauvais.
— Dis-les-nous. | .
— fl leur manque encore quelque chose pour plaire aux hommes.
— Voila, messieurs, continua le peintre, voila ce qu’il y ade vrai-
ment déplorable dans l’art! Rien n’est beau absolument. La nature,
notre modéle, est contente de notre ceuvre ; ce n’est pas assez, il faut
encore accommoder cette couvre au gout de nos semblables, et le plus
70 . LE ROMAN DE LA SUISSE.
souvent 4 la mode du jour. O dur labeur de artiste! 0 gloire trop
chérement achetée! Ce que nous faisons de mieux est toujours ce qui
nous vaut le moins d’éloges ; le faux dans}’art est supérieur au vrai,
parce que le vrai s’écarte de la régle ou plutét de la routine. Si je
vous disais... Mais je parle a des oreilles distraites. Ce n’est plus ka
nature seule qui vous absorbe, 6 mes amis! soyez francs avec mot.
A quoi pense Raymond ?
— A l’inconnue du lac de Thoune.
— Ala bonne heure. Mais Justin sera-t-il aussi sincere? A quoi ou
4 qui pense Justin ?
— Il setait? dit Raymond. Je vais répondre pour lui : a la fille
d'Hermann Bauer! »
— Taisez-vous, tais-toi, s’écria le pauvre garcon éperdu en com-
primant l’accent de sa voix. Mais comment sais-tu qu’il a une fille? »
Ici partit un nouvel éclat de rire, mais si retentissant, si accusa-
teur, que celui qui l’dvait provoqué edt voulu étre a dix pieds sous
terre.
« Comment Je sais qu'il a une fille? reprit l’aristocratique Ray-
mond. Je le sais, parce que je Pai lu dans tes yeux, mon bonhomme.
Cesse donc de te ‘contraindre, ouvre-nous ce cceur naif of germe une
perle estimable. Dit-on qu'une perle germe? Evidemment, non.
Pourtant je le dis pour mieux exprimer ma pensée. Les expressions
fausses sont quelquefois... si expressives | Parle, 6 Justin, parle sans
crainte. Nous pénétrons, malgré toi, jusqu’au fond de ce cceur que tu
t’obstines & nous fermer. » |
‘Le gros Justin palit, rougit, balbutia et sentit la sueur de la honte
couler a grosses gouttes sur son front et sur ses joues. Il edt préféré
se taire; mais il craignait Pindiscrétion de ses amis, et il leur parla
pour étre plus sir du secret. Oh! que voila bien la prudence des
amoureux |!
« Ecoutez, leur dit-il donc, il nes’agit pas de plaisanter, c’est une
chose sérieuse. Personne ne peut nous entendre? Je ne voudrais pas,
vous sentez bien, compromettre une jeune fille que jiai_vue-aujour-
d’hui pour la premiére fois et avec laquelle } Je n’ai pas seulement
échangé dix paroles. Mais je crois... je n’en suis pas bien sir en-
core... Si! au contraire, j’en suis sur, quoique ce soit absurde. I!
en arrivera ce qu'il pourra, vous en direz ce que vous voudrez, j’aime
Charlotte.
— Quelle Charlotte? demanda le peintre.
— Une Charlotte d'imagination, ou une Charlotte en chair et en
os? demanda le poéte.
— Est-ce la Charlotte de Goethe?
— Est-ce celle de Chateaubriand ?
LE ROMAN DE LA SUISSE. 11
— Non, non, c’est une jeune fille, ‘une vraie jeune fille qui est..
Oh | je ne puis pas vous dire combien je la trouve jolie. Tenez, elle
ressemble 4 son pére que vous avez vu sur le bateau 4 vapeur. Mais
elle est bien mieux.
— Et quels sont tes projets? continua Paul en essayant de garder
son sang-froid.
— Est-ce que je sais, moi? s’écria le malheureux Justin avec une
émotion qui allait jusqu’aux larmes. Est-ce que je puis avoir des
projets? L’aveu que je vous ai fait n’a pas le sens commun. Et si vous
saviez tout ce qui me passe par la téte depuis quelques heures! Je
réve une vie toute autre que celle 4 laquelle je suis destiné, une vie
primitive, une vie d’avant le déluge. Le pére m’a dit en chemin que,
s'il trouvait un brave garcon qui convint & sa fille, il la lui donne-
rait avec joie. N’ai-je pas été tenté de le prendre au mot? Heureuse-
ment je n'ai pas osé. Qu’aurait dit le pére Bouvard, mon Dieu? N’est-
il pas convenu dans la famille que je dois rester garcon, me sacrifier
a l'avenir de ma sceur Amanda? Ma mére dirait que je suis fou. Je le
suis en effet. L’air qu’on respire ici n’est pas bon pour moi.
— Je commence a le croire, dit Paul avec une certaine gravité.
Il est sir que cela peut devenir inquiétant. Ecoutez, tous les deux,
vous savez que le but de notre voyage... est de voyager, de voir la
Suisse. Eh! bien, nous avons vu suffisamment Interlaken. Rien ne
nous y retient. Allons plus lom.
— Pourquoi donc? objecta Raymond que cette proposition impré-
vue paraissait contrarier. Quel danger court notre camarade Justin?
Il aime ou il est sur le point d’aimer. C’est son premier réve. Lais-
sons-le lui savourer & loisir.
— Non, je crois que Paul a raison, interrompit Justin avec l’éner-
gie de la peur. Partons demain matin.
— Partez, si vous voulez, répliqua Raymond ; pour moi, je reste.
Je ne quitterai pas Interlaken ayant dimanche.
— Dimanche ! exclama Paul. Mais c’est? }aujourd’hui lundi, si je
ne me trompe. Nous ne pouvons perdre huit j jours 4 Interlaken. Ce
n'est pas notre plan.
— Interlaken, reprit le poéte, est un centre d’ot rayonnent toutes
sortes d’excursions charmantes. Nous n’aurons pas de peine a bien
employer nos journées. II faut voir Immensee, Ia vallée de Lauter-
brunven, le lac de Brienz, la cascade du Giesshach, celle du Stau-
bach, Grindelwald, que sais-je? les beautés classiques de ld Suisse.
— Je ne proposais de partir que pour le repos de Justin, insinua
le peintre. |
— Restons pour son bonheur, riposta le poéte.
712 LE ROMAN DE LA SUISSE.
— Qu pour mon malheur, murmura pileusement l'employé. a la
préfecture de la Seine. »
Paul et Raymond ne purent s’empécher de rire de plus belle de
accent convaincu avec lequel il avail prononcé ce mot sinistre; mais,
comme ils étaient fatigués tous les trois, ils ne prolongérent pas.l’en-
trelien davantage et quiltérent la terrasse pour aller se coucher.
Le lendemain, Raymond prétexta une migraine pour rester a I’ho-
tel et ne pas accompagner ses amis. Il étail évident qu’il désirait étre
seul, mais il ne jugea point 4 propos de leur en dire le motif. Paul
et Justin partirent donc seuls pour leur seconde excursion, et prirent
une direction toute différente de celle dela veille ; mais, comme ils
n’avaient pas de guide, ils firent fausse route, et, aprés avoir marché
pendant plus de deux heures, ils se retrouvérent précisément 4 l’en-
droit ot ils s’étaient arrétés le jour précédent. Le peintre en prit
aisément son parti et en profita pour continuer le petit tableau qu il
avait commencé. Quand Justin le vit bien en train de travailler, il
le quitta pour se promener seul, et soit par hasard, soil avec inten-
tion, reprit le chemin qui conduisait 4 la maison d’'Hermann Bauer.
Seulement il nes’égara pas cette fois, il y arriva tout droit sans avoir
besoin d'interroger personne. :
La porle semblait fermée comme la veille; la barque était atta-
chée au riyage, tout était dans le méme état et dans le méme silence.
Justin n’osait approcher. Il se cachait derriére les arbres ou dans les
plis profonds du terrain, les yeux toujours fixés sur le bienheureux
chalet... Mais tout 4 coup un chant léger, une espéce de tyrolienne,
. frappe son oreille. C’est la voix de Charlotte, iln’y a pas 4 en douter.
Elle est dans l’intérieur de la maison, avec sa mére, ou seule peut-
€tre. Pourquoi Justin tremble-t-il? 0 bonheur ! Elle ouvre une porte-
fenétre qui donne sur la galerie de bois du premier élage, elle y
reste quelques instants pour cueillir un peu de linge qui séchait au
soleil et rentre aussitét. I] savoure longuement la joie de l’avoir
entrevue. Puis, comme l’aprés-midi s’écoule et qu’il craint les ré-
flexions malignes de son compagnon, il s’arrache de ces lieux; s’é-
loigne d’un pas rapide et revient au point d’ou il est parti.
Les jours suivants, Raymond continuant de se prétendre indis-
posé et Paul ayant pris 4 son service un petit musicien ambulant qui
se chargeait dele guider dans les montagnes et de porter sa boite
et son chevalet (nous ne tarderons pas 4 faire connaitre quel était
cet utile personnage), Justin, qui était de plus en plus dominé par ses
Idées de tendresse et qui ne trouvait la nature vraiment belle qu’ou
il avait chance d’entrevoir Charlotte, se dirigea réguliérement du
méme coté et s’enhardit jusqu’a s’approcher tout prés du chalet,
mais sans oser y frapper encore.
LE ROMAN DE 1.4 SUISSE, 13
Le hasard, propice aux amourecux, vint 4 son secours. Un matin
qu'il errait dans les environs et qu'il s exhortait en vain 4 plus de
hardiesse, il apercut Charlotte.elle-méme qui courait dans la mon-
tagne 4 Ja recherche d’une de ses chévres. !I n'y avait pas moyen de
l'éviter ; elle l'avait apergu aussi. Il affermit donc son cceur et alla
résoliment 4 elle.
« Ah! c’est vous, lui dit-elle. Mon pére sera bicn faché de ne pas
vous voir. Je viens de le.conduire ainsi que ma mere de l'autre cété
de l'eau. Ils sont allés lier leur foin. Si vous voulez, je vais aller
chercher du pain, du lait et des fraises (je sais que vous les aimez),
et vous déjeunerez ici. » ,
Cétait une maniére délicate de faire comprendre au jeune homme
quelle ne pouvait le recevoir dans la maison en l’absence de ses
parents.
Elle revint presque aussitét avec ce qu’elle lui avait proposé, et
ils déjeunérent ensemble 4 quelque pas l'un de l'autre, elle assise
sur un tronc d‘arbre qui se trouvait 1a, luisur une pierre de la route,
car il n’avait pas osé se mettre a cété d’elle, quoiqu’il y eut de la
place. Ils se dirent beaucoup de choses qu’il serait trop long de rap-
porter, de ces choses qui sont pourtant bien inléressantes, et qui
font marcher vite les événements. Ils n’étaient pas d’un quart d’heure
ensemble que Charlotte savait, 4 n’en pouvoir douter, que Justin
était sérieusement amoureux d’elle, et cette découverte ne lui ful pas
désagréable, au contraire. Elle était destinée & épouser quelque
paysan, un homme de la montagneou d’un village voisin, et quoique
Justin ne fut pas beau assurément, c était un Parisien, un monsieur,
et, aux yeux de Charlotte, qui était presque une demoiselle, il avait
l'espéce de supériorité que Jes étrangers auront toujours en Suisse
sur les indigénes. Elle fut donc aussi flaitée que touchée de son
amour, et comme il ne manqua pas de lui dire que son réve edt élé
de vivre dans ce beau pays, qu'il se sentait plus fait pour le travail
des champs que pour celui du cabinet, qu'il avait une place dans un
bureau 4 Paris, des fonctions sédentaires qui ne lui convenaient pas,
ce fut Charlotte elle-méme qui lui demanda s’il ne pourrait pas les
quitter, ces malencontreuses fonctions. Ils s’entendaient déja 4 mer-
veille. ;
jl revint le lendemain & la méme heure et rencontra de nouveau
Charlotte. Ce jour-la, i] fut convenu entre eux que Justin parlerait a
M. Bauer.
Justin était entiérement sous le charme. Il ne pensa plus 4 la colére
du pére. Bouvard, au chagrin qu‘aurait sa mére de le voir partir pour
toujours, 4 l'avenir d’Amanda qui se trouverait gravement compro-
mis par un tel mariage; il fut égoiste comme un amoureux, il ne
14 LE ROMAN DE LA SUISSE.
pensa qua lui, et, ayant fait en sorte de rencontrer l’ancien compa-
gnon d’armes de son pére, il lui expliqua en toute franchise Pespoir
qu’il avait congu et les projets qu’il avait formés.
« Je suis fort, lui dit-il, j’ai deux bons bras, je n’ai jamais été
malade. Il y avait déja longtemps que je me sentais mal a ]’aise dans
les bureaux ; 4 présent il me serait impossible d’y respirer. Je par-
tagerai votre vie, je vous aiderai, je travaillerai, je ferai produire a
votre terre le double de ce qu'elle produit. Je ne suis plus un jeune
homme, j’ai vingt-sept ans passés ; je suis donc libre de disposer de
moi. Voulez-yous que je sois votre gendre? .
— Je ne demande pas mieux, répondit le pére Bauer sans prendre
ja peine de dissimuler sa satisfaction, et je crois méme pouvoir vous
dire que vous ne déplaisez pas 4 ma fille. Je ne suis pas bien riche;
mais j'ai pourtant un peu d’argent placé, et cette maison m’appar-
tient avec ce qui l’entoure. Nous avons encore une belle piéce de terre
de l'autre cété de la riviére. Qu’avez-vous de votre part? Votre pére
et voire mére existent encore. Vous ne pouvez avoir en propre que
vos économies. A combien se montent-elles?
— Je n’ai pas fait d’économies, répondit Justin. Je donne a mon
pére plus de la moitié de ce que gagne.
— Ah! fit le Suisse avec étonnement. Et-que gagnez-vous ?
— Deux mille francs 4speu prés. |
—— C’est gentil. A quoi les gagnez-vous ?
— Je suis employé a la préfecture de la Seine.
— Ah! diable, vous ne pouvez pas étre employé 4 la préfecture
de la Seine et partir tous les matins d’Interlaken pour vous rendre a
votre bureau. Si vous donnez votre démission, vous voila sans res-
sources sur le pavé de la grande ville. Ce nest pas tentant pour un
pére de famille. Quoique je n’aie pas pour Charlotle de prétentions
exorbitantes, encore suis-je en droit d’exiger que homme qui
Pépousera lui apporte quelque chose. Vous étes bicn porlant sans
doute ; mais vous n’étes pas rompu 4 notre vie, vous ne vous étes pas
exercé 4 nos travaux. Vos parents ne pourraient-ils pas se saigner
un peu pour vous? Mon vieux camarade Bouvard doit avoir quelque
fortune. .
— Il n’avait rien que sa solde, lorsque ma mére, qui avait & peine
eu la dot réglementaire, hérita d'une soixantaine de mille francs.
C’est ce qui le décida 4 prendre sa retraite.
— Eh! bien, qu'il vous donne en mariage une quinzaine de mille
francs, et qu’il vous en assure autant aprés lui, je suis votre homme.
— Mais, interrompit tristement Justin, jé suis sir d’avance qu’il
ne voudra rien me donner du tout. Il ne fera quelque chose que
pour ma sceur.
LE ROMAN DE LA SUISSE. 15
— Ce n'est pas juste, il doit faire autant pour vous que pour elle.
Mais, mon cher garcon, nous avons assez causé la-dessus. Je vous ai
dil mes condilions: si yous ne pouvez pas les remplir, oubliez tout
de suite le chemin qui conduit 4 ma porte. Adieu donc, ou au revoir.
Je ne marierai pas Charlotte avant un an d’ici, 2 moins qu'elle ne
trouve un meilleur parti.
— Mais... ;
— Les paroles sont inutiles. La voici. Ecoute, Charlotte, dis adieu
4 monsieur Bouvard, et prends vite la rame pour me traverser de
Vautre cété de l'eau. Quant & vous, mon camarade, je vous prie de
vous éloigner au plus vite et de ne point attendre qu’elle revienne. »
Tout cela était dit d'un ton qui ne souffrait point de réplique. Jus-
fin était au désespoir, mais i] poussait la délicatesse jusqu’au scru-
pule. Il vit la barque disparaitre au tournant de la riviére, il jeta sur
le chalet un long regard mouillé de larmes, mais il se conforma aux
ordres d’Hermann, il n’attendit pas que la jeune fille fat revenue.
V
RENCONTRES ET AVENTURES.
Nous avons voulu mener jusqu’a la catastrophe finale ]'innocenle
intrigue que Justin avait nowée aux environs d’Interlaken, et nous
avons dd nécessairement, pour nous occuper de lui, néghger un peu
ses amis. Il nous faut maintenant revenir sur nos pas ef nous mettre
au courant de ce qui était arrivé pendant ce temps au peintre et au
te.
Pin soir, que Paul Richaud revenait seul de la montagne, et que,
chargé de tout son attirail de travail, il suivait, pour aller diner a
son hétel, la grande rue de la ville, il fut accosté par un petit musi-
cien ambulant qui raclait du violon en demandant l’auméne, et qui
voulait 4 toute force le soulager de son fardeau.
« Laisse-moi tranquille, lui dit brusquement l’arliste. Je n'ai
besoin ni de ton aide ni de ta musique. »
— Ah! signor, s’écria le petit musicien, vous ne renverrez pas
“ainsi le pauvre Beppo !
Paul s’arréta, le considéra avec attention, et il eut peine & recon-
naitre l'enfant qui lui servait naguére de modéle, et qui était si fier
de sa beauté. Ce n’est pas que son costume ne fut a peu prés le
méme, car il avait toujours ses guenilles italiennes; mais un vieux
chapeau roux aux larges bords lui ombrageait la téte, et quand,
76 LE ROMAN DE LA SUISSE.
d’un geste familier, Paul eut fait sauter ce chapeau, il s’apercuf,
avec une pénible surprise, que le pauvret était complétement défi-
guré. Une grande balafre & peine cicatrisée, et qui lui avait crevé un
ceil, lui traversait fout le visage.
« Eh! bon Dieu, qui t’a mis dans cet élat? lui demanda l’artiste
stupéfait. Tu es presque méconnaissable. Que tst-il arrivé, mon
petiot, et comment as-tu perdu ce qui te faisait vivre?
— Je me suis battu avec mon frére, répondit Beppo. Il était ja-
loux de moi, et nous ne pouvions plus nous entendre. C’était A As-
ni¢res. Il y avait dans un champ des soldats qui avaient bu, et qui
s’étaient endormis apres avoir jeté leurs sabres sur V’herbe. J’en ai
pris un, et luiun autre, et il m’a porté un coup qui m’a fait tomber.
Mais il a été-en prison pour cela, ajouta-t-il d’un air de triomphe.
— Il ne }’a, ma foi! pas volé, reprit Paul en le regardant avec
compassion. Et qu’est-ce que tu es devenu, aprés avoir recu ce joli
coup?
— Je ne pouvais plus poser, signor, vous comprenez bien. J'avais
appris, élant jeune, & jouer du violon, et je m’associai 4 un homme
de grand talent, un vieux joueur de harpe qui allait chanter dans les
cours avec sa fille.
— Dans les cours de !'Europe, n’est-ce pas? Dis donc tout uni-
ment dans les rues.
— Nous préférions les cours, quand on ne nous en chassait pas.
Mon associé me proposa d’aller faire un tour en Suisse avec lui. Je
vous avais beaucoup entendu parler de la Suisse. Nous partimes tous
les trois; mais en route la fille nous a quittés, on ne sait pas ce qu’elle
est devenue. Quant & moi, le vieux m’ennuyait, et j'ai fini aussi par
le planter la.
— Kt quest-ce que tu deviens?
— Je joue du violon, vous voyez.
— Si je ne faisais que le voir. Mais je t’ai entendu, malheureux!
— Si vous voulez, signor, je porterai votre boite et votre chevalet,
et je vous ménerai dans les montagnes, que je connais trés-bien.
— Qui, comme la musique. Mais écoute: puisque tu m’offres tes
services, je les accepte. Je t'engage pour un jour ou deux. Trouve-
toi demain matin, 4 six heures, a la porte de I'hétel Suisse. Seule-
ment, si tu avais, par hasard, la fantaisie de te sauver avec le ba-
gage, tu me préviendrais, je te donnerais vingt francs, ce qui vau-
drait mieux pour toi, ef nous nous scparerions ainsi d’une mani¢re
honorable. »
L’ex-modeéle ayant été exact au rendez-vous, Paul, qui n avait pas
été du tout mécontent de lui, l’emmena encore le jour suivant, et ils
devinrent des inséparables.
LE ROMAN DE LA SUISSE. 77
« Quel dommage, disait le peintre un matin qu’ils cheminaient
gaiement dans la montagne, quel dommage que tu ne sois qu'un
vaurien de la pire espéce! A Paris, j’aurais pu te prendre 4 mon ser-
vice. °
— Oh! non, signor, répondit Beppo, je ne veux pas étre domes-
lique.
— Et qu est-ce.que tu crois donc étre, a l’heure qu’il est?
— Je suis votre compagnon et votre guide. »
Ils s’arrétérent ce jour-la dans un site véritablement enchanteur.
Sur la droite, une forét de sombres pins qui s’étageaient jusqu’a une
hauteur prodigieuse; sur la gauche, un récent éboulement de ro-
chers a travers lesquels une légére cascade descendait par sauts et
par bonds, et, au fond, les Alpes, avec leurs pics de neige qui étin-
celaient au soleil. Beppo avait le talent.de découvrir les bons en-
droits. Sans connaitre le pays, il s’y dirigeait avec une habileté in-
croyable; on eat dit qu'il était depuis son enfance en étroite relation
avec tous les sentiers el tous les défilés de ces montagnes.
Paul s’installa commodément, se mit a peindre, et donna 4 son
petit compagnon la faculté de courir tout 4 son aise dans les alen-
tours.
Il n’y avait pas un quart d’heure qu'ils étaient séparés, que Beppo
revint précipitamment et lui dit :
— Signor, voici une compagnie qui vient d Interlaken : trois belles
dames, toutes trois 4 cheval. Ce sont, pour str, des Parisiennes. Un
vieux monsieur, 4 cheval aussi, est avec elles, et il ya un guide
pour chaque dame. Tenez, penchez-vous un peu; je crois qu’ils vont
passer par ici. »
— C'est bon, laisse-les passer.
£n effet, le cortége annoncé commenga & ‘déboucher d’une gorge
étroile, et Paul, qui s’était promis d’assister impassible au défilé, ne
put s’empécher de tendre le cou en entendant les petits cris que
poussaient les dames.
Ii reconnut aussitdt la famille Dubochet. Mademoiselle Aimée ve-
nait en (éle, et quoiqu’elle se piquat d’étre intrépide, ne paraissait
pas du tout rassurée. Il est vrai que sa selle n’était pas bien assu-
jellie, et qu’elle pouvait craindre d’étre jetée d’un cété ou de l'autre.
Madame Dubochet criait 4 chaque instant qu’il fallait absolument
sarréter, qu'elle avait les cétes rompues, et mademoiselle Mathilde,
qui riait sous cape, criait aussi de temps en temps, moins d’effroi
peut-étre, que pour faire comme sa mére et sa sceur. Quant 4 M. Du-
bochet, il était 4 pied pour le quart d'heure, et suivait prudemment
$9 pacifique monture, que le guide menait par la bride.
Les dames descendirent de cheval, baillérent, s’étirérent; puis,
78 LE ROMAN DE LA SUISSE.
le chef de la famille s’étant assis sur l’herbe, elles prirent place au-
prés de lui et tous quatre s'apprétérent 4 déjeuner avec les provisions
que portait un des guides.
« Ce qui me plail par-dessus tout en Suisse, dit alors mafame
Dubochet, c'est que jyai toujours faim.
— Est-ce qu’on pense 4 manger devant de pareils spectacles? fit
observer M. Dubochet, qui avait la bouche pleine. Jette les yeux
autour de toi, madame Dubochet, et conviens que cela vaut bien le
bois de Boulogne.
— Oui, certainement, répondit-elle, ce serait charmant, si on
pouvait y aller en voiture. Mais ces chevaux de montagne sont si
mauvais, Si mauvais|...
— Ce sont de vraies rosses, déclara tout net mademoiselle Aimée.
— Aimée, lui dit son pére, ménagez un peu vos expressions.
— Quoi donc? riposta l’experte demoiselle, N’ai-je pas employé
le mot propre? On n’en emploie plus d'autres aujourd'hui. Mais a
quoi pense donc Mathilde? La voila qui prend son album!
— Je n'ai plus faim, dit celle qu’on interpellait ainsi, et je veux
emporter d'ici un souvenir. »
Et, ouvrant le petit album qu’elle avait tiré de sa poche, elle se mit
4 dessiner. .
Le ‘jeune ‘peintre était placé 4 une trentaine de pieds au-dessus
d'elles. Il les voyait trés-bien, mais elles ne pouvaient le voir.
. Pendant qu’on déjeunait, les guides avaient fait connaissance avec
Beppo, qui leur avait appris en grand mystére qu’il accompagnait un
prince déguisé qui voyageait incognito.
Laissant sa plus jeune fille dessiner, et l’ainée se reposer sous
l’aile de sa mére, M. Dubochet allait s’éloigner avec un des guides,
lorsque cet homme lui glissa dans l’oreille, en grand mystére égale-
ment, qu’il y avait 1a un prince déguisé qui s'amusait 4 peindre.
M. Dubochet prit son lorgon, regarda, examina, et finit par s'é-
crier :
« Mais c’est Paul Richaud!
— Monsieur Dubochet!... Quelle bonne rencontre!... dit le jeune
homme en feignant une profonde surprise. »
Il fallut nécessairement desceudre pour aller saluer les dames.
« Paul! Encore Paul! s’écria madame Dubochet. Mais c’est a se
croire 4 l’Opéra-Comique, parole d’honneur !
La-dessus, de cordiales poignées de main.
Mademoiselle Mathilde avait fermé son album et l'avait remis
précipitamment dans sa poche, tandis que mademoiselle Aimée,
munie d'une petite glace, se hatait de réparer un peu le désordre
de sa toilette.
LE ROMAN DE LA SUISSE. 79
Lorsqu’on eut échangé les phrases indispensables sur le plaisir
de se rencontrer ainsi sans s’étre donné Je mot, madame Dubochet
dita sa plus jeune fille :
« Pourquoi donc, Mathilde, as-tu cessé de dessiner? Est-ce que
Paul te fait peur?
— Non, répondit la jeune fille en rougissant. C’est que je suis
fatiguée.
— Tu ne Pétais pas tout 4 Pheure.
— Je le suis maintenant. -,
— Laisse-moi done tranquille! Je veux que Paul te voie dessiner.
Ce n’est pas le talent qui te manque.
— Non, certes, dit le jeune. homme; et 4 moins que votre pro-
fesseur ne vous ait aidée dans les dessins que vous m’avez montrés
l'autre jour...
— Mon professeur! répéta Mathilde avec dépit en devenant plus
rouge encore. Vous croyez donc que je vous aurais montré des des-
sins qui ne sont pas de moi? Vous allez voir! »
Et elle reprit son album et se remit & dessiner avec une, vivacité
qui amusa beaucoup Paul.
Madame Dubochet sejpendit alors familiérement au bras du jeune
homme, lui avoua qu'elle trouvait qu’en Suisse les maitres d’hdtel
avaient l’air trés-distingué, et s’éloigna en causant avec lui sur ce
sujet intéressant, suivie de mademoiselle Aimée, qui fredonnait une
cavatine d’Hervé ou dOffenbach. M. Dubochet marchait de l’autre
célé de Paul en fumant son cigare, et celui-ci, qu’il venait de prier
d'en accepter un, n’osait lui demander du feu pour ]’allumer.
—Nevous génez pas, mon cher, lui dit l’industriel. Ges dames
aiment beaucoup !’odeur du fabac.
— Donnez-moi du fey, pére, je vais fumer une cigarette, dit ma-
demoiselle Aimée en tirant de sa poche une jolie petite blague.
— Ce n'est pas trés-distingué; mais Aimée est tout 4 fait moderne,
insinua en riant madame Dubochet. -
— Je n’ai pas de préjugés, voila tout, fit remarquer modestement
mademoiselle Aimée. »
M. Dubochet entreprit alors ayec Paul une conversation dans la-
quelle il commenta a sa fagon Je texte favori de son ami, M. Richaud
le pére, & savoir que la peinture était devenue un art sérieux, de-
puis qu'il était acquis qu'un grand peintre, tout aussi bien qu'un
grand industriel, pouvait siéger au Sénat ou 4 la Chambre.
Au bout d’une vingiaine de minutes on revint prés de Mathilde.
«C’est vraiment bien, ‘dit le peintre en regardant le travail de la
jeune fille. Votre dessin est tout a fait joli.
— Ce n’est pas fini, répondit-elle, flattée de l’accent de sincérité
80 LE ROMAN DE LA SUISSE.
avec lequel il la louait. Je vois trés-bien ce qui manque. Si vous vou-
liez, en quelques coups de crayon vous donneriez a cela un tout au-
tre air. » |
Paul prit l'album et le crayon qu'elle lui tendait, et acheva le
dessin.
Pendant ce temps, un des guides s'était approché du pére, et lui
avait dit que, si on voulait faire l‘excursion projetéc, il élait grand
temps de se remettre en route. Madame Dubochet insista beaucoup
pour que le jeune homme les accompagnét. Mais en vain M. Dubo-
chet offrit-il de le prendre en croupe, ou de lui céder son cheval
pour une partie du chemin, Paul refusa absolument de se joindre
aux excursionnistes, en répétant qu'il était venu en Suisse pour tra-
vailler et non pour s’amuser.
L’élégante caravane se décida donc a le quitter, et s si, au fond du
ceeur, mademoiselle Mathilde trouva qu'il n’avait point agi comme
il aurait di, mademoiselle Aimée lui reprocha tout haut « de n’étre
pas gentil » et de ne savoir rien faire pour les autres :
Lorsque les quatre montures se furent engagées avec leurs guides
dans l'espéce d’étroit défilé qu’on devait suivre, Paul, qui étail devenu
réveur, se remit au travail, et Beppo, au lieu de s’éloigner, s’éten-
dant & quelques pas de lui sur l’herbe épaisse, entama ainsi la con-
versation.
« Ces gens-la sont riches, riches, trés-riches. Le vieux monsieur
joue a4 la Bourse et gagne beaucoup d’argent, au moins dix mille
francs par jour. C’est pour cela qu'il a été décoré. Il paratt avoir
beaucoup d'estime et de bonne volonté pour vous, signor, ainsi que
madame son épouse. Les demoiselles sont jolies. L’ainée ressemble
4 mademoiselle chose du Palais-Royal, que j'ai vue l’hiver dernier
dans un atelier de la rue Pigale. Elle a trés-bon genre, mais j'aime
mieux la petile, qui a l’air d’avoir aussi bien de la bonne volonté
pour vous. Je crois, 1a, vraiment, en conscience, que la petite en
tient un peu pour votre seigneurie.
— Veux-tu te taire, affreux chenapan! s’écria Paul avec colére.
Laisse-moi (ranquille et va-t’en au diable.
— Vous seriez bien embarrassé si je vous prenais au mot, conti-
nua le gamin sans faire un mouvement. (Il était couché sur le ven-
tre, les coudes sur le gazon, et sa (le dans ses mains); je vous ai
conduit oi j’ai voulu, et, si je vous abandonnais, vous ne sauriez
revenir tout seul & Interlaken. Ne vaut-il pas mieux causer douce-
ment et me laisser dire ce que je pense? On a souvent besoin d'un
plus pelit que soi, comme a dit un poéte célébre. Si je vous donne
un bon conseil et que vous le suiviez, vous en porterez-vous plus
mal? J'ai bien observé cette jeune demoiselle. Elle vous aime, elle
LE ROMAN DE LA SUISSE. 81
vous aime d’amour. Elle s’est éloignée comme 4 regret, et elle s’est
retournée deux fois pour nous voir. Le pére vous la donnerait en
mariage, je vous le garantis, si vous vouliez m’écouter et vous laisser
diriger par moi. Je ne vous prendrais pas tant que M. de Fui pour
faire votre bonheur. Plantez donc 14 votre botte et votre chevalet,
suivez-moi comme vous pourrez; je vous méne a travers ces taillis,
nous tournons la montagne et nous les rejoignons avant qu’ils
soient la-haut. C’est votre bon génie qui vous parle, cher seigneur.
Ecoutez-le. .
— Je ne veux pas me déranger. Sans cela, je t’allongerais le plus
joli coup de pied que tu aies jamais regu, et tu n’aurais que ce que
tu mérites.
— Je sais que, lorsque vous éles en train de peindre, vous n’aimez
pas 4 vous déranger, poursuivil l’imperturbable Beppo; c’est pour
cela que je ne me gare pas. Je disais donc que vous feriez bien
d'épouser la petite. Ou la peinture vous ménera-t-elle? A lhépital,
comme plusieurs peintres de talent dont je ne sais plus les noms,
mais devant lesquels j’ai posé plus d'une fois. Ne serait-il pas plus
agréable pour vous de voyager en grand seigneur dans votre voilure
que d’aller 4 pied en artiste? J’avais déja vu ces dames et le vieux
monsieur. Ils étaient l'autre jour dans une belle caléche 4 quatre
chevaux avec des postillons qui faisaient claquer leurs fouets. C était
bien joli. La dame m’a méme jeté une piéce blanche, parce que je
'ai appelée madame la duchesse. Ce sont des gens qui ne regardent
pas du tout a la dépense, et je suis sir qu’ils vous donneraient leur
fille en mariage avec beaucoup d’argent. Il est trop tard 4 présent
pour les rattraper. Mais si vous voulez écrire une petite letire a la
jeune demoiselle, je me charge de la lui remettre en cachette et de
vous rapporter la réponse.
— Misérable bohémien! s’écria Paul en quittant palette et pinceau
eten s'apprétant 4 administrer une verle correction au petit drdle. »
Mais, en un clin d'ceil, Beppo s était relevé, et, grimpant leste-
ment sur une roche qui paraissait inaccessible, il s’y posa comme
un singe, et de 14 apostropha en ces termes son trop susceptible
interlocuteur :
« Signor, les coups sont des raisons, je le sais, des raisons excel-
lentes, mais seulement lorsqu’on les recoit. Vous ne m’avez donc
pas convaincu. Je persiste & vous dire que la peinture est un métier
de meurt de faim, et que le mariage est préférable sous tous les rap-
ports. Je vous renouvelle l’offre que je vous ai faite. Réfléchissez-y
sans colére. Je vous laisse & vous-méme, et reviendrai vous cher-
cher, lorsqu’il en sera temps. »
Sur ce, il disparut, et notre artiste, dés qu’il fut seul, ne put s’°em-
40 Avan 1872. 6
82 LE ROMAN DE LA SUISSE.
pécher de penser aux délicates et gracieuses avances que la jeune
fille lui avait faites en plus d’une occasion et qu’il avait toujours
repoussées, I] savait qu'une telle union serait tout 4 fait du gout de
son pére et qu’il aurait toute facilité pour l’'accomplir; mais il savait
aussi, ou du moins il était persuadé que lartiste marié n’a plus
d’avenir. D'ailleurs, il n’aimait pas Mathilde. Elle était sans doute
moins ridicule que sa sceur, infiniment plus jolie, plus fine et plus
spirituelle; elle avait méme des dispositions remarquables pour le
dessin... Mais, en fin de compte, il n’éprouvait pour elle qu'un in-
térét calme qui ne pourrait jamais le conduire 4 lui sacrifier la car-
riére qu’il avait choisie. Il aimait son art pour lui-méme et en dehors
des succés qu’il pourrait y obtenir. En présence de |’admirable nature
qui l’environnait, qui le pressait, pour ainsi dire, de toutes parts,
il se sentait encore plus artiste qu’il ne l’était & Paris, et par consé-
quent plus fort contre les séductions. Et pourtant jamais a Paris
Mathilde n’avait produit sur lui cette impression, qui lui semblait
d’autant plus bizarre, qu'il la trouvait en contradiction, en opposi-
tion directe avec le lieu ot il l’avait ressentie. Pour étre jolie et
apréable, cette jeune fille n’était pas moins l'antipode de l’idéal qu'il
révait, du genre de beauté qu’il préférait... Peu 4 peu cependant, il
se remit au travail; il surmonta l’espéce d’agitation que l’indiscrétion
de son guide avait déterminée en lui, et ce ne fut que quand le jour
commenga 4 décrottre qu'il songea qu’il avait encore une longue
traite a faire avant de rentrer au gite, et que Beppo était en retard.
Ii jeta les yeux autour de lui, croyant V’apercevoir dans quelque
coin; il explora les environs et ne fut pas plus avancé.
Enfin, perdant patience, il appela « Beppo! Beppo! » 4 plusieurs
reprises; mais l’écho seul lui répondit.
Un grand quart d’heure s‘était écoulé et il s’apprétait 4 partir
seul, lorsque Beppo reparut dans la position sire qu’il avait choisie
pour débiter sa péroraison. Aprés avoir fait ses conditions, c’est-a-
dire aprés avoir stipulé qu'il ne serait point battu, le malin enfant
consentit a descendre, & reprendre la boite et le chevalet et A recon-
duire jusqu’a l’hétel son maitre improvisé.
Celui-ci comptait y rejoindre Raymond et Justin; mais il ne trouva
que Raymond avec qui il dina 4 table d’héte et qui lui parut tout
joyeux et presque triomphant. Le poéte avait eu aussi ses aven-
tures.
« Tu as dd étre surpris de me voir interrompre tout 4 coup mes
excursions, dit-il 4 Paul quand ils furent seuls tous les deux devant
une petite table, sur laquelle on leur avait servi le café. Il y a trois
jours que, sous prétexte d’indisposition, je me dispense de yous
accompagner comme j’aurais du le faire, d’aprés nos conventions.
LE ROMAN DE LA SUISSE. 83
Mais Justin, l’innocent et régulier Justin, est & peu prés dans le
méme cas que moi. Si vous partez ensemble le matin, vous ne reve-
nez pas ensemble le soir, et il est fort heureux que tu aies fait la
rencontre de ton petit modéle de Paris, sans lequel tu passerais tes
journées dans la plus complete solitude. Justin a une excuse que
nous avons devinée ; j’en ai une aussi que tu ne devines pas, et c’est
pourquoi je veux te la dire. |
— Comme tu voudras, lui répondit Paul. J’ai l’habitude de laisser
mes amis entiérement libres et de les prendre, non pas tels qu’ils
ont toujours été, mais tels qu’ils sont pour le moment. Tu concois
que je ne suis pas assez simple pour avoir accepté les diverses dé-
faites dont tu me payes depuis trois jours. Si j’avais cherché un peu,
jaurais trouve ; mais j'ai préféré, de peur d’étre indiscret, demeu-
rer dans la plus compléte indifférence sur ce qui te concerne. Je
veux donc croire que tu as employé ton temps & ta maniére et que
iu as mieux aimé voir tout seul les belles choses que nous aurions
pu admirer ensemble.
— Je n’ai rien vu, je ne vois rien, mon cher Paul, rien que la
Jungfrau, Yéternelle Jungfrau que je considére toujours du méme
point et qui, pour étre belle, ne commence pas moins a me paralitre
ala longue assez fastidieuse. Il faut que tu saches que nous n’étions
pas 4 Interlaken depuis vingt-quatre heures que, d’une fenétre de
Phétel, je vis passer une élégente caléche, dans laquelle je crus re-
connailre.... ma charmante Anglaise de Berne? Non, tu n’y es pas.
Notre belle inconnue du bateau. Descendre quatre 4 quatre et m’é-
lancer sur ses traces, ce fut l’affaire d'un instant. Par malheur, les
chevaux étaient de superbes chevaux anglais qui l’emportaient a tra-
vers un nuage de poussiére, et, malgré toute ma bonne volonté, je
les eus bientét perdus de vue. Mais je me promis d'¢tre aux aguets,
et le lendemain une voiture stationna toute la journée devant l’hdtel,
voiture dans Jaquelle je me proposais de monter en hate, dés que celle
de mon inconnue paraitrait. Personne ! Vers le soir, un peu décou-
ragé, je me promenais, en vous attendant, dans le jardin du Casino,
lorsque je rencontrai D..., le charmant jeune premier de la Comé-
die-Francaise, qui vint 4 moi de lair le plus affable, me dit qu'il
élait trés-aise deme voir, qu'il avait des conseils 4 me demander ;
quil était venu en Suisse pour se reposer et non pour étudier, mais
que, sur des instances auxquelles il n’avait pu résister, il avait con-
senti a apprendre le réle de l’amoureux dans ma petite comédie du
Sphinz, qu’on devait jouer le samedi suivant & l’hdtel de la Jung-
frau au profit des familles ruinées par les avalanches. Je lui répon-
dis naturellement qu’il n’avait pas besoin de mes conseils, que le
tile avait été créé 4 Paris par un acteur qui ne le valait pas, dont
84 LE ROMAN DE LA SUISSE.
j'avais pourtant été trés-content, et que, quant 4 lui, j’élais sir d’a-
vance qu’il y serait parfait. Mais il insista avec la modestie d'un veé-
ritable artiste, et il fut convenu que j'irais diner avec lui 4 ’hdtel de
la’ Jungfrau et que nous étudierions le réle ensemble. Il va sans dire
que je fus ravi de la maniére intelligente dont il Pinterpréta. « Tant
mieux que vous soyez content, me dit-il, car 11 faudra bien me tenir,
si je ne veux pas étre éclipsé. Le réle de la femme est rempli par
une personne de grand talent. — Est-ce une actrice que je con-
nais? » lui demandai-je. « Ce n’est point une actrice, me répondit-
- il, 4 moins qu elle n’ait joué la comédie 4 l’étranger, ce que je crois.
Mais elle n’a jamais paru sur un théatre de Paris. C’est une grande
dame qui joue pour son plaisir. » J'’étais tout oreilles, comme tu
penses. La maniére dont l’inconnue étudiait sur le bateau la bro-
chure du Sphinx m’était revenue en mémoire, et j’accablai D... de
questions. Par malheur, il savait fort peu de chose. Madame de Ram-
bures (c’est le nom qu’elle prend ici. D... est sir que ce n’est pas le
sien; il la croit Ifalienne ou Polonaise), madame de Rambures n’ha-
bite pas 4 Interlaken. Elle est déja venue cing ou six fois répéter avec
lui; mais elle n’arrive jamais du méme endroit, et un grand per-
sonnage qu’elle connait et qui passe ici l’été lui envoie toujours ses
cheyaux, tantét dans une direction, tantét dans une autre. D... ne
manqua pas de me prévenir que la curiosité du public était déja trés-
éveillée. Il me conseilla de retenir ma place d’avance, si je voulais
assister 4la représentation, car beaucoup de places étaient retenues,
et il allait étre impossible de s’en procurer. J’en ai pris trois, vou-
lant vous y conduire tous les deux. Depuis lors, je suis toujours avec
D..., espérant que madame de Rambures viendra derechef a l’hétel.
I] m’a promis de me présenter 4 elle, et, comme elle n’est pas venue
aujourd’hui et que c’est demain vendredi, il est plus que probable
qu'elle viendra demain pour faire une derniére répétition. »
Raymond avait débité cette longue narration sans s’arréter, et
comme un homme qui est pressé de décharger son cceur. Paul n’était
pas en mesure de le blamer, puisque lui-méme avait parlagé |’admi-
ration un peu trop prompte que le charme plut6ét que la beauté de
l’étrangére avait inspirée au poéte. Il ne put lui-méme se défendre
d’un secret mouvement de joie & la pensée qu’il reverrait aussi la
belle dame. Il sentait bien que, si l'un d’eux avait quelque chance
de réussir auprés d’elle, c’était Raymond ; mais il ne pouvait se rap-
peler sans émotion l’espéce de fascination qu’il avait subie, et il était
bien aise au fond des’y exposer encore. Le danger, rien que pour le
danger, exerce quelquefois une attraction toute-puissante.
Raymond passa toute la journée du vendredi a I’hétel de la Jung-
frau. D... trouvait cela tout naturel ; il croyait que Raymond l’étu-
LE ROMAN DE LA SUISSE. 85
diait pour lui faire un rdéle bien a sa laille, et il ne se fit point faute
de luidonner toutes les indications nécessaires. :
Il lui avait dit incidemment, il est vrai, qu'il était sir que madame
de Rambures viendrait répéter ‘une derniére fois, qu’il l’attendait a
toute minute.... Mais elle ne vint pas.
Le jour de la représentation était arrivé. On avait disposé une
sorte de thédtre dans le grand salon de l'hétel, car, outre la comédie,
il devait y avoir un concert dans lequel plusieurs célébrités devaient
se faire entendre. Raymond était venu dés le matin relancer son co-
médien. Celui-ci était convaincu maintenant qu’il y aurait quelque
anicroche, que madame de Rambures ne viendrait pas et que la re-
présentation n’aurait pas lieu. Il ne se doutait pas, en parlant ains},
qu'il portait un coup cruel au coeur du jeune poéte. La journée se
passa pour lui dans toutes les angoisses de l’attente. Enfin, vers les
cing heures de l’aprés-midi, la fameuse caléche parut sur la route
ets'arréta devant l’hdtel, et Raymond, qui s‘était mis en sentinelle
4 l'une des fenétres, put constater lui-méme, on juge avec quelle
joie! que c’était bien la personne qu'il attendait.
D..., qu'il courut prévenir, se rendit galamment au-devant de la
belle dame, et, sans autre préambule, lui demanda la permission de
lui présenter l’auteur de la petite piéce qu’ils devaient jouer en-
semble et qui se trouvait par hasard a Interlaken.
Elle accucillit Raymond avec la meilleure grace du monde, lui fit
un compliment court, mais point du tout banal, sursa comédie ; puis,
le considérant avec plus d’attention, elle dit qu’elle croyait l’avoir
déja vu quelque part.
« Sur le bateau, en traversant le Jac de Thounc, lub dit-il.
— Sur le bateau? Non, répondit-elle. J’étais tellement contrariée
ce jour-la, que je n’ai vu personne. Une amie, qui devait venir me
prendre & Thoune, m’a manqué de parole, de fagon que jai dd
monter seule sur le vapeur. Je ne savais que devenir, et, sans votre
Sphinx que j’avais avec moi, je ne sais comment j’aurais passé le
temps de la traversée. Non, ce n’est pas sur le bateau que Je vous
ai vu, c'est & Paris. »
Sans entrer dans plus de détails, elle dita D... qu’elle était venue
de bonne heure pour répéter, et que, sil voulaif, ils allaient com-
mencer tout de suite. D... ayant teémoigné le désir que la répétition
eut lieu devant l’auteur, elle y consentit, mais 4 condition que M. de
Vére la jugerait <évérement et ne lui ménagerait pas la vérité.
lis se retirérent tous les trois dans un petit salon isolé et s'y en-
fermérent, de crainte des curieux ou des indiscrets. Madame de Ram-
bures avait le grand chapeau de paille qu'elle portait sur le bateau
ct qu'elle jeta aussitét sur un meuble. Sa téte fine et intelligente au
86 LE ROMAN DE LA SUISSE.
teint mat, aux trails plus expressifs que réguliers, aux grands yeux
noirs garnis de superbes cils, apparut alors au poéte dans toute sa
grace et dans toute sa beauté. Elle éta aussi la longue pointe de den-
telle noire dont elle était enveloppée, et-elle lui parut ainsi plus
svelte et plus jeune qu'il ne croyait. Il lui fut tout a fait impossible
de donner 4 madame de Rambures plus de vingt-quatre a vingt-
cing ans. .
La petite piéce durait & peine une demi-hcure a la représentation.
Elle fut enlevée par les deux habiles artistes avec une verve, avec un
talent; avec ure supériorité dont Raymond n’avait pas Vidée. Il ne
reconnaissait plus son ceuvre, ou, du moins, il la voyait telle qu’il
Pavait concue avant de l’exécuter, telle qu'il l’avait révée et non
pas telle qu’il l’avait faite. Il avait d’abord essayé d’applaudir, de
manifester son étonnement et son admiration; mais, quand la répé-
tition fut finie, i] ne trouva plus une parole, ilne put que serrer dans
ses mains les mains de D... sans oser adresser un seul compliment
a madame de Rambures.
« Est-ce que. vous n’étes pas content de moi? lui demanda-t-elle
—~ I] aurait tort, dit D... en s’inclinant. Je ie défie de trouver votre
pareille 4 Paris ni ailleurs.
— Et ot avez-vous acquis ce talent merveilleux, cet artconsommé?
dit enfin Raymond qui était toujours sous le charme. Vous n’étes
_ pas une comédienne, vous étes le personnage méme. Ot avez-vous
étudié, of avez-vous joué avant de venir ici?
—— J'ai étudié dans ma chambre, répondit-elle avec un sourire
charmant, et j'ai joué fort rarement, cing ou six fois en tout, devant
un petit cercle d’ amis, et jamais devant ce qu ’on appelle un public.
Je me risque ce soir pour la premiére fois, et je vous avoue que
j'ai grand’peur. N’avez-vous pas remarqué comme j’élais intimidée
en commengant? Mais l’assurance de mon excellent partenaire m’a
gagnée ; il ne m’avait pas adressé dix vers, que je me sentais déja
toute autre Je n’étais plus moi, comme vous dites, j’étais le person-
nage méme, je vivais en pleine fiction, en ple idéal, N’est-ce pas
délicieux d’échapper ainsi a la réalité, de se sentir vivre d'une autre
vie que de la sienne? O le théatre, le théatre |
—Si Pidée d’y monter vous prenait un jour, lui dit D... je m’en-
gage d’avance a vous faire débuter 4 la Comédie-Francaise.
—- Oh! ne me tentez pas, lui dit-elle en riant; c’est le fruit dé-
fendu. Parlons plutot de poégie. »
Elle s’assit sur un petit canapé et indiqua du geste 4 Raymond un
fauteuil 4 cdté d’elle. Ce fut naturellement de littérature dramatique
qu’on s’occupa d’abord. Comme elle connaissait 4 fond les ceuvres
des grands poétes de I’Allemagne, de l’Angleterre et de la France,
LE ROMAN DE LA SUISSE. 87
elle exprima des jugements et des idées qui se trouvaient en parfait
rapport avec la maniére de voir de Raymond, et il n’eut pas besoin
de se mettre en frais de galanterie pour étre du méme avis qu'elle.
D..., qui avail autant d’esprit comme homme que de talent comme
acteur, tint fort agréablement sa partie dans la conversation.
Madame de Rambures et Raymond s’entendaient donc a merveille
et paraissaient trés-contents Pun de l'autre, lorsqu’on vint frapper
discrétement 4 la porte. « Entrez, » dit naturellement la jeune
femme ; puis elle se souvint qu’elle avait tiré le verrou, et courut
en riant ouvrir elle-méme.
C’était le kelner de l'hotel qui, avec toutes sortes excuses et de
respects, venait prévenir madame la comtesse que le repas qu'elle
avait commandé était prét.
« Je vous conseille de manger légérement, lui dit D..., il est déja
lard, et vous ne souperez que mieux aprés la représentation, car il
doit y avoir un trés-beau souper.
— Je vais toujours prendre quelque chose, répondit madame de
Rambures. I] faudra ensuite songer & ma toilette. A ce soir, mes-
sieurs. »
Al’heure du spectacle, Raymond, qui était retourné 4 l'hotel Suisse
pour se méttre en tenue de soirée, revint 4 l’hétel de la Jungfrau
avec Paul et Justin, les fit placer le mieux qu’il put, et alla rejoindre
D..., car al préférait rester dans Ja coulisse pendant la représentation
de sa piéce.
L'assemblée était nombreuse et brillante. Tous les étrangers, tous
les Parisiens surtout, qui se trouvaient a Interlaken, avaient tenu a
honneur d’assister 4 une représentation qui avait pour eux un dou-
ble attrait, puisque tout le monde connaissail. D... et que personne
he connaissait madame de Rambures. Paul aper¢ut dans |’auditoire
toute la tribu Dubochet; mais, 4 sa grande satisfaction, il s’en trou-
vait séparé par sept ou huit rangs de chaises. Il eut cependant tout le
loisir de remarquer que mademoiselle Mathilde était fort 4 son avan~
lage avec une robe rése et une coiffure qui n’avait pas l’ exagération
de celle de sa scour, et dont, 4 la rigueur, tous les cheveux pouvaient
passer pour étre 4 elle. Mademoiselle Mathilde répondit trés-gracieu-
sement au salut qu’al lui fit, et plusieurs fois dans la soirée leurs
yeux se rencontrérent sans nécessité absolue, Quant 4 Justin, il avait
vérilablement besoin de se distraire ; c'était ce jour-la méme qu'il
avait pris congé d’Hermann et de Charlotte.
Le Sphinx obtint a Interlaken tout le sucods qu’il avait obtenu a Pa-
ris. Madame de Rambures, qui s’était un peu troublée, comme 4 la
répétition, lors de son entrée en scéne, reprit bien vite tout son
aplomb et réussit d’autant mieux que le public, un peu prévenu con-
88 LE ROMAN DE LA SUISSE.
tre les artistes amateurs, l'avait d’abord accueillie assez froidement.
Elle se surpassa elle-méme : elle éprouva ce qu’éprouve toute véri-
table comédienne quand elle est une fois en communication avec le
vrai public, et 4 la fin de l’acte ce ne furent que longs battements-de
mains, trépignements et cris d’enthousiasme. Toutes Ics dames,
fiéres de ce triomphe obtenu par l'une d’elles, lui jetérent leurs bou-
quets, et tous les hommes regrettérent de n’en pas avoir commandé
d’avance, comme a l’Opéra.
« Cela me fait mal, dit notre héroine émue jusqu'aux larmes
quand elle rentra dans la coulisse; mais ce n’est pas fini : je veux
faire une quéte dans la salle pour les pauvres gens auxquels nous
venons en aide. Vous me donnerez la main, monsieur de Vére.
C’était plus de bonheur que Raymond n’en avait prévu.
D..., qui n’avait rien perdu de leur colloque, fit aussit6t relever la
toile, de son autorité privée.
Il se présenta de nouveau au public qui l’applaudit & outrance
pour lui tout seul, et, quand le silence se fut rétabli, il annonca que
madame de Rambures allait faire une quéte avec l'auteur du Sphinz,
’ qui avait assisté incognito 4 la représentation de sa piéce.
Je vous laisse 4 penser si la quéte fut bonne. Paul, qui par raison
de prudence n’avait jamais que vingt ou trente francs daris son porte-
monnaie, le vida tout entier dans la bourse de la belle dame. Elle le
remercia par le plus éloquent sourire, et il put se flatter aussi qu ‘elle
Vavait reconnu.
« Maintenant, dit-elle 4 Raymond lorsqu’ils furent revenus der-
riére Ja toile, je vais changer de toilette. Je ne puis rester ainsi. Au
revoir, »
Il crut qu’elle lui disait au revoir jusqu’au souper, qui devait avoir
lieu 4 minuit. Il n’eut guére, du reste, le temps de penser & cette
derniére parole, car on s’empara de lui, on le complimenta, on le
féta, et il eut beaucoup de peine a répondre & toutes les avances qui
dui furent faites. M. Dubochet, qui avait parfaitement reconnu lami
de Paul Richaud, demanda 4 celui-ci de le présenter au poéte, et il
fallut que Raymond fat présenté & son tour 4 madame et 4 mesdemoi-
selles Dubochet. Elles voulurent assister en son honneur au souper
qui était & vingt francs par téte, cent cinquante couverts. Tout le
monde espérait bien, comme elles et comme Raymond, revoir ma-
dame de Rambures, cette femme qui, selon l’expression de madame
Dubochet, était l'idéal de la distinction; mais il n’y eut au souper que
Jes musiciens qui s’élaient fait entendre dans la soirée et l'énorme
cantatrice italienne qui avait chanté avec un gosier de rossignol. Ma-
dame de Rambures ne reparut pas. La consternation fut générale
‘quand on apprit qu’elle était partie, qu'elle avait quitté ’hétel.
LE ROMAN DE LA SUISSE. 89
Raymond, dont le front était radieux, rentra soudain dans Ja nuit
comme un soleil qui se plonge tout 4 coup dans l'océan.
I) devint aussi morne et aussi taciturne que I'était, ce soir-la, son
camarade Justin.
Quant a Paul, il ne cacha pas son désappointement aux deux-de-
moiselles Dubochet, entre lesquelles, faisant contre fortune bon
ceur, il s’était placé & table. Ii n’était resté, leur dit-il, que pour re-
voir madame de Rambures. Elle était sur le bateau le jour ow ils
avaient traversé ensemble le lac de Thoune, et il élait forcé de Jeur
avouer qu’elle avait fait sur lui une impression extraordinaire, et qu’il.
n’avait pu en détacher ses yeux. Elle venait d’achever dele subjuguer
en jouant la comédie. Bref, il ne négligea rien-pour persuader 4 ces
demoiselles qu’il était amoureux fou de celle qui les fuyait aprés les
avoir ravis.
Mademoiselle Aimée trouva que cette admiration était quelque peu
impertinente et le lui fit trés-bien sentir; mais mademoiselle Ma-
thilde s’associa, au contraire, 4 |’enthousiasme du jeune homme, et
convint hautement qu'elle n’avait jamais vu de femme pareille. Plus.
Paul exagérait, plus elle renchérissait, de fagon qu’il fut bien vite a
bout d’éloges et qu'il jugea lui-méme & propos de changer de con-
versation.
Aussi, en rentrant & l’hétel avec Raymond et Justin, absorbés tous
les deux dans Ieurs pensées mélancoliques, se disait-il & part lui :
« Madame de Rambures est adorable, sans doute; mais il faut
convenir que Mathilde a un bien bon caractére. »
Ernest SERRET.
La suite prochainement.
LA
PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE
La premiére armée de la Loire, par le général d’Aurelle de Paladines. Paris, Plon,
1 vol. in-8°. — La guerre en province pendant le siége de Paris, par Charles de
Freycinet, ancien délégué du ministre de la guerre. Paris, Michel Lévy, 4 vol.
in-8°. — La deuxiéme armée de la Loire, par le général Chanzy. Paris, Plon,
4 vol. in-8°. — Orléans, par le général Martin des Palliéres. Paris, Plon,
4 vol. in-8°,
On se rappelle le mouvement d’enthousiasme et d’espoir qui par-
courut la France entiére & la nouvelle de la délivrance d’Orléans et
de la victoire de Coulmiers. Il semblait que la fortune nous revint:
ce premier succés allait étre le prélude d’une série de marches
triomphantes; on voyait déja le siége de Paris levé et les Allemands
en retraite. Comment toutes ces belles espérances se sont-elles éva-
nouies? Quel a été le secret du temps d’arrét qui maintint immobiles
nos armées dans les plaines de la Beauce? A qui doit-on faire remon-
ler la responsabilité des opérations qui aboutirent, trois semaines
aprés, au désastre du 4 décembre devant Orléans? La question est
restée jusqu ici sans solution bien précise. On en est demeuré a cette
dépéche-circulaire lancée au lendemain de la déroute par M. Gam-
betta, et qui formulait contre le général en chef de l’armée de la Loire
un véritable acte d’accusation. Puis est venu l’ouvrage de M. de Freyci-
net, le représentant officiel du ministre de la guerre 4 Tours et a Bor-
deaux, apologie habile des actes de la Délégation provinciale, exposé
intéressant et animé, mais dans lequel on s‘apercoit bien vite que
l’auteur défend sa propre cause et celle deM. Gambetta, et ne présente
que les documents qui sont favorables 4 sa conduite. Aujourd’hui,
aprés une longue attente, le commandant en chef de la premiére
r
LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE. 91
armée de la Loire, le général d’Aurelle de Paladines vient de prendre
la parole, et, dans un livre plein de faits et de piéces, il expose en
détail la campagne qu'il a dirigée aux mois d’octobre et de novem-
bre 1870, et rétablit 4 son point de vue la vérité de la situation‘.
Son ouvrage est en quelque sorte une réponse perpetuelle a celui
de M. de Freycinet; et naturellement son exposé prend trés-promp-
tement les proportions d'une défense personnelle. « Je devais 4 moi-
méme, dit-il, 4 ’armée que j’ai eu ’honneur de commander, de ré-
pondre a des altaques aussi injustes que violentes. J’aurai 4 recher-
cher les causes des revers de la premiére armée de la Loire, et je
démontrerai qu’ils sont dus 4 l’ingérence de |’élément civil dans la
conduite des opérations de la campagne. Si, comme |’a dit récemment
un illustre homme d’Etat, il faut un an pour faire un bon caporal,
est-il permis de penser qu’on puisse s’improviser ministre dela guerre?
Que d’expériences, d'études, de connaissances en tout genre ne faut-il
pas pour occuper dignement cette position! M. Gambetta s’empara
des deux ministéres de l’intérieur et de la guerre, c’était trop pour
un seul homme; 1] s’associa, sous le titre de délégué, un ingénieur
des mines aussi inexpérimenté que le ministre lui-méme. Alors que
toute organisation militaire manquait, M. de Freycinet ne comprit
pas que la tache du ministre organisateur était assez belle, assez
grande pour absorber toute son intelligence, toutes ses facultés. Il
porta son ambition plus haut, et de son cabinet voulut diriger et com-
mander des armées’. »
Voila la partie des récriminalions, et elle est assez longue dans
ce livre. Nous ne nous y arréterons qu’autant qu'il sera nécessaire
pour la suite des événements. Elevant plus haut le débat, il semble
intéressant de tirer de ces diverses publications, de celle du général
d'Aurelle de Paladines en particulier, les conclusions que peut ré-
clamer l'histoire. fl y a la de curieuses révélations qui semblent dé-
finitives, et qui seront corroborées sans doute dans quelque temps
par la publication des procés-verbaux de la commission d’enquéle
‘ M. le général d’Aurelle de Paladines dans le cours de son récit, invoque plus
d'une fois mon propre témoignage. J'ai étéen effet mélé a quelques—uns des événe-
ments militaires et politiques quise sont passés autour d ‘Orléans; et, ayant eu soin
de prendre chaque jour des notes précises sur chaque incident, J'ai pu raconter ce
que j'avais vu et observé. (Revue des questions historiques, n° de juillet 1871.) Sé-
crivais avant la publication de M. de Freycinet comme avant celle des généraux
Chanzy et d’Aurelle; je n’ai rien a retrancher ou a ajouter ici 4 ce travail; mais Je
pourrai utiliser mes souvenirs pour apprécier 4 mon tour, en toute sincérité, lou-
vrage de l’ancien commandant en chef de ]’armée de la Loire.
‘ La premiére armée de la Loire, p. 6 et 1, — Le général des Palliéres s‘exprime
4 peu prés dans les mémes termes sur le compte de M. Gambetta et de M. de Frey-
cinet. Voir Orléans, p. 2 4 5, et passim.
@
92 LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE.
parlementaire, dont les travaux ne sont pas encore terminés. Quel-
ques renseignements puisés sur les lieux, 4 bonne source, achéve-
ront de nous permettre de dégager ce qui nous semble la vérité sur
des faits graves et émouvants qu’une année seulement sépare encore
de nous. Ce serait.déja beaucoup si, comme I’a dit le général d’Au-
relle, on pouvait « préparer la voice aux véritables historiens. »
- Un ouvrage, tout récemment public, vient encore nous fournir
d’intéressants renseignements sur quelques-unes des opérations de
Varmée de la Loire, c’est le volume intitulé Orléans, par le général
Martin des Palliéres, ancien commandant en chef du 15° corps, et
‘aujourd’hui questeur de \’Assemblée nationale. Ce livre embrasse
un ensemble moins vaste que celui du général d’Aurelle. M. des
Palliéres, d’ailleurs, n’a point joué un réle aussi important, puis-
qu'il ne commandait en chef qu’une division d’abord, et plus tard,
un seul des cing corps d’armée qui entrérent en ligne prés d’Or-
léans, et que, comme il le dit lui-méme, « il a eu la mauvaise
fortune, dans cette guerre, de n’‘assister qu’é des combats dont
l'issue a été douloureuse. » Mais son exposé est peut-étre mieux
présenté que celui du général d’Aurelle de Paladines; il l’a accom-
pagné de quelques dépéches encore inédites, et surtout il y méle, a
chaque instant, des appréciations personnelles sur ce quia été fait
et ce qu'on aurait pu faire, des observations fort compétentes sur
l’état de nos forces, sur les causes de nos revers, sur les moyens de
réorganiser, d’aprés la triste expérience du passé, tout notre sys-
téme militaire.
Ce sont la des conclusions plutdét politiques qu'historiques, et
que nous devons forcément laisser un peu de cété, mais que nous
tenions 4 signaler, car elles sont dignes, par leur élévalion et leur
patriotisme, d’attirer Vattention de tous ceux qui se préoccu-
pent, 4 l'heure présente, du grand probléme de notre rénovation
sociale’. |
‘ Nous ne pouvons présenter ici, sous peine d‘inutiles redites, une analyse dé-
taillée de l’ouvrage du général Martin des Palliéres. Nous nous attacherons seu-
lement 4 mettre en relief dans le cours du récit, les épisodes principaux auxquels
le commandant du 415° corps a pris une part spéciale. Remarquons du reste que la
plupart du temps le témoignage de M. des Palliéres vient corroborer celui du géné-
ral en chef de ce qu'on a appelé « la premiére armée de la Loire »; aussi nous
signalerons surtout les points de divergence.
LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE. 93
C’est le 14 octobre 1870, que le général d’Aurelle de Paladines
fut nommeé par M. Gambetta au commandement en chef du 15° corps.
Il succédait au général de la Motterouge, qui venait de se laisser
enlever Orléans par les Bavarois du général de Tann. Tout était a
réorganiser dans le petit noyau de l’armée de la Loire, quand, le
12 novembre, le général d’Aurelle vint se mettre 4 sa téte. Le 13, le
gouvernement lui adjoignait la direction du 46° corps, qui se for-
mait A Blois. Le ministre voulait lui donner encore les commande-
ments supérieurs de |’Ouest et du Centre; mais M. d’Aurelle refusa.
Le général se mit aussitét 4 l’ceuvre; il choisit comme sorte de camp
retranché l’emplacement de Salbris, sur la route du Centre, prés la
riviére de la Sauldre. Le 17, ses trois divisions étaient établies soli-
dement, & l’abri de tout mouvement offensif de l’ennemi. Le général
en chef s’occupa aussitét de rétablir la discipline, le respect des
chefs. Il y avait beaucoup 4 faire pour donner a ces troupes une in-
struction pratique. Avec cela, l’ivrognerie avait envahi l'armée;
autorité des officiers était méconnue; ils avouaient ct déploraient
leur impuissance a réprimer les désordres. Une juste sévérité, un
chaleureux appel aux sentiments d’honneur, de patriotisme, de dé-
youement, ramena bientét les plus rebelles. En méme temps, le gé-
néral montra aux officiers comme aux soldats 4 se garder avec soin,
4 faire un bon usage des reconnaissances, 4 étre toujours en éveil.
Tout fut prévu pour donner & l’armée de la solidité et de la con-
fiance. °
Le général rapporte qu'il visitait chaque jour, avec son chef d’état-
major, les régiments d’infanferie, s’arrétant devant tous les batail-
lons. Entouré des officiers et des soldats, il leur parlait des malheurs
de Ia France, de ses revers, de la possibilité de réparer nos désas-
tres, leur faisant comprendre qu‘il dépendait d’eux de ramener la
victoire sous nos drapeaux; qu il fallait pour cela revenir a nos vieil-
les traditions, rétablir la discipline, s’interdire la maraude, le pil-
lage, travailler 4 s’instruire; et les soldats le saluaient par les cris
répétés de Vive la France! Le général d’Aurelle s entretenait de méme
avec les divers chefs de service; il profitait de toutes les occasions
qui lui étaient offertes pour exposer ses vues, ses principes sur la
discipline, sur la maniére d’instruire les hommes, de se garder de-
vant l’ennemi, de conserver les munitions de guerre, et aussi les
vivres, quand les distributions étaient données pour plusieurs jours.
94 LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE.
Il se faisait rendre compte des besoins du soldat en vétements, chaus-
sures, objets de campement, ustensiles de cuisine. Enfin il donnait
satisfaction, autant qu’il dépendait de lui, 4 toutes les réclama-
tions, et il trouvait parlout et chez tous le plus grasd empresse-
ment 4 seconder ses efforts, le concours le plus dévoué et le plus
loyal '.
En moins de dix jours, l’aspect du 15° corps était entiérement
changé. Le général d’Aurelle s’occupait en méme temps de la ré-
organisation du 16°, et il s’entendait 4 cet effet avec son comman-
dant, le général Pourcet. I] y avait 14 aussi beaucoup de peines a
prendre, car le déniment des troupes était 4 peu prés complet, et
déja le ministre de la guerre pressait les généraux de marcher en
avant. Les Bavarois, en effet, ne s’occupaient guére du 15° corps;
mais, dés le 18 octobre, ils manceuvraient sur la rive droite de la
Loire, s’'avancant sur Ghateaudun et menacant indirectement Tours,
siége du gouvernement de province. Le 24 octobre, le ministre de-
mandait au général d’Aurelle de détacher de son corps une dizaine
de mille hommes, pour les porter au secours du général Pourcet. La
division Peitavin fut chargée de cette expédition, qui s’accomplit
dans le plus grand ordre. Elle fut remplacée a Salbris par la division
Martineau, et les Allemands ne s'apercurent méme pas de ces opéra- .
tions.
Le moment semblait venu de prendre l'offensive. Ce fut lobjet
de la premiére dépéche que M. de Freycinet, récemment nommé
délégué du ministre de la guerre, adressa au général d’Aurclle. Le
général, en publiant celle longue piéce, se moque un peu des minu-
tieuses et banales recommandations sur la stratégie que lui donnait
cet ingénieur des mines.
I] parlait 14 en effet de la nécessité de « ne pas agir isolément, »
mais de grouper ses troupes 4 une heure déterminée, « de maniére a
prendre l’ennemi entre deux feux et a lui infliger ainsi une de ces sur-
prises dont nous avons été si souvent victimes. » En méme temps, sur
des rapports sans consistance, le délégué 4 la guerre reprochait au
général en chef de ne pas se garder avec assez de soin, observation
injuste, tracasseries inutiles, que le général d'Aurelle dénote comme
un funeste symptéme de l’ingérence de plus en plus grande que l’ad-
ministration civile allait prendre dans les affaires qui ne regardaient
que les généraux.
Cependant, le 24 octobre, eut lieu au quartier général de Salbris
un conseil de guerre ow assistaient le délégué du ministre et les gé-
néraux Pourcet et Martin des Palli¢res, commandant de la 1"° division
‘ La premiére armée de la Loire, p. 16 et 18.
LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE. 95
du 15° corps*. Il y fut décidé simplement qu’on essayerait de re-
prendre Orléans, en marchant de Blois sur cette ville, et le lendemain
le méme plan fut concerté 4 Tours avec M. Gambetta. En dépit des
assertions de M. Freycinet®*, le général d’Aurelle dit qu’il ne fut au-
cunement question alors ni d'une expédition dans |’Est, ni d’une
marche ultérieure sur Paris. Il fallait immédiatement se mettre en
mesure. Le général des Palliéres devait optrer sur la droite, en se
transportant d’Argent 4 Gien et en passant la Loire en amont d’Or-
léans pour gagner la forét, tandis que le reste du 15° corps rejoin-
drait le 46° & Mer pour marcher sur la rive droite et en aval du
fleuve. Le mouvement sexécuta le 27 octobre; mais on perdit du
lemps en voulant transporter les troupes par le chemin de fer et
avec un secret mal gardé. La mauvaise saison survint: des pluies
torrentielles empéchérent Jes mouyements de I'artillerie. En méme
temps, le gouvernement de Tours s'effraya 4 la nouvelle fort con-
trouvée d’un mouvement considérable des Allemands sur la rive
gauche par Sully, menacant Bourges. Enfin, d’un commun accord,
l'expédition d’Orléans fut ajournée ; et, d aprés l’expression de M. de
Freycinet, dans une lettre du 2 octobre au général d’Aurelle, il fallut
«renoncer 4 la magnifique partie que nous nous préparions 4 jouer
et que nous devions gagner. » Il y avait, du reste, tout avantage a ce
retard : l’'armée, le 16° corps surtout, n’était encore que trés-impar-
faitement préparée ; quelques jours d’attente devaient donner aux
troupes plus de cohésion, aux généraux plus de confiance dans leurs
soldats.
Malheureusement, la triste nouvelle de la capitulation de Metz
vint tout 4 coup jeter la stupeur dans la France et la consternation
dans l’armée. Le général d’Anrelle se plaint vivement a cette occa-
sion de la proclamation de M. Gambetta, accusant de trahison le
maréchal Bazaine, et il prétend que la discipline des soldats en fut
ébranlée et le moral des officters péniblement atteint. Il ne faudrait
pourtant rien exagérer ; et cette fois, dans ses emportements décla-
matoires, M. Gambetta pouvait bien avoir raison, quand il stigma-
tisait la conduite si hésitante, si personnelle et si peu patriotique du
commandant en chef de l’armée de Metz.
Le général raconte que, dans une visite qu’il fit le 1° novembre
au quartier général du 16° corps 4 Marchenoir, il se vit forcé de re-
' Orléans, p. 63 et 64. — A ce conseil de guerre, le premier de la campagne ou
on voit apparaitre la. personnalité dominante de M. de Freycinet, le général des
Palliéres « soutint l’opinion du général en chef sur la nécessité de ne commencer
les opérations qu’avec des éléments mieux pourvus, mieux organisés et plus nom-
reux, mais on dut céder devant les raisons péremptoires de M. le délégué. »
* La guerre en province, chap. IV, p. 74.
96 LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE.
donner courage aux officiers supérieurs dégodtés de la maniére dont
le gouvernement traitait l’armée. Il fut obligé, dit-il, d’insister sur
le réle tout militaire qu’ils avaient a jouer, laissant la politique de
coté pour ne s'occuper que de la seule mission de « délivrer des en-
nemis le sol de la patrie. »
Sur ces entrefaites, le général Pourcet avait été remplacé dans son
commandement du 16° corps par le général Chanzy, le 2 novembre.
M. d’Aurelle de Paladines dut immédiatement s’entendre avec ce
dernier sur la direction 4 donner aux troupes.
Le moment était venu pour la délégation de Tours de reprendre
ses desseins. Le 3 novembre, M. de Freycinet écrivait au général
d'Aurelle, et il prétendait faire exécuter le mouvement sur Orléans
par le général des Pallicres seul, renforcé de 15 4 18,000 hommes.
Le commandant en chef de l’armée de la Loire n’eut pas de peine
4 faire voir au ministre tout le danger d’un semblable projet, et il
exigea qu’on en revint au plan primitif. Mais le 5 novembre, en méme
temps qu'il lui prescrivait de marcher en avant, lui souhaitant
« bonne chance, » M. de Freycinet disait au général d’Aurelle: « Il
est possible que les circonstances politiques obligent ce soir ou
demain a4 revenir sur celte décision,. alors je vous télégraphierai ;
mais quant a présent, je le répéte, vous devez agir comme si le
mouvement était irrévocable. » A propos de cette phrase un peu
énigmatique, M. d’Aurelle de Paladines reproche au gouvernement
de l'avoir tenu toujours systématiquement en dehors d’événements
politiques qu'il ne pouvait méme pas soupconner. L’observation
s’applique-t-elle bien ici? Tout le monde connait les circonstances
politiques qui retardérent, bien contre le gré de M. Gambetta, le
mouvement de l'armée. M. Thiers était 4 Paris, négociant avec la
Prusse l’armistice proposé par les puissances étrangéres , i] avait
demandé qu’on s’abslint de toute hostilité avant le résultat de ses
conférences. De 14 ce temps d’arrét, que la rupture des pourparlers
diplomatiques ne prolongea point longtemps.
La fameuse marche sur Orléans pouvait enfin s’exécuter.
IL
Nous voici donc arrivés 4 la bataille de Coulmiers. On a vu les longs
atermoiements qu'elle subit. Mais il est superflu de dire que - tout
lhonneur en revient au prudent général qui avait su si bien, pen-
dant un mois, rétablir la discipline, former ses troupes, refaire, en
LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE. 97
un mot, une véritable armée. Le général d’Aurelle nous donne de
minutieux détails sur les préparatifs de cette journée. |
Le colonel Cathelineau, avec ses volontaires, avait élé chargé seul
de surveiller la rive gauche et de s’avancer sur Orléans par la route
de Cléry. Mais tout l’effort devait étre donné en avant de la forét de
Marchenoir. Le 7 novembre, une petite rencontre eut lieu entre
Saint-Laurent-des-Bois et le village de Valliéres : nos jeunes troupes
repoussérent avec élan les reconnaissances allemandes, leur tuant
beaucoup de monde et leur faisant d’assez nombreux prisonniers.
Le 8, un nouveau mouvement en avant s’exécuta sans difficullé et
permit aux généraux de prendre toutes Jeurs dispositions pour la
grande action du lendemain.
Les Bavarois, de leur cété, se préparaient 4 accepter le combat ;
ils s’étaient placés dans de bonnes conditions, et, ne croyant pas A
lorganigation sérieuse de l’armée francaise, ils espéraient la repous-
ser facilement, comme ils }’avaient fait un mois auparavant. Le
soir, on les vit partir d'Orléans avec armes et bagages, se dirigeant
vers l'ouest et ne Jaissant dans la ville qu'une faible garnison qui
partit le lendemain matin.
« Le résultat a atteindre, avait dit le général en chef dans ses
instructions pour la journée du 9, est de débusquer l'’ennemi de
Charsonville, Epieds, Coulmiers, Saint-Sigismond, et de prononcer
sur la gauche un mouvement tournant, de facgon & venir occuper
solidement, a Ja fin de la journée, la route de Chateaudun a Orléans. »
_ Le mouvement commenca comme il avait été ordonné, dés huit
heures du matin. Les régiments s’avangaient en silence, rangés en
bataille sur deux lignes, avec une compléte régularité. A neuf heures
et demie, le général en chef arrivait devant Baccon. La description
de cette journée a été faite par M. d’Aurelle de Paladines avec autant
de modestie que d’exactitude. C'est de son récit méme que nous
allons extraire les principaux détails qui vont suivre'.
L’armée allemande, retranchée dans des villages, des chateaux
el des fermes, les a crénelés, barricadés a l’intérieur et en a défendu
approche par des ouvrages de fortification passagére. Elle est préte
4 recevoir la bataille que nous venons lui offrir, elle nous attend de
pied ferme. L’ordre est parfait dans nos troupes, qui semblent dis-
posées pour une revue. Les terres, dépouillées de leurs récoltes,
n'’offrent aucun obstacle sérieux aux déploiements de l’infanterie,
aux manoeuvres de la cavalerie et 4 la marche de I'artillerie; les ter-
rains seulement sont un peu détrempés par les pluies des jours
' Voy. La premiére armée de la Loire, p. 96 & 117, et l’ouvrage du général Chanzy,
p. 19 4 63.
10 Avan, 4872. . 7
98 LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE.
précédents. Le bourg de Baccon, bati sur une hauteur qui domine
la plaine, est le premier objectif de V’armée, l’infanterie s’avance
vers cette position, soutenue par des batteries que le général en chef
a fait disposer lui-méme; une vive fusillade s’engage avec les ba- —
taillons bavarois et bientét nos troupes peuvent arriver jusqu’au
village et aborder l’ennemi corps a corps. Une heure a suffi pour
emporter d'assaut Baccon, et aussitét la division Peitavin marche sur
le chateau de la Renardiére, of commence une nouvelle lutte aussi
acharnée que Ja premiére. Nos braves régiments, précédés de leurs
tirailleurs, se précipitent dans le pare et en chassent les Prussiens
qui reculent, mais en bon ordre.
Le 16° corps, de son cdté, avait attaqué les positions ennemies,
vaillamment défendues par les troupes du général de Tann, qui
occupaient en force Coulmiers, Gémigny et Rosiéres. Le général
Chanzy faisait avancer ses troupes pendant que le général Reyau,
avec neuf régiments de cavalerie, couvrait sa gauche et la protégeait
contre tout mouvement tournant. Ce fut la division Barry qui porta
particuliérement ses efforts sur Coulmiers, qu’elle aborda avec autant
de prudence que d’élan. C’était, dit le général d’Aurelle, un spec-
tacle imposant que celui de cette Jeune armée de la Loire; elle com-
battait sur tous les points avec une ardeur admirable. I fallut pour-
tant que le général Barry mit pied a terre et enleva ses troupes au
cri de : En avant! vive la France! tant les Allemands opposérent
d’efforts désespérés avant d’abandonner leurs positions. Une brigade
du 15° corps, lancée 4 propos sur le village, acheva la déroute de
l’ennemi. L’amiral Jauréguiberry, qui formait l’aile gauche, com-
pléta le succés en s’emparant a Ja baionnette des villages de Champ
et d’Ormeteau, tandis que la brigade Bourdillon occupait, a 1a fin de
Ja journée, la position de Saint-Sigismond. Malheureusement, une
faute regrettable enleva une partie des avantages que faisait espérer
le succés de cette bataille. La cavalerie, aux ordres du général
Reyau, avait recu des instructions précises et formelles. Elle devait
couvrir le flanc gauche de l’armée frangaise du cété de Chartres, en
se dirigeant sur Saint-Péravy et en méme temps couper la retraite de
l’ennemi sur Paris. Toute la journée, cet officier dirigea au hasard
ses escadrons, les fatiguant par des altaques inutiles; et, par une
erreur inconcevable, ayant pris les francs-tireurs de Paris de Li-
powski pour des Prussiens, il battit en retraite et alla reprendre les
positions de Prénouvelon, d’ow il était parti le matin. L’ennemi,
vaincu, pouvait se retirer sans étre inquiété, avec son artillerie et
ses bagages.
Une autre circonstance malheureuse empécha encore le succés
d’étre plus complet et plus profitable. Le général des Palliéres, qui
LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE. 99
devait, avec la 1° division du 15° corps, opérer une puissante diver-
sion 4 l’aide d’un mouvement tournant sur la droite des Bavarois,
ne put arriver & temps pour prendre sa part au combat. A qui
revient la responsabilité de cette facheuse combinaison? II faut
avouer, d'aprés le récit et les piéces publi¢es par M. Martin des Pal-
liéres, que la faute presque toute entiére, doit étre rejetée sur le
général d’Aurelle. Le silence méme qu'il garde & ce sujet dans son
ouvrage est assez significatif. C’était au 41 novembre, dit le général
Martin des Palliéres, qu’avait été fixé le rendez-vous en avant
d'Orléans. Il partit d’Argent le 7, passa la Loire le 8 et arriva le
méme jour 4 Chateauneuf. Le 9 au matin, il franchit le canal, sans
trouver la moindre résistance, les Prussiens ignorant absolument
son mouvement. A dix heures du matin, 4 l’heure méme ot com-
mencait le combat de Coulmiers, il recut un télégramme du général
en chef, lui demandant quelle était sa position, s’il avait rencontré
l"ennemi, et quel jour il arriverait 4 Orléans. Il répondit aussitot,
puis se remit en route.
« Quelle ne fut pas ma stupéfaction, dit-il, en arrivant 4 Trainou,
d’entendre une formidable canonnade du cété d'Orléans! La confi-
guration du terrain, sans doute, amenait le son le long de la Loire,
vers la trouée de la forét dans laquelle circule la route de Pithi-+
viers, de telle sorte qu’Orléans paraissait étre le théatre d’une ba-
taille acharnée. Je me perdis un instant dans tes conjectures les
plus contradictoires, car le télégramme du général en chef que je
venais de recevoir, une heure auparavant, 4 Fay-aux-Loges, devait
me faire supposer que, si le combat venait de s’engager sur toute
la ligne, c’est que l’ennemi avait pris l’offensive et nous avait atta-
qués. Comment, sans cela, expliquer que la bataille se livrat deux
jours avant l’époque arrétée par le général en chef? Il me paraissait
impossible que le général d°Aurelle put se priver gratuitement du
concours d’un mouvement tournant de ]’importance de celui exé-
cuté par ma division, mouvement qui s’opérait alors avec plein suc-
cés, par environ 30,000 hommes d’infanterie, 600 chevaux et 44 pid-
ces de canon.
« Un pressentiment me poussait tout d’abord 4 me jeter vers -
Artenay, par la route de Rebréchien et Saint-Lyé, pour aller m’éta-
blir 4 cheval derriére Pennemi, sur la route d’Etampes. C’était le
mouvement indiqué dans I'hypothése ou nous étions les agresseurs ;
mais, dans ce cas, le général m’eut averti qu'il avangait le jour de
lattaque, au lieu de me demander simplement ou j’étais et ce que je
faisais.
« La raison, cependant, me ramenait invinciblement a cette idée,
®
400 LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE.
que l’offensive venait de la part de l’ennemi. Tout ce qui m’entou-
rait, 4 l'exception de mon chef d’état-major, voulait marcher sur
Artenay. Cependant, réfléchissant 4 la faible organisation de nos
jeunes troupes, les seules ressources de la France, j'abandonnai,
avec un serrement de ceeur, une direction vers laquelle me pous-
sait mon instinct de soldat, me disant qu’il ne pouvait étre question
d’aventures, quand on jouait la derniére carte de son pays, qu il
fallait renoncer 4 suivre les séduisantes perspectives de Ja fortune,
pour répondre a |’appel de l’obscur mais honnéte devoir'. »
Ce n’est qu’en arrivant prés d'Orléans que le général des Palliéres
apprit la retraite des Bavarois. Ses troupes avaient fait onze lieues
dans la journée : hommes et chevaux étaient harassés de fatigue.
Le lendemain matin, quand on voulut essayer de poursuivre l’en-
nemi, il était déja loin: la 1° division du 15° corps dit s’arréter
impuissante, et se contenter de s’établir solidement a Chevilly, sur
la route de Paris.
Le mouvement sur Artenay, entrevu par son général, lui eut
assuré un jour entier d’avance et l’edt fait tomber au bon moment
sur les derriéres de l’armée bavaroise vaincue et démoralisée. Per-
sonne n’a donné encore: la raison véritable de ces deux jours
d’avance que prit le général d’Aurelle 4 Coulmiers; mais, puisque
rarement bataille a été mieux prévue de notre part, puisque, dés
la veille, tous les.ordres étaient donnés pour l’offensive, puisque le
grand quartier général était en communication télégraphique avec
le corps d’armée qui venait d’Argent, comment se fait-il que le
général d’Aurelle de Paladines n’ait point prévenu le général Mar-
tin des Palliéres de son intention arrétée d’attaquer l’ennemi le 9 au
matin, et comment laissa-t-il 30,000 hommes sans commandement,
marcher & |’aventure, et perdre leur temps en fausses manceuvres,
quand leur intervention, se produisant 4 ja fin de la journée, eut
pu rendre & la France un si éminent service? A quoi bon avoir com-
biné de longue date un plan d’opérations si excellent, pour n’en
point faire usage au moment propice? Il y a 14 encore une de ces
fatalités, comme nous en avons tant rencontrées contre nous dans
cette malheureuse guerre, et que l’exposé du général des Palliéres a
mis en relief d’une facgon aussi exacte que: saisissante.
L’armée de la Loire établit ses bivouacs sur le lieu méme ou elle
avait combattu, en prenant, pour se bien garder, toutes les précau-
tions commandées par la prudence. Et, de fait, le général d’Aurelle
ne croyait pas son succés aussi grand qu'il l’était réellement. « On
{ Orléans, p. 69 et 70.
LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE. 404
pouvait s'attendre, dit-il, pour le lendemain, 4 une vive attaque de
l'armée bavaroise pour reprendre les importantes positions qu'elle
venait de perdre. »
Ce ne fut que le matin qui suivit la victoire, qu'il s’apercut du
mouvement rétrograde de l’armée allemande et qu’!l apprit |’évacua-
tion d’Orléans. Jl soutient encore, dans son livre, qu'il était impos-
sible de poursuivre l’ennemi. « La fatigue des hommes, prétend-il,
élait grande, et il aurait été imprudent de les pousser en avant aprés
la bataille, surtout s’il avait fallu marcher pendant la nuit. Les Alle-
mands font de trés-grandes étapes, s’arrétant 4 peine; ils avaient
douze heures d’avance sur nous et l’avantage de se rapprocher de
leur base d’opération en reculant vers Paris. » Le résultat de la vic-
toire était donc bien imparfait. « Il fallait s’en contenter, » dit
M. d’Aurelle: « Coulmiers n’était, dans la pensée du général en chef,
que le prélude des grands combats qui devaient suivre. »
Des dépéches avaient été envoyées 4 Tours pour annoncer ce pre-
mier succés. « La bataille, écrivait le général d’Aurelle le 10 no-
vembre, a donné des résultats qui ont dépassé toutes mes espé-
rances : Meung, Saint-Ay, toute la rive gauche et la rive droite jus-
qu’a Orléans sont évacués. Je me place 4 cheval sur la route de Paris,
prét a recevoir l’armée prussienne renforcée par celle qu’on dit venir
de Chartres; j'enverrai ce soir ou demain matin un régiment et un
officier général 4 Orléans, avec le titre de commandant supérieur,
pour y organiser les services militaires; faites continuer la ligne du
chemin de fer de Beaugency. Le moral des troupes est décuplé. » En
méme temps le général en chef adressait 4 son armée un ordre du
jour pour la féliciter de sa brillante attitude.
Dés le 10, le quartier général fut transporté & Villeneuve d’Ingré,
4 une lieue d’Orléans, sur la route de Chaéteaudun. Des ordres furent
donnés pour établir, en avant d'Orléans, les 15° et 16° corps ; et le
lendemain le général en chef alla visiter le général Chanzy a Saint-
Péravy et s’entendit avec lui, ainsi qu’avec les commandants de
lartillerie et du génie, pour la construction des retranchements et
des ouvrages de fortification. Le soir, il trouvait 4 Villeneuve-d'Ingré
une dépéche du délégué du ministre de la guerre qui manifestait
sa satisfaction et sa confiance dans des termes dont cette fois le gé-
néral d’Aurelle n’avait pas le droit de se plaindre.
a Le gouvernement, télégraphiait M. de Freycinet, remercie les
troupes de leurs efforts et vous félicite de votre succés. A vous re-
viendra l’honneur et le bonheur d’avoir changé la fortune de nos
armes. Nous approuvons pleinement les dispositions que vous avez
prises autour d’Orléans pour vos troupes et nous allons nous occuper
de satisfaire toutes vos demandes. Toutes vos propositions de récom-
mr
102 LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE.
pense seront approuvées. Les généraux Borel, Peitavin et Longuerue
seront faits divisionnaires. M. Gambetta aura le plaisir de le leur
confirmer de vive voix demain. Vous recevrez prochainement des
instructions ; en attendant, redoublez de vigilance en prévision d’un
retour offensif. »
Un retour offensif, telle était alors la préoccupation générale, aussi
bien 4 Tours qu’a l'armée de la Loire. « Le général en chef désirait
concentrer ses forces pour pouvoir mieux instruire ses troupes,
s'occuper plus directement de leur organisation, de la discipline
sur laquelle il fondait ses espérances, et les tenir prétes a résister
aux attaques de l’armée prussienne en avant d'Orléans. »
Ces idées furent la base de la conférence qui eut lieu le 12 au
grand quartier général, avec M. Gambetta, M.‘de Freycinet, les gé-
néraux Barral, des Palliéres et d’autres chefs de corps‘. De l’avis de
tous, il y avait maintenant un temps d’arrét a faire, dont le général
en chef espérait profiter pour continuer l'organisation encore st
incompléte de son armée, tandis que 1’administration devait lui en-
yoyer des renforts considérables en troupes de toutes armes et pour-
voir a Vhabillement de nos mobiles & demi nus par cette saison
rigoureuse. « I] était facile de prévoir, prétendait le général, que
plus serait grand l’effet produit 4 Versailles par la bataille de Coul-
miers, plus nombreuses et plus aguerries devaient étre les troupes
envoyées contre l’armée de la Loire. Malgré tout le courage dont cette
armée venait de donner tant de preuves, marcher sur Paris était une
tentalive insensée, téméraire; c’élait exposer celte armée 4 une des-
truction certaine, c’était encourir devant le pays une responsabilité
que ne pouvait accepter un général expérimenté, soucieux de sa ré-
putation et des grands intéréts qui lui étaient confiés. Avant de se
lancer sur Paris, il fallait détruire ’armée du prince Charles, qui
arrivait de Metz 4 marches forcées. A quels dangers ne s'exposait-on
pas, en lancant 4 travers les lignes allemandes une armée de 70 a
80,000 hommes, de formation récente, mal pourvue d’effets de
toute espéce, peu habituée aux fatigues, incapable de marches ra-
pides et avec la perspective de trouver sur son flanc droit le prince
Frédéric-Charles? Fallait-il compromettre par trop de précipitation,
ou un amour-propre aveugle, les avantages de la victoire qu’on venait
de remporter? » D’ailleurs et avant tout, Orléans était alors le seul
objectif, il importait d’exécuter au plutdt les travaux qui devaient
en faire un camp retranché, suivant les instructions données par le
ministre de la guerre lui-méme dés le 27 octobre.
Justes ou non, ces considérations étaient alors celles de tout ce
! Orléans, p. 75 a 80.
LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE. 103
qui composait le gouvernement comme l'administration militaire‘.
On a ditdepuis, et surtout a l’étranger*, qu'un mouvement en avant
n’aurait pas rencontré alors d’obstacles sérieux et qu’on le redou-
tait vivement, a Versailles. Mais l’erreur, si erreur il y a eu, fut
celle de M. Gambetta et de M. de Freycinet aussi bien que du géné-
ral d'Aurelle. Et ce dernier n’a pas de difficulté & prouver que le
délégué 4 la guerre est bien mal venu de reprocher au général en
chef de n’avoir pas alors voulu prendre I'offensive, et d’écrire dans
son ouvrage : « Aprés la prise d'Orléans, si on avait marché sur
Paris, on aurait réussi*, » L’impatience d’action de la délégation de
Tours ne se contentera pas longtemps du projet de camp retranché
dans lequel l'armée devait attendre immobile une attaque de l’en-
hemi; mais, a cette époque, — les souvenirs de tous sont parfai-
‘ I! n’est pas sans intérét de voir comment l’auménier en chef du 416° corps ju~
geait alors les opérations qu'il avait sous les yeux: « ..... Plus malheureusement,
dit-il, aprés Coulmiers, au lieu de profiter de cet élan de Ja victoire pour écraser
les ennemis en déroute, et marcher 4 pas de géant sur Paris, on s’arréta tout court
et, pendant trois grandes semaines, on Jaissa ]’armée pourrir dans les terres de la
Beauce, o& Ihumidité, le froid, et les privations de tout genre ne tardérent pas &
miner les tempéraments et 4 provoquer un découragement général. Pendant ce
temps le prince Frédéric-Charles ramenait son armée de Metz et la réunissait aux
troupes bavaroises qui avaient évacué Orléans. » Journal d'un auménier militatre
pendant la campagne du Rhin et la campagne de la Loire, par M. l'abbé de Beu-
ron, premier auménier du Val-de-Grace, Paris, Josse, 1872, in-i2, pages 94 et 92.
Voy. aussi La deuxiéme armée de la Loire, par le général Chanzy,'p. 35.
* Voy. particuliérement: Récit des événements militaires depuis la déclaration de
guerre jusqu’a la capitulation de Paris. Traduit du Tames par M. Roger Allou, Paris,
Garnier, in-12. — Le Times du 20 janvier 187@ dit encore 4 l'occasion de la pu-
blication de l’ouvrage du général d’Aurelle : « Je n’ai maintenant ni le temps ni
lespace d’entrer dans les irritantes questions que l’auteur discute et qu'il s’efforce
@expliquer 4 son point de vue. Nonobstant, j’aurais été incapable d’y trouver une
seule bonne excuse a la grande faute qui fut commise en ne marchant pas immé-
diatement sur Paris aprés la bataille de Coulmiers..... Un général qui ne marche
pas la nuit et qui ne veut pas encourir une responsahilité, excepté quand le succés
est certain, n’était pas Je général qu’il fallait pour cetle occurrence. En fait, il y eut
une période ot la marche sur Paris n’aurait pas pu étre empéchée. L’armée du
prince Charles était a dix jours de marche dans une direction; celle du grand-duc
de Mecklembourg a plusieurs jours dans une autre; et la grande route d'Orléans a
larmée d'investissement autour de Paris demeura pendant prés d'une quinzaine
entiérement ouverte. Ni l'inexpérience des troupes, ni leur équipement imparfait
ne semblent suffisants pour justifier ‘inaction 4 un pareil moment. Il n’y a pas eu
de période of I'armée francaise de la Loire n’ait été mieux exercée et équipée que
celle du Sud pendant la derniére guerre des Etats-Unis..... »
Nous ne prétendons pas juger le débat ; mais il nous a paru intéressant de mettre,
én regard des raisons développées par le général d’Aurelle, des arguments plus
‘Seneux que ceux présentés par M. de Freycinet avec une hostilité systématique
contre le commandant en chef de l'armée de la Loire. -
* La guerre en province, chap. v, page 104.
104 LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE.
tement concordants, —°le ministére de la guerre non-seulement
ne proposa pas l’offensive; il fut le premier 4 s’y opposer et a
donner sa pleine approbation au plan du général d’Aurelle de Pa-
ladines.
M. Gambetta n’avait pas voulu quitter ’armée sans lui adresser
une de ces pompeuses proclamations, écrite pour le pays beaucoup
plus que pour les soldats; mais dans laquelle il affirmait encore
toute la confiance que le gouvernement avait dans le général en
chef*. Aussitét aprés son départ, on commenga les grands travaux
_ de fortification qui avaient été arrétés. Les ingénieurs s’y employé-
rent avec zéle. Pendant quelque temps, ce ne furent que réquisi-
tions d’instruments comme de travailleurs pour activer les opéra-
tions. Tel était également l’objet de toutes Jes instructions données
aux diverses divisions pendant les jours suivants, instructions que le
général d’Aurelle publie et commente minutieusement dans son ou-
vrage.
Cependant, malgré toutes les prévisions, l’ennemi n’attaquait pas.
Il ne semblait méme point s’occuper de ]'armée de Ja Loire ni de ses
positions devant Orléans. Le général deTann s’était réfugié a Etampes,
tandis que le duc de Mecklembourg s’avancait dans la direction du
Mans ravageant tout le pays et {ne trouvant dans les mobilisés du
camp de Conlie qu’une bien faible résistance. Le général Chanzy,
qui était placé 4 l’extréme gauche de l’armée, pouvait par ses éclai-
reurs observer les mouvements de l’ennemi; il regrettait qu’on ne
fit rien pour géner ses incursions dans l’Quest. Deux fois il insista
auprés du commandant en chef de l’armée de la Loire pour tenter
une marche en avant qui, sans compromettre son corps d'armée,
l’aurait tenu en haleine et lui aurait peut-étre fourni l’occasion d’une
série de succés faciles*. Le général d’Aurelle fut inflexible.
« Si l’on était sorti de ses positions, dil-il, pour faire des recon-
naissances ou livrer des combats sans importance, le temps ainsi
employé aurait été perdu pour la continuation de nos travaux forcé-
ment suspendus.
« Le général en chef n’avait confié 4 personne son projet. Il savait, et
l’expérience le prouve chaque jour, que le secret d’une opération de
guerre n’est jamais gardé. I] voulait donc attendre dans ses posi-
tions fortifiées ’armée du prince Frédéric-Charles, persuadé qu’aprés
sa jonction avec l’armée du duc de Mecklembourg et celle du géné-
‘ Par décret du 44 novembre, le général d’Aurelle avait été nommeé officiellement
général en chef de l’armée de la Loire et le général Martin des Palliéres, comman-
dant du 15° corps d’armée.
2 La deuxiéme armée de la Loire, page 57 et 48,
LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE. , 10%
ral de Tann, il ne manquerait pas de livrer bataille 4 larmée de la
Loire; qu’il ne pouvait méme se dispenser de le faire sous peine de
perdre le prestige qui s’attachait au général réputé le plus habile et
4 l’armée la mieux aguerrie del’ Allemagne.
a Le général d’Aurelle espérait recevoir la bataille dans des posi-
tions bien étudiées et bien forlifigées. Ce plan lui paraissait pré-
férable & tout autre, et convenait mieux 4 ses jeunes troupes.
Crest dans ce but qu il avait mis tous ses soins & se retran-
cher devant Orléans'. »
Ce projet était évidemment le plus prudent; mais le général avait-il
préwu le cas ou le prince Frédéric-Charles, avec toute son habileté et
connaissant parfaitement par ses espions les positions fortifiées de
notre armée, aurait essayé de la tourner au lieu de |’attaquer de front
et, rendant ses lignes défensives inutiles, aurait forcé d’en sortir? On
n’avait point prévu davantage 4 Tours la tactique possible de l’en-
nemi; et pourtant, on commencait 4 s’impatienter au ministére de
n’avoir rien & annoncer dans les dépéches et de ne point célébrer
une nouvelle victoire républicaine. On se mettait alors 4 exagérer kes
effectifs des corps et 4 lever 4 grand bruit des soldats qu’on n’avait
le temps ni d’équiper ni d’instruire. Le général se plaint 4 bon droit
de cette agitation factice qui se passait en dehors de lui, mais qui
avait une mauvaise influence sur le sentiment public.
Un heureux coup de main des francs-tireurs du colonel Lipowski,
contre un fort détachement’ennemi commandé par le prince Albert,
avait le 145 novembre redonné du courage 4 nos troupes. ‘Mais, mal-
gré l'insistance du général Chanzy, qui crut devoir écrire 4 son gé-
néral en chef une longue lettre sur la nécessité de ne point rester
unmobile, M. d’Aurelle de Paladines persistait dans son opinion. Il
prétendait que la guerre d’escarmouche ne décide rien pour les opé-
rations générales et qu'elle a le grand inconvénient de ruiner les
chevaux par un service des plus fatigants; et il était persuadé que
le duc de Mecklembourg n’avait d’autre but que de faire sortir l’ar-
mée de ses lignes et qu'il n’accepterait certainement pas la bataille .
avant sa jonction avec Frédéric-Charles. L’armée de la Loire, en se
langant 4sa poursuite, pouvait se trouver dans une situation cri-
tique et elle aurait commis une grande imprudence de quitter ses
positions fortifiées. L’éparpillement des troupes inquiétait déja le gé-
néral et faisait naitre en lui de mauvais pressentiments.
Il avait peine 4 accepter aussi la masse d’hommes sans organisa-
tion, que le ministére voulait mettre 4 chaque instant sous ses or-
dres, en lui en imposant la responsabilité. A une lettre de M. de
1 La premiére armée de la Loire, page 158.
e
406 LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE.
Freycinet, du 19 novembre, qui lui faisait l’énumération, un pea
embellie peut-étre, de toutes les forces qu’il allait avoir 4 sa dispo-
silion, il répondait en déclinant les commandements qu'on lui of-
frait et en se montrant peu confiant sur les effectifs que lui annon-
cait pompeusement le délégué a la guerre. Il ne cachait pas que les
250,000 hommes dont on lui parlait devaient étre réduits dans de
notables proportions, car il serait dangereux de se fier au mirage
trompeur de chiffres groupés sur le papier et de le prendre pour
une réalilé. Quant au plan de « marche 4 suivre pour arriver &
donner la main a Trochu » , le général d’Aurelle ne se montrait pas
pressé de le meltre 4 exéculion ou méme de ]’arréter dans son es-
prit. En un mot, il était bien facile de voir que des difficultés n’al-
laient pas tarder 4 naitre entre lui et le gouvernement de Tours.
Chacun semblait s’observer de son cdté avec défiance, et on poursui-
vait de part et d’autre des idées etdes projets qui devaient se trouver
en compleéte contradiction.
Ill
Cependant, jusqu’au 20 novembre, le général en chef de l’armée
de la Loire était resté absolument d’accord avec le ministre de la
guerre sur le plan général d’opérations. A celte date, M. Gambetta
écrivait au général.d ‘Aurelle et il lui disait: « Je me plaisaé reconnai-
tre que, grace a votre vigilance et a votre énergie, vous avez trans-
formé le moral et la conduite de vos troupes ; il faut continuer cette
salutaire éducation et l’étendre. Il est bien clair que vous ne pouvez
accomplir ce travail avec précipitation et sans tenir compte des né-
cessités immédiates de l’action militaire : mais il faut y penser.
Orléans doit étre pour nous une nouvelle base d’opérations, comme
le fut Salbris. C’est de 1a que nous devons partir pour opérer le grand
mouvement vers Paris, d’aprés un plan que nous arréterons en coum-
mun. A ce sujet, je vous prie de méditer de votre cété un projet
dopérations ayant Paris pour supréme objectif. »
Mais on élait pressé d’agir 4 Tours. Contrairement a tout ce que
la lettre de M. Gambetta avait fait pressentir au général en chef, dés
le lendemain, il recevait de M. de Freycinet des instructions pour
préparer un mouvement offensif sur Pithiviers. Une dépéche télé-
graphique du 22 novembre, 44 heures du soir, chargeait le général
d’Aurelle de donner ordre au général des Palliéres d’aller coucher
a Chilleurs le surlendemain 24. Le 20° corps d'armée, commandé
par le général Crouzat, et récemment arrivé 4 Gien, devait coopérer
LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE. 107
au mouvement et s‘avancer vers Beaune-la-Rolande. Ce plan nou-
yeau avait, selon M. de Freycinet, l’avantage d’opérer une diversion
devenue nécessaire pour dégager les provinces de l’Quest, envahies par
le duc de Mecklembourg, qui menagait a la fois le Mans et Tours. A
cette occasion, le minislére avait été trés-mécontent du général Dur-
rieu qui commandait le 17° corps établi vers Chateaudun, et il
lavait remplacé par le général de Sonis, ce qui ne contribuait point
aactiver l’organisation d'un corps d’armée a peine formé.
Le général en chef avait obéi aux ordres du ministre ; mais, le 23
novembre, il lui écrivait une longue lettre pour lui faire connaitre
toute sa pensée au sujet de l’opération’prescrite et des conséquences
quelle pouvait avoir..« I] faut s’attendre, lui disait-il, 4 ce que le
général des Palliéres et le général Crouzat se trouvent en face d'un
ennemi qu’on doit évaluer au chiffre de 70 480,000 hommes, et qui
disputera chérement la position de Pithiviers. Sil importe de leur
porler secours, arriverons-nous 4 temps? Cela est douteux, attendu
que Pithiviers est plus rapproché des cantonnements prussiens que
des nétres. En tout cas, l’opération proposée ne serait plus res-
treinte 4 l’occupation de Pithiviers ‘par une partie de l’armée, mais
deviendrait une bataille générale, 4 laquelle prendrait part toute
l'armée et qu’on irait livrer 4 une journée de marche de ka position
fortifige que nous avons étudiée et armée avec beaucoup de soin. Au
lieu de rester dans nos lignes, nous irions chercher !’ennemi dans les
siennes, en nous exposant 4 embourber notre artillerie, dont nous
ne pourrions faire usage, vu l’impossibilité absolue de la faire mar-
cher endehors des chemins ferrés. La position de Pithiviers vaut-elle
qu’on joue pour sen rendre maitre une partie aussi sérieuse? » Le
général d’Aurelle ajoutait que ces observations lui étaient dictées
par un examen approfondi de la situation, en dehors de toute con-
sidération personnelle, et que, de son cdlé, le général des Palliéres
qui était venu en conférer avec lui, partageait tout 4 fait sa maniére ©
de voir‘.
La lettre avait élé portée 4 Tours par un officier d’état-major : le
délégué du ministre de la guerre y répondit le jour méme. II était
peu content des objections du général et lui disait avec une cer-
‘ Les motifs mis en avant par le général Martin des Palliéres pour s’opposer a
celte opération, sont en effet développés dans son ouvrage avec beaucoup de net-
teté. (Voy. Orléans, p. 103 & 112.) Mais, dit-il, « le général en chef était sans force
pour résister aux plans et aux combinaisons hasardeuses que MM. Gambetta et de
Freycinet lui imposaient. Placé dans I'alternative de leur obéir ou de se voir relevé
de ses fonctions sous des imputations calomnieuses d'incapacité ou de trahison, il
céda 4 leur pression, n’osant ni quitter son commandement, ni assumer sur sa téte
lécrasante responsabilité des destinées du pays dans des circonstances aussi
graves,
108 LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE.
taine aigreur : « Si vous m’apportiez un plan meilleur que le mien,
ou méme si vous m’apportiez un plan quelconque, je pourrais aban- °
donner le mien et révoquer mes ordres. Mais, depuis douze jours
que vous étes 4 Orléans, vous ne nous avez, malgré nos invitations
réitérées, proposé aucune espéce de plan; vous vous étes borné 4
vous fortifier 4 Orléans, selon nos indications, et vous ne désirez
plus abandonner vos lignes : malheureusement, des nécessités d’or-
dre supérieur nous obligent & faire quelque chose et, par consé-
quent, a sortir de l’immobilité ot le salut supréme de la patrie nous
condamne 4a ne pasrester. » |
Cependant, le ministére modifia un peu ses projets el demanda
simplement que le général des Palliéres se massat entre Chilleurs et
Loury, sur les points qu’il jugerait les plus avantageux, y attendant
de nouveaux ordres. On abandonna donc en partie la marche sur
Pithiviers ; et le général Crouzat, de son cété, dut se borner a occuper
Ladon et Maiziéres, entre Bellegarde et Boiscommun. Le général
d’Aurelle s’efforga de remplir le vide Jaissé par le départ de la divi-
sion du général des Palliéres‘, et il put celte fois éviter les manceu-
vres dangereuses que l’administration de Tours voulait lui imposer.
Cependant M. de Freycinet voulait toujours faire quelque chose ;
il se réservait le commandement direct du 21° corps, ainsi que du
48°, commandé provisoirement par le colonel Billot et qui venait
d’entrer en ligne. C’est donc 4 lui seul que doit étre rapportée — le
général d’Aurelle le prouve par ses dépéches — la responsabilité de .
l’affaire de Beaune-la-Rolande. Le général Crouzat avait été attaqué
le 24 par un ennemi qui semblait nombreux et auquel il avait ré-
sisté vaillamment; le délégué 4 la guerre l’encourageait4 maintenir
ses positions, lui annoncant l’envoi d’un convoi d’artillerie et il lui
disait : « Je suis satisfait de vos mouvements jusqu’d présent, et vous
féliciterez de notre part les mobiles sous vos ordres. » Le 26 novem-
bre, il envoyait aux deux généraux Crouzat et Billot, ’ordre d’agir
en commun pour occuper le lendemain avant la nuit Beaune-la-Ro-
lande, Maiziéres et Juranville. L’attaque des 20° et 48° corps n’eut
lieu que le 28 ; et elle fut commandée par le générat Crouzat. Mal-
gré les affirmations de M. de Freycinet, ce fut un échec pour les
deux corps .d'armée. Le général Crouzat enleva bien Saint-Loup,
{ Une discussion peu importante a lieu 4 l'occasion de ce mouvement, entre le
général d’Aurelle et le général des Palliéres : le premier prétendant que le com—
mandant du 15*corps n’a point donné d’ordres suffisants 4 ses 2° et 3° divisions pour
couvrir le centre, le second s‘attachant 4 prouver que les reproches du général en
chef ne sont ‘pas justifiés. Il nous a semblé inutile de rapporter ce petit débat, dont
la solution n’a d‘ailleurs aucun intérét historique. V. La premiére armée de la Loire,
p. 230 et Orléans, p. 117.
LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE. 409
Nancray et Batilly, mais il fut arrété devant Beaune-la-Rolande ;
le 48° corps s’empara bien de Maiziéres et de Juranville, mais
il ne put arriver qu’a la nuit & Beaune. Les Prussiens en étaient
restés maftres, grace 4 des renforts qu’ils avaient recus de Pithi-
viers'. A la suite de cette affaire, le 20° corps, trés-éprouvé, fut
obligé de battre en retraite sur Boiscommun, tandis que le 418°
se retirait sur. Ladon. Le 4°" décembre, le général Crouzat écri-
vait au ministére l’état déplorable dans lequel se trouvait son
corps d’armée: « A la suite des combats de ces six derniers jours,
disait-il, mes divisions sont trés-affaiblies en hommes et surtout en
officiers ; j’ai un besoin absolu de 20,000 sacs, 10,000 paires de sou-
liers, 10,000 paires de guétres, et de campements pour 10,000 hom-
mes. Laissez-moi quelques jours de repos pour me refaire. » Croi-
rait-on que M. de Freycinet, qui n’aurait di s’en prendre qu’a lui-
méme de l’échec du 28 novembre, répondit au général battu parune
dépéche de reproches. « Yous me paraissez bien prompt, lui disait-
il, 4 vous décourager, et vous n’opposez pas 4 l’ennemi cette soli-
dité, sans laquelle le succés est impossible. Il s'agit bien de repos,
alors que le général Ducrot, moins prompt que vous a s'inquiéter,
n’hésite pas & nous rejoindre & travers un océan d’ennemis; il faut
marcher et marcher vite. Donc, 4 partir de ce moment et en vue de
mettre nos opérations militaires 4 l’abri des hésitations possibles du
20° corps, je vous place, vous et votre corps, sous la direction stra-
- tégique du commandant en chef du 18* corps. Dispensé désormais
du soin de former des combinaisons, j'attends de vous que vous em-
ployiez toute votre activité et votre énergie 4 relever le moral de vos
troupes. Si l’attitude de ce corps continuait & paraftre aussi incer-
laine, je vous en considérerais comme personnellement responsable,
et vous auriez 4 rendre compte au gouvernement des conséquences
que cette situation pourrait avoir. »
Le général d’Aurelle parle de Ja profonde indignation qu’il éprouva
lorsqu’on lui communiqua cette dépéche; « c’est un assassinat mo-
ral, » dit-il & son chef d’état-major, et par le fait, M. de Freycinet
était bien coupable de trailer ainsi de braves généraux, victimes
d’ordres imprudents venus de Tours.
‘ Le général des Palliéres, en racontant ces événements dans son ouvrage (Or-
Uéans, p. 144 a 150), ne justifie pas assez selon nous les raisons qui ]’ont empéché
de porter secours, dans cette malheureuse affaire du 28 novembre, au général Crou-
zat avec lequel il était en communication depuis quelques jours et dont il connais—
sait les mouvements. L’intervention de 10,000 hommes du 15° corps, au moment
ou les Prussiens purent reprendre l'offensive a l'aide de troupes fraiches, edt suffi
sans doute a rétablir le combat et 4 nous assurer une victoire qui aurait pu avoir
son importance.
410 LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE.
Il nous faut passer rapidement sur la retraite un peu précipitée du
général de Sonis avec le 17° corps vers Ecoman et la forét de Mar-
chenoir, aussi bien que sur les craintes d’attaques manifestées par le
général Chanzy pour le 30 novembre et qui n’aboutirent qu’a des
précautions inutiles et 4 une alerte peu justifiée qui se borna de la
part de ]’ennemi a une simple démonstration. Des événements plus
graves vont se passer et réclameront toute notre attention. Le dé-
noiment approche; et il importe de dégager plus que jamais dans.
ces graves affaires la part de responsabilité de chacun. Nous ne nous
arréterons pas davantage 4 l'épisode de la visite de MM. Crémieux
et Glais-Bizoin a l'armée de Ia Loire. Il est raconté assez inexacte-
ment par le général d’Aurelle et placé 4 une autre date que celle o&
il eut lieu réellement. Il perd donc ainsi toute son importance, et
l’auteur n’en tire point, méme a son point de vue personnel, le parti
qu’il aurait pu en tirer.
IV
Le matin du 30 novembre, le général d'Aurelle recut du minis-
tre de la guerre deux dépéches, l’avertissant de se tenir prét 4 se
porter en avant ; mais elles ne contenaient pas d’instructions pré-
cises. Le général répondit aussitét qu'il était disposé 4 prendre |’of-
fensive avec les 15° et 46° corps, en laissant le 17° devant Orléans.
Pour commencer ses mouvements dés le lendemain matin, il deman-
dait 4 étre renseigné sans restriction sur l’objectif des opérations. A
trois heures, le délégué de la guerre l’avertit qu'il serait le soir au
quartier général et qu'ils étudieraient ensemble le plan a réaliser.
Dans la journée, le général en chef, accompagné de ses aides de
camp, alla visiter les batteries placées en avant d’Orléans; il fut trés-
content des travaux exécutés, et en témoigna sa satisfaction au capi-
taine de vaisseau Ribourt qui en avait la direction, ainsi qu’aux
officiers de marine et aux ingénieurs qui lui avaient prété leur con-
cours. En avant des cing batteries, étaient des tranchées-abris pour
linfanterie, élablies avec un soin tout particulier. On avait utilisé
d’une maniére trés-ingénieuse les échalas des vignes, en les plan-
tant sur le talus extérieur, la pointe inclinée vers l’ennemi; et le
général ajoute que « celte défense rendait impossible l’approche
des tranchées, »
M. de Freycinet arriva le soir au quartier général, avec M. de
Serres, et 4 neuf heures, les généraux d’Aurelle, Chanzy et Borel,
se réunirent en conférence. Le délégué du ministre leur annonca la
LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE. 414
sortie de Paris du général Ducrot, et leur démontra la nécessité de
marcher immédiatement 4 la rencontre de l'armée qui s’avancait
vers la Loire ; le temps pressait, on décida qu’il fallait se mettre en
mouvement sans délai.
Le général Chanzy et le général Borel exposérent qu'il y avait
danger a faire cette opération avant la réunion des 15° et 16° corps!,
et que, pour marcher sdrement vers Pithiviers, il fallait d’abord bat-
tre l'armée allemande qui se trouvait sur la gauche, 4 Janville.
M. de Freycinet soutint avec opinidtreté que le corps de Chanzy était
plus que suffisant pour repousser le duc de Mecklembourg; et le
général en chef ayant observé qu'on exposait(ce corps 4 étre écrasé,
le délégué du ministre n’en maintint pas moins son projet. Il exigea
également que le général des Palliéres restat 4 Chilleurs pour servir
de pivot avec sa division aux mouvements de l’armée, et il se réserva
de faire agir les 18° et 20° corps en temps opportun. En établissant
ainsi les faits, le général d’Aurelle contredit les affirmations pu-
bliées par M. de Freycinet, et il prouve par une dépéche ultérieure
de M. Gambetta qu'il n’eut « la direction supérieure des cing corps,
formant l’armée de la Loire que le 3 décembre’, c’est-a-dire trop
tard pour opérer la concentration qu’il jugeait nécessaire. » C'est
méme la son grand grief contre le gouvernement de Tours, et la
cause, selon lui, des revers de V’armée francaise. Il a toujours eu la
ferme conviction, dit-il, « que cette armée de la Loire, animée d’un
. ardent patriotisme et d'un courage éprouvé, pouvait, étant réunie,
culbuter l’armée prussienne qu'elle avait toujours battue.a forces
égales, et arriver au rendez-vous donné dans la forét de Fontaine-
bleau. »
Ce que l’on comprend moins, c'est que le général, possédant cette
conviction, n‘ait point eu l’énergie d’imposer sa volonté au ministére,
qui aurait été dans la nécessité de la subir, si on lui avait présenté
un plan forme} de marche en avant, au heu de se tenir toujours sys-
tématiquement sur la défensive.
Quoi qu’il en soit, le 1 décembre au matin, le général Chanzy
commenga résoliment son mouvement ; et cette premiére journée,
‘ Le général Chanzy dans son grand ouvrage sur la Deuxtéme armée de la Loire,
pages 56 et 57, est complétement d’accord avec le général d'Aurelle sur les objec-
tions qui furent faites dans cette reunion au délégué du ministre de Ja guerre et sur
lautorité aver laquelle M. de Freycinet exigea l’exécution de ses plans. — Voy. éga-
lement Orléans, par le général Martin des Palliéres, p. 172 et suiv.
2 Voicile texte de cette importante dépéche : Tours, 2 décembre, 4 heures du soir.
Guerre & général en chef: « Il demeure entendu qu’'a partir de ce jour vous donne-
rez directement vos instructions stratégiques aux 15°, 16°, 17°, 18° et 20° corps.
Vavais dirigé jusqu’a hier les 18° et 20° et par moment le 17°. Je vous laisse ce
soin désormais. »
112 LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE.
combinée avec habileté par le commandant du 16° corps, fut une
victoire vérilable. L’amiral Jauréguiberry enleva vigoureusement le
village de Gommiers; le général Chanzy emporta les positions de
Terminiers, Faverolles, Villepion , et les troupes bivouaquérent sur
les positions conquises. « Je suivrai l'ennemi demain, écrivait le
soir le général Chanzy au général en chef. Je crois & un grand
succés. »
Le méme jour était arrivée 4 Tours la nouvelle d’une victoire rem-
portée sous les murs de Paris; le ministre de la guerre l’avait an-
noncée aussitét au général d’Aurelle et il lui disait dans son lan-
gage emphatique: « Volez au secours de Ducrot, sans perdre une
heure, par les voles que nous avons combinées ; accélérez par tous
les moyens le mouvement commencé ce matin. Redoublez de vitesse
et d’énergie ; faites appel au patriolisme de vos généraux ; leur grand
coeur répondra au vdtre. Mais que cet élan n’enléve rien 4 votre
sang-froid; continuez vos opérations avec la méme prudence, seu-~
lement exécutez-les avec une foudroyante rapidité. Je crois que vous
pourrez gagner un jour depuis votre départ jusqu’a la forét de Fon-
tainebleau. »
Un ordre du jour annonga a |’armée ces grandes nouvelles; le
général écrivit au ministre « qu’elles avaient produit un effel im-
mense. » Mais il ne cachait pas ses craintes, car il ajoutait: « Le
corps du général Chanzy est trop faible pour opérer seul contre les
troupes prussiennes placées en avant de lui; je le fats appuyer for-
tement par les divisions Peitavin et Martineau ; il est a croire que la
position de Pithiviers nous sera vivement disputée. »
La journée du 2 décembre vint enlever toutes les espérances et
commencer pour l’armée la désorganisation qui devait se poursuivre
avec une si effrayante rapidité. Dés le matin, le général Chanzy avec
le 16° corps se trouva accablé sous des forces considérables pourvues
d'une nombreuse artillerie. Le village de Loigny et le chateau de
Goury, dont on s’était d’abord emparé, furent bientét repris par les
Prussiens ; le-46° corps tout entier recula presque en déroute. L’ap-
pui tardif que lui donna le 17* corps, la charge héroique du général
de Sonis et des zouaves pontificaux ne sauvérent pas la situation ;
et les deux corps débandés et démoralisés, aprés neuf heures de
lutte, étaient incapables de tenir le lendemain la campagne. Le gé-
néral d’Aurelle, qui s‘était avancé vers Chevilly et Artenay, pour
diriger lui-méme les deuxiéme et troisiéme divisions du 15° corps,
engagées en avant de Poupry, fut témoin de leurs vaillants efforts ;
il vit leur résistance couronnée de succés sur plusieurs points. Mais
il s'apercut bientdt qu’il avait devant lui toutes les forces réunies du
duc de Mecklembourg, du général de Tann et du prince Frédéric-
LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE. 415
Charles'. Son anxiété s'accrut encore en apprenant les détails de la
défaite du 16° corps. A onze heures et demie du soir, il télégraphiait
d’Artenay au ministre de la guerre, ne lui dissimulant pas les tristes
pressentiments que cette malheureuse journée du 2 décembre jetait
dans son esprit. La situation de l’armée de la Loire était d’autant plus
compromise que Ia division du général des Palliéres se trouvait main-
tenant séparée du 15° corps et qu'il était trop tard pour appeler les
18° et 20° corps « a préter un appui efficace aux autres corps enga-
gés. » Il n’y avait a prendre d’autre résolution, dit le général en chef,
que de « battre en retraite, pour ne pas étre exposé 4 un effroyable
désastre, en menant au’ combat des troupes démoralisées qui n’a-
vaient plus confiance en elles-mémes, et qui allaient trouver devant
ellesune armée deux fois plus nombreuse, enivrée par ses succés de
la yeille... Aprés mire mais prompte réflexion, ajoute-t-il, il prit le
parti commande par la prudence; c’étail de sauver son armée, en
combinant sagement sa retraite, et il s’empressa de donner des ordres
en consequence. »
Cette déterminalion se comprend: mais pourquoi alors n’avoir
point fait tous les efforts possibles pour aller'reprendre et maintenir
les positions défensives devant Orléans, que le général lui-méme
trouvait naguére si assurées? Ne s’étant point arrété a ce plan; on
ful obligé le lendemain d’accepter la bataille en avant d’Artenay ef
de reculer jusgu’a la nuit d’Artenay 4 Chevilly, et de Chevilly a
Cercottes. Dun" autre cdté et par surcroit de malheur, la 1° di-
vision du 415° corps était arrivée dans la nuit, fatiguée d'une
longue retraite, et plus désorganisée que si elle avait subi un grave
échec.
Les appréciations varient beaucoup sur le combat qui eut lieu &
Chilleurs, le 3 décembre au matin. Le général d’Aurelle s’exprime
ainsi sur cette affaire: _
« Avant d’avoir effectué la retraite qu’il avait ordre d’opérer, le
général des Palliéres fut aftaqué a Chilleurs par une division du
prince Frédéric-Charles. Ce village avait été retranché. Plusieurs
piéces d’artillerie et une batterie de mitrailleuses recurent l’en-
Nemi quand il se présenta; tout semblait indiquer Ja_possibilité
d'une longue résistance. Mais le général des Palliéres et le com-
mandant de Varlillerie jugérent que leur position n’éltait pas tena-
ble. L’ennemi avait bombardé le village, qui se trouvait en flammes.
* Si on voulait trouver sur ces intéressants événements militaires, assez connus
deja, des détails aussi exacts que bien présentés, il faudrait se reporter 4 l‘ouvrage
du général Chanzy et surtout 4 une petite brochure intitulée : Bataille de Loigny
avec les combats de Villepion et de Poupry, par M. A. Boucher. Uriéans, Herluison,
1874, in-42. |
10 Ayan 4872. 8
444 LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE.
La retraite fut ordonnée : elle se fit en désordre, chaque régiment
agissait pour son compte. Quelques-uns précipitérent leur marche
pour arriver plus tét 4 Orléans. D’autres, mal dirigés, s’égarérent,
et l'une des brigades, celle du général Minot, laissa plusieurs piéces
d’artillerie embourbées. Enfin, deux bataillons du 38° de ligne,
sous les ordres du colonel Courtot, placés en position 4 Courcy, a
entrée de la forét, avec deux batteries de montagne, y furent oubliés
et durent & une heureuse chance de ne pas étre enlevés ‘, »
M. de Freycinet, d’accord cette fois avec le général d’Aurelle, et d’ac-
cord aussi avec les habitants du pays, témoins émus et désintéressés
des événements, s’exprime en ces termes : « La division des Pal-
liéres eut, de son cdlté, une attaque 4 supporter contre les troupes
du prince Frédéric-Charles, mais, au dire de l’ennemi, elle n’op-
posa pas une résislance aussi grande. » Et il cite & Vappui yne
relation allemande qui semble raconter avec assez de bonne foi les
opérations de la 6° division prussienne’,
Naturellement, M. le général Martin des Palliéres s’efforce de
combattre ces divers témoignages, et il cherche a établir, en éclai-
rant méme son exposé & l'aide d'une carte spéciale, que sa 1™ di-
vision, attaquée par des forces trés-supérieures (35 4 40,000 ‘hom-
mes contre 14 bataillons) et une formidable artillerie (14 batteries
contre 6), n’en fit pas moins une trés-héroique résistance, et ne
cessa la lutte qu’aprés avoir assuré aux convois une avance suffi-
sante pour leur retraite’. Mais, outre qu'il nous sémble exagérer
singuliérement l’effectif des corps ennemis, le commandant du
15° corps est obligé d’avouer que la brigade Minot, par suite d’une
erreur de route, perdit « une bonne partie de son artillerie, » et
que le colonel Courtot ne put revenir de Courcy 4 Orléans qu’en
« passant au travers de |’ennemi. »
Ces résultats, qui sont bien loin de faire tort 4 la valeur des
troupes du général des Palliéres, n’en étaient pas moins désastreux
au point de vue de la possibilié de prolonger la résistance avec des
soldats battus de tous cétés et découragés plus encore par |’échec de
leurs camarades que par leurs propres insuccés.
Le général d’Aurelle avait couché a Saran, a une lieue d’Orléans sur
la route de Paris, et, comme il le raconte lui-méme, « il passa cette
nuit douloureuse a discuter avec le général Borel les moyens de cou-
vrir et de défendre Orléans; il était bien résolu cependant 4 ne pas
‘ La premiére armée de la Loire, p. 334.
* La guerre en province, p. 162.
% Orléans, chap. v, p. 201 et suiv. ; et la lettre du général de Palliércs 4 M. Game
betta, p. 299.
LA PREMIERE ARMRE DE LA LOIRE. ° 415
s’y renfermer avec son armée, dont il avait par-dessus tout l’hon-
neur 4 sauvegarder. Il cherchait encore a se faire illusion sur la pos-
sibilité d’une résistance en avant de cette ville, en utilisant ces tran-
chées-abris et ces épaulements construits avec tant de peine, mais
infanterie et artillerie tout était dispersé, et le temps pressait'. »
L’indécision du général perce dans ces réflexions : i] avait évidem-
ment quelque remords d’abandonner une position aussi importante
gue celle d’Orléans; et, d’autre part, il penchait pour la retraite
derri¢re la Loire. C’est ce dernier parti qui l’emporta dans sa réso-
lution. A quatre heures du matin, le 4 décembre, commenca avec
leministre de la guerre cet échange de dépéches, a l’aide desquelles
M. Gambetta a prétendu accabler le général en chef. M. d’Aurelle
de Paladines publie de son -cdté une circulaire de M. de Freycinet,
en date du 3 décembre au soir, dans laquelle il veut montrer la con-
damnation par le gouvernement de Tours lui-méme de toutes les
mauvaises entreprises qu’il avait dirigées depuis le 23 novembre’.
Cette piéce, que le délégué a la guerre a eu bien soin de ne ‘pas pu-
blier dans son ouvrage, contenait les singuliers aveux suivants : « Il
me semble que, dans les divers combats que vous avez soutenus, vos
divers corps ont agi plutét successivement que simultanément, d’ou
il suit que chacun d’eux a presque partout trouvé l’ennemi en forces
supérieures. Pour y remédier dorénavant, je suis d’avis que yos
corps soient le plus concentrés possible.... En prenant la situation
au point ou elle est maintenant, je crois devoir appeler votre atten-
tion sur l’opportunité d’un mouvement concentrique général a effec-
tuer demain dimanche (4 décembre), d’aussi bonne heure que pos-
sible.... Un tel mouvement opéré {nous permettrait d’utiliser nos
belles batteries de marine et d’opposer Ja simultanéité de nos forces
aux attaques de l’ennemi, dont le nombre n’est peut-étre pas aussi
grand qu’on pourrait le conclure d’aprés les faits de ces deux
jours. »
La vérité commengait donc a se faire connattre 4 Tours; et cepen-
dant la résolution de retraite du général y produisit une stupéfaction
el, on peut dire, une colére qui se révéle dans les réponses adressées
par la délégation. M. de Freycinet représentait au commandant en
chef de l’'armée de la Loire qu’il avait encore 200,000 hommes, —
chiffre que le général réduit 4 140,000, — et il lui disait que « |’éva-
! La premiére armée de la Loire, p. 533.
1 Les fautes commises par le gouvernement de Tours, et particuliérement ce dé-
faut de concentration qui causa la plus grande partie du mal, sont mis en relief d’une
facon saisissante par le général des Palliéres dans son livre d'Orléans et dans la
longue lettre qu’il écrivit 4 M. Gambetta, le 29 décembre 1870, lettre que M. de
Freycinet s'est gardé de mentionner dans son exposé.
446 ; LA PREMIERE ARMRE DE LA LOIRE.
cuation d'Orléans serait un désastre, » qu’il fallait éviter 4 tout prix,
en opposant 4 l’ennemi «une résistance indomptable. » Bourbaki
venait de se mettre 4 la téte du 48° corps, et il allait marcher sur
Orléans. |
Cette dépéche est de 5 heures du matin ; 4 huit heures, le général
d’Aurelle, « étant mieux en élat de juger sur les lieux de la situa-
tion, » n’en persistait pas moins dans sa « résolution extréme. »
Tout 4 coup, a 44 heures, arrivé 4 la place d’Orléans, il se décide 4
changer ses dispositions et & « organiser la résistance. » Dés que
cette nouvelle parvient 4 Tours, le gouvernement lui envoie I’ expres-
sion de sa « profonde satisfaction, » et lui annonce Ja venue immé-
diate de M. Gambetta.
Mais il était trop tard pour donner des contre-ordres 4 des trou-
pas qui, ayant conscience dela situation compromise, n’avaient plus
d’autre pensée que de se retirer et, au besoin, de fuir.
Il fallait, & ce moment, comme |’a fort bien démontré le général
des Palliéres, s’en tenir 4 la résolution premiére. « Pour moi, dit-
il, il demeura acquis que le général en chef, qui venait, un instant
auparavant, de me donner des instructions détaillées pour l’exécu-
tion du mouvement complétement opposé, n’était revenu de cette
décision que sous la pression énergique du gouvernement qui le
chargeait sans doute d’une responsabilité dont il redoutait Vinjustice
et les conséquences. Devant cette détermination, que le désespoir
seul pouvait inspirer au général, je compris d’un coup d’ceil les con-
' séquences fatales qu’elle allait avoir en changeant notre retraite,
honorable en somme, en une débacle irremédiable, et je partis con-
fondu, navré, n’ayant rien & objecter, parce que je sentais bien que
le commandant en chef, qui finissait toujours par exécuter les ordres
du gouvernement, n’écouterait pas de conseils en un pareil mo-
ment’. »
Tout manqua dans la main du général d’Aurelle; ses soldats ne
voulurent plus tenir. La division Peitavin quitta trop tdt ses posi-
tions, se fiant sans doute a la résolution du matin’; 4 midi, le 46° et
le 17° corps étaient coupés du gros de l’armée; Vennemi débordait
1 Orléans, p. 248.
© M. des Palliéres s' applique dans son ouvrage (p. 239) a justifier la conduite de
sa 3° division, mais il se trompe en disant que la division Barry, a laquelle devaient
se relier les régiments commandés par le général Peitavin, faisait partie du 17° corps;
elle a toujours fait partie du 16°. Et puis comment explique-t-il que le général Pei-
lavin, qui avait commandé 4 Orléans et qui devait connaitre les lieux, ait fait re-
traite le 4 décembre au soir, non pas sur la Ferté, ou étaient la plupart de ses
troupes, mais sur Blois (p. 250) ou il arriva presque seul sans savoir ce qu'était
devenue sa division?
LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE. Ai
de toutes parts. A quatre heures, le train qui amenait le ministre de
la guerre ne put parvenir 4 Orléans, la voie ayant été menacée par
des uhlans.
L’ordre fut de nouveau donné d’évacuer la ville; l’artillerie et tout
le matériel du 45° corps passérent sur la rive gauche, prenant le
chemin du centre et se dirigeant vers La-Ferté-Saint-Aubin. L’artil-
Jerie de marine couvrit de son mieux la retraite jusqu’au soir.
Une convention militaire, proposée par l’ennemi et acceptée par
le général en chef et le général des Palliéres, abandonna vers minuit
la ville aux troupes du prince Frédéric-Charles‘. Soit négligence des
chefs, soit indifférence ou lassitude des officiers et des soldats, un
nombre considérable d:‘hommes réfugiés dans des maisons d’Or-
léans ne furent pas prévenus de |’évacuation; et c’est par milliers
que le lendemain matin les Prussiens purent compter leurs prison-
niers*. Enfin, faute de la stricte exécution d’ordres donnés, le pont
@Orléans ne sauta point, comme |’avait prescrit le général en chef ;
ce qui permit 4 l’ennemi d’activer sa poursuite.
Tel est l’exact tableau des événements qui amenérent la perte d’Or-
léans et la dispersion de l’armée de la Loire. Le général d’Aurelle
les regarde commé une conséquence naturelle de l’état des choses ;
et il ne semble pas leur attribuer l’effet désastreux qu’ils produisi-
rent alors. En se retirant de ses positions en avant de la Loire, le
général, lojn de croire tout perdu, pensait que tout était sauvé. Il
prétend que ses combinaisons étaient arrétées, ses dispositions pri-
ses pour réparer le désastre, et que, s'il n’avait pas été destitué bra-
talement deux joursaprés, toute son armée aurait été de nouveau con-
centrée le 10 décembre et en état de se refaire. Il va méme jusqu’a
tracer sur une carte les positions respectives qu’auraient du, d’aprés
ses ordres, occuper les cing corps de l’armée de la Loire. C’était le
coteau de Sologne, derriére la Sauldre, étudié par lui un mois aupa-
ravant, qui devait leur servir de base. Son plan tout entier est indi-
qué dans les lignes suivantes qu’il faut citer dans leur intégrité,
car elle nous révélent pour la premieére fois les vues du général.
a Le général en chef, écrit-il, se sépara avec une profonde douleur
1 Le général Martin des Palliéres raconte avec de grands détails les événements
qui précédérent et suivirent la convention passée avec le général allemand Treskow
et l'évacuation d'Orléans. Ces développements, forts curieux au point de vue des
faits locaux, nous entraineraient trop loin, et nous aimons mieux renvyoyer 4 l’ou-
Wrage Ini-méme. Orléans, p. 218 4 246, et 302 a 509.
* Nous croyons que le général des Palliéres reste beaucoup au-dessous de la vé-
nlé quand il évalue 4 3,000 seulement le nombre des prisonniers faits par l‘ennemi,
au 4 décembre.
418 LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE.
de cette armée de la Loire qu’il avait créée, instruite, moralisée,
disciplinée et conduite a la victoire.
« Elle venait d’éprouver des revers dus a l’incapacité du ‘ministre
de la guerre et de son collégue, revers dont le général d’Aurelle ne
pouvait assumer la responsabilité. Hl espérait pouvoir réorganiser
promptement cette armée, ses projets allaient recevoir leur exécu-
tion quand il fut relevé de son commandement en chef.
« Son plan de réorganisation était simple; il ne fallait que trois
jours au plus pour le réaliser. L'armée pouvait, dés le 10 ou
44 décembre, étre préte 4 tenir la campagne et 4 reprendre l’offen-
sive. .
a Le général en chef était bien résolu a4 saffranchir désormais
de toute dictature civile et de toute ingérence dans la direction des
opérations militaires.
« Pour arriver 4 cette réorganisation, il fallait concentrer l’armée.
Ce probléme, que M. Gambetta considérait comme insoluble, était
trés-simple et ne demandait aucune combinaison stratégique.
« Le 15° corps venait de se reformer a Salbris, en arriére de la.
Sauldre, dans de bonnes positions depuis longtemps étudiées.
« Ge corps d’armée devait étre la base de la concentration ; les
autres seraient venus se souder a lui ajdroite et & gauche de Ja ma-
niére suivante: ,
« Le général Chanzy, commandant le’ 46° et le 17° cprps, avait
recu, le 5 décembre, l’ordre de battre;en retraite sur Beaugency et
Blois. Il y aurait traversé la Loire. Aprés cette opération, les ponts
devaient étre détruits et les troupes dirigées sur Romorantin par
deux belles routes.
« Le 17° corps devait appuyer sa gauche 4 Romorantin, sa droite
dans Ja direction de Salbris. Le 16° corps se serait établi entre le
17° et le 15°; Je 20° corps qui était 4 Argent, a la droite du 15°, entre
Salbris et Sainte-Montaine. Enfin le 18°, venant de Gien, aurait été
placé 4 la droite du 20°, étendant son aile droite vers Aubigny-
Ville.
« Obligé de quitter son armée, les projets du général en chef ne
purent se réaliser‘. »
Quand on examine le plan d’opérations qui nous est révélé dans
ces pages, il est difficile de comprendre les motifs qui déterminérent
le général et le but qu'il se proposait. Lui, qui avait si bien orga-
nisé et discipliné son armée, semble n’avoir pas été aussi heureuse-
ment inspiré dans son plan pour la sauver et la rétablir.
‘ La premiére armée de la Loire, p. 356 4 359.
LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE. 119
Au moment ou l'on en était arrivé, quand la France n’avait plus
que le temps de faire un supréme effort pour donner la main a Paris
et tenter avec ses jeunes recrues de barrer le passage au prince
Frédéric-Charles, faire retirer derriére la Loire tout de ce qu’il y
avait de troupes disponibles, quitter non-seulement la Beauce et la
forét d'Orléans, mais laisser le champ libre a ]’ennemi pour se porter
dans l'Ouest sur Blois, Tours, le Mans jusqu’en Normandie et en Bre-
tagne, et se borner & la résolution de reformer une armée 4 quinze
lieues en arriére, 4 quarante-cing lieues de Paris, sans savoir com-
ment on reprendrait l’offensive, et en se replacant au point ot |’on
était quinze jours avant Coulmiers, n’élait-ce pas dire que la guerre
était terminée, la défense impossible et qu’en abandonnant ainsi
aux Prussiens la moitié de la France, il ne restait plus qu’a négo-
cier? Mieux valait encore, sans doute, tenter ce que, quelques jours
aprés, faisait Je général Chanzy, se maintenant sur la rive droite de
la Loire, avec deux corps d'armée épuisés, en présence de toutes les
forces allemandes qu’aucune diversion ne retenait, et accomplissant
une retraite qui a fait ]’admiration des hommes de l’art. Il essayait
du moins de couvrir, par un dernier effort et avant la fin supréme
de la lutte, nos riches et valeureuses provinces de l’OQuest, qu'il était
si nécessaire de ne point livrer sans défense aux incursions de l'en-
nemi. Ef peut-étre eut-il réussi, si Bourbaki avait pu l’appuyer sur
la droite vers Montargis et Gien, au lieu d’accomplir, sous la direc-
i“ insensée du ministére de la guerre, la fatale expédition de
‘Est. \
Pour résumer ce long exposé, on peut dire que'le livre sur La pre-
miére armée de la Loire prouve surabondamment les fautes commises
par la Délégation de Tours, mais qu’il n’indique point clairement com-
ment on aurait pu les éviter ou les réparer..Sous ce rapport méme, il
est moins complet que l’ouvrage de M. Martin des Palliéres. Le général
d'Aurelle n’a pas de peine 4 se défendre de/’injuste destitution dont il
fut frappé 4 la suite de l’évacuation d’Orléans, et de l’odieuse circu-
laire par laquelle le ministre de la guerre ne craignit pas de ]’accu-
ser, devant la France entiére, d’avoir manqué 4 son devoir. Sur ce
point, il a absolument raison contre M. Gambetta aussi bien que
contre son délégué. Mais le général en chef de l’armée de la Loire
établit-il qu’il ait jamais eu, pas plus aprés Coulmiers qu’au com-
mencement de décembre, un plan nettement et fortement arrété
sur l'ensemble des opérations qu'il aurait fallu accomplir? Esprit
prudent et sage, fort attaché aux traditions militaires, le général
420 LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE.
d’Aurelle de Paladines était-il suffisamment un homme deconceptions
hardies, un chef résolu, tel que les circonstances le réclamaient a ce
moment, pour lutter contre les forces si bien dirigées de la Prusse ?
Fort capable de rétablir la discipline dans une armée peu nombreuse,
trés-apte 4 diriger sur un champ de bataille étudié quelques divisions
bien préparées, n ‘était-il pas trop effrayé de la responsabilité d'une
grande armée 4a diriger, et ne se laissa-t-il pas trop décourager par
es obstacles et les revers? Contrarié dans ses mouvements par la
Délégation de Tours, il s’en plaignit justement sans doute; mais sut-
il résister assez énergiquement aux ordres du ministre, et prit-il
d’une main assez ferme, comme i! aurait pu le faire aprés sa pré-
miére victoire, la direction supréme des affaires militaires ? Toujours
préoccupé du soin légitime de conserver son armée, le général en
chef ne semble jamais avoir eu grande confiance dans le succés d’un
mouvement offensif. Par suite de circonstances mallieureuses, et
comme il arrive trop souvent, aprés avoir longtemps attendu, en se
bornant 4 fortifier les positions qu on occupait, on se décida 4 mar-
cher en avant juste au moment ou les Allemands allaient étre forcés
eux-mémes d’attaquer, et ou on se serait trouvé en mesure de pro-
fiter des travaux préparés dans cette expectative. De sorte que l’on
peut réellement dire que, avec des parts plus ou moins ,inégales,
chacun doit s’attribuer une portion de la responsabilité et des fautes,
et que la fatalité des événements vint s’ajouter aux indécisions du
commandement militaire et aux imprudences de la direction civile.
L’ouvrage du général d’Aurelle, trés-curieux par ses révélations,
par les piéces nombreuses qu’il publie, par l’honnéteté et la loyauté
de ses récits, est plus sincére & coup sir et plus digne d'étre consullé
que celui de M. de Freycinet. Mais, c’est une défense personnelle
contre d’injustes attaques, ce n ‘est point une apologie absolue du
‘commandant en chef de l’armée de la Loire ; c’est encore moins un
tableau complet des événements, accompagné de réflexions générales
ou de vues d’ensemble.
Parmi le petit nombre de généraux qui nous étaient demeurés
aprés les désastres de Sedan et l'investissement de Metz, M. d’Aurelle
de Paladines est encore, ainsi que le général Chanzy, un de ceux
qui ont porté avec le plus d‘honneur le drapeau de la France; mais
les événements, plus forts que les hommes, réclamaient alors une de
‘ces mains puissantes, un de ces caractéres trempés, qui surgissent
‘parfois dans les grandes crises des nations, pour les sauver de la
ruine, et sans lesquels il leur faut périr. Qu’il edt apparu dans les
plaines de la Beauce ou sur les rives de la Loire un de ces hardis
capitaines tels que la premiére révolution en avait si rapidement pro-
LA PREMIERE ARMEE DE LA LOIRE. 421
duits en grand nombre, et la lutte n’était pas terminée; le pays et
Yarmée pouvaient reprendre confiance et, par un nouvel et dernier
effort, ressaisir la victoire en repoussant l’étranger.
Exoriare aliquis....
Cet homme ne s’est point rencontré. Trop de fautes, dont les causes
ne sont plus 4 rechercher, avaient, en oblitérant le sentiment public,
voilé le génie de la France. Au moment ot elle avait le plus besoin
d'hommes, elle n’a guére trouvé, 4 Paris comme en province, que
des dictateurs et des rhéteurs qui ne demandaient qu’a la flatter ou a
lasservir pour mieux l’exploiter 4 leur profit. Triste chute, qui serait
irremédiable, si elle ne nous servait de lecon, et si nous n’essayions
4 nous relever par tous les efforts du dévouement et du travail, par
le renouvellement del’éducation publique, ‘par le concours désinté-
ressé et l’union loyale de tous les bons citoyens.
Gustave BAaGuENAULT DE PucuEssE.
DE LA PLACE DE LHOMME
DANS LA NATURE
Depuis quelque temps, naturalistes, philosophes, anthropolo-
gistes, paléontologues s’efforcent 4 grand bruit de déterminer la place
que l’homme doit occuper dans la nature, Ii nous semble que le phy-
siologiste ne saurait rester étranger & cette discussion quia pris les
proportions d'une lutte internationale: il a le droit, lui aussi, d’in-
tervenir quand il s’agit de classer |’objet de ses études et ce droit de-
vient un devoir s’1l s’apergoit que les opinions les plus aventureuses
reposent sur la méconnaissance de |)’objet en litige, sur la mécon-
naissance de1’homme physiologique. En conséquence, nous avons
youlu soumettre au criterium de la physiologie les idées principales
qui ont été mises en circulation sur ce sujet, et c’est le résultat de .
nos recherches que nous venons offrir aux lecteurs de la revue.
D'autres avant nous, et particuliérement M. de Quatrefages, ont fait
connaitre la partie historique de la question; nous pensons néan-
moins qu'il n’est pas sans utilité de la résumer en quelques mots,
avant d’entrer en matiére.
Jusqu’é une époque assez rapprochée de nous, la science, d’accord
en cela avec toutes les traditions, avait adopté les bases fondamen-
tales de la création et, particuliérement, l’invariabilité des espéces
créées. Linné, Buffon, Cuvier, appliquérent leur génie aux difficultés
de cette question si grande, si complexe, et arrivérent aprés de longs
efforts, et non sans quelques oscillations, & cette conclusion moti-
vée: que les espéces sont invariables, et que si les individus d’une
J7HOMME DANS LA NATURE, 133
méme espéce varient dans le temps et dans l’espace, ce n’est que
dans certaines limites que circonscrivent les variétés et les races.
D’aprés Buffon, l’espéce est un type dont les principaux traits sont
gravés en caractéres ineffacables et permanents 4 jamais; mais toutes .
les touches accessoires varient sous |’influence du milieu. Ces varia-
tions constituent les variétés, et les races ne sont autre chose que
ces variétés transmises et fixées par l’hérédité. Tel est, d'une ma-
niére générale, le point de départ des partisans de l’immutabilité
des espéces. Les conséquences de cette maniére de voir, au point de
we de homme, sont faciles 4 déduire: 1° L’homme n'est pas le
produit transformé d'une autre espéce ; 2°l’homme forme une es-
péce distincte renfermant, comme toutes les espéces, des variétés et
des races.
Cette maniére de voir n’a pas été acceptée sans contréle, et, comme
cela arrive souvent en pareil cas, une maniére de voir tout opposée
na pas tardé & se produire. Déja, vers le milieu du dix-huitiéme sié-
cle, un géologue distingué, de Maillet, avait publié, sous forme de
dialogue, une sorté de cosmogonie nouvelle tout a fait en désaccord
avec la doctrine de ]'immutabilité des espéces‘. D’aprés de Maillet,
legerme)préexistant de tous les animaux se développa dans la mer qui
Tecouvrait toute la surface de la terre: les reptiles, les oiseaux et tous
les animaux terrestres proviennent de la transformation directe des
animaux aquatiques sous !’influence de la nécessité et de l’habitude.
Ce sysiéme, malgré le patronage de Fontenelle, fut assez mal accueilli
par les savants, et les railleries de Voltaire Jui décernérent un bre-
vet de non-viabilité. Un demi-siécle aprés, Lamarck, le disciple et
'ami de Buffon, essaya de donner aux idées de de Maillet ce quileur
Inanquait absolument : une base scientifique et lautorité d’un nom
déja célébre. Lamarck était trop instruit pour méconnaitre la partie
faible du systéme des partisans de l’immutabilité, et il s’appliqua
d'abord & saper Vidée d’espéce telle que la comprenaient ses prédé-
cesseurs : il constala que les espéces douteuses sont trés-nombreuses,
et que souvent les naturalistes sont embarrassés pour caractériser les
divers groupes qu’ils réunissent sous ce nom ; en méme temps, il
eut soin de faire ressortir les exemples de variation que présentent les
espéces domestiques, et il conclut de ces observations que l'espéce,
en général, ne posséde pas la constance absolue qu’on lui accorde
Wordinaire.
Aprés avoir détruit, Lamarck voulut reconstruire, et il publia une
cosmogonie zoologique qu’on peut résumer en ces termes : sous |’in-
‘ Telliamed ou entretien d'un philosophe indien avec un missionnaire francais
sur la diminution de la mer. .
424 L'HONME DANS LA NATURE.
fluence de l'attraction, il se forma jadis au milieu des eaux, et il se
forme encore aujourd hui, de petits amas de matiére gélatineuse ; les
fluides subtils pénétrent ces petits corps, et par une sorte d’action
. répulsive, ils donnent naissance & une cavilé centrale; dés lors, le
mouvement vital commence par absorption et exhalation des liquides
et des gaz. Lamarck va jusqu'a supposer que c’est ainsi que les vers
intestinaux prennent naissance. Le prototype animal de Lamarck, on
l'a deviné, n’est autre chose que le monére de Hackel, uniquement
composé d’albumine sans aucune enveloppe, sans aucune trace d’or-
ganisation intérieure, et constituant avec ses semblables un régne
intermédiaire entre le régne végétal et le régne animal, que Bory de
Saint-Vincent désigne sous le nom de psychodiaire et Hackel sous le
nom d’embranchement des protites.
Aprés avoir posé son premier jalon de la création, Lamarck n‘é-
prouva aucune difficulté 4 en tirer les conséquences : puisque un peu
‘de matiére peut prendre vie sous l’influence des forces physico-chi-
miques, désormais rien ne pouvait l’arréter. Sous l’influence du
temps, des milieux et de la transmission héréditaire, toutes les
espéces animales et végétales se sont développées peu a peu par une
série de transformations successives, et c'est le résultat de ‘ces trans-
formations que nous admirons dans la faune et dans la flore de nos
jours. Lamarck ne s'est pas borné 4 affirmer le fait des transforma-
tions, il en a posé les lois de la maniére suivante :
i° La vie, par ses propres forces, tend continuellement 4 accroi-
‘trele volume qui la posséde el 4 étendre les dimensions de ses parties ;
2° Tout ce qui a été acquis, tracé ou changé dans |’organisalion
des individus pendant le cours de leur vie, est conservé par la géné-
ration et transmis aux nouveaux individus qui proviennent de ceux
qui ont éprouvé ces: changements ;
3° La production d’un nouvel organe dans un corps animal ré-
sulte d’un nouveau besoin qui continue 4 se faire sentir, et d’un
nouveau mouvement que ce besoin fait naitre et entretient ;
4° Le développement et la force d'action des organes sont constam-
ment en raison de l'emploi de ces organes.
Lamarck fait ensuite Vapplication de ces lois a la pratique, et il
nous montre comment les animaux ont pu se transformer les uns
dans les autres et donner ainsi naissance a toutes les espéces con-
nues. :
Sur tous les points de la doctrine, le naturaliste francais a laissé -
peu de chose & faire 4 ceux qui ont voulu soutenir, comme lui, la
théorie de la transmutabilité des espéces. ll en est un cependant qui,
sans rien changer aux choses, s’est donné, par un nom nouveau, les
proportions majestueuses d'un novateur: j'ai nommé Darwin.
LHOMME DANS LA NATURE. 125
Darwin a présenté le systéme de Lamarck avec le talent d’un na-
turaliste distingué; il a amplifié, dans les détails, la pensée du mai-
treet en cela il a eu le mérile de venir aprés lui; mais en réalilé, il
n’a émis aucune idée nouvelle, ni dans les principes, ni dans les con-
séguences. Comme Lamarck, il est parti d’une appréciation plus ou
moins juste touchant la signification qu’il faut accorder au mot
espéce ; comme lui, il est arrivé & la conception d'un prototype ani-
mal et végétal qui aurait donné naissance, par voie de transforma-
tion, 4 toutes les espéces connues. Et la sélection? dira-t-on. Ce
nom, inventé par Darwin, est réellement neuf, mais il n’en est pas
ainsi de la chose qu’il représente: cette chose est implicilement
renfermée dans les trois derniéres lois de Lamarck.
De Maillet, Lamarck et Darwin représentent 4 diverses époques les
promoteurs de la théoria de la variabilité indéfinie des espéces, et
tous les trois trouvent dans cette variabilité méme, les conditions
du développement de tous les animaux. Si, 4 tout prix, on préten-
dait. établir une nuance de pensée entre ces trois savants, cette
nuance ne devrait porter, comme l’observe trés-bien M. de Quatre-
fages, que sur un point secondaire de la théorie : sur les procédés
selon lesquels se produisent les transformations.
De Maillet admet que Jes métamorphoses se font brusquement sans
que ’hérédité intervienne d’une maniére active dans les transfor-
mations ; Lamarck, au contraire, veut que les transformations soient
excessivement lentes et progressives, faisant participer a leur ac-
complissement l’influence du milieu, des habitudes et de la trans-
mission héréditaire ; Darwin n’ajoute pas autre chose ; seulement il
accorde une importance de premier ordre aux modifications avanta-
geuses pour l’individu, qui résultent de la lutte pour l'existence, et
qui sont transmises par la génération.
Les conséquences de la théorie que nous venons d’exposer se ré-
sument en ceci: l’homme descend immédiatement du singe, et
médiatement d’un moneére ou d'un protite.
Les deux systémes dont nous venons d’esquisser 4 grands
traits les idées principales, nous mettent dans l’alternative ou de
placer Vhomme & cété du singe, dont il serait le descendant, ou de
leplacer au-dessus de tous les animaux dans une classe tout 4 fait
distincte. Ow est la vérité? C’est ce que nous devons rechercher ici.
Nous examinerons d’abord chacun des deux systémes a un point
de vue général, nous concentrerons ensuite toute notre attention
ow les ceuvres de Darwin, et nous formulerons enfin nolre mani¢re
€ VOiTe
126 L’HOMNE DANS LA NATURE,
lI
D'aprés les partisans de l’immutabilité des espéces, le monde or-
ganisé vivant aurait été créé en une ou plusieurs périodes, et cha-
que individu aurait été doté, dés le début, de caractéres individuels
propres qui le distinguent des autres animaux, et de caractéres com-
muns qui permettent de le réunir 4 d'autres individus présentant les
mémes caractéres pour former avec eux un groupe distinct désigné
sous le nom d’espéce. « L’espéce, dit M. de Quatrefages, est ’ensem-
ble des individus, plus ou moins semblables entre eux, qui sont des-
cendus ou qui peuvent étre regardés comme descendus d’une paire
primitive unique, par une succession ininterrompue de familles. ‘ »
Dans cette définition, l’illustre zoologiste refléte Popinion, en la com-
plétant, des naturalistes les plus éminents, et en méme temps les
plus divisés sur d’autres questions que celles-ci: Linné, Lamarck, de
Blainville, Godron, Chevreuil, etc. Par conséquent, nous pouvons
dire que, pour la plupart des naturalistes, l’idée d’espéce repose sur
deux ordres de phénoménes : sur des phénoménes de ressemblance
et sur des phénoménes de filiation. Dans la pratique, cette maniére
de voir se trouve parfaitement justifiée. Nous savons, en effet, que
deux individus appartenant 4 des espéces distinctes présentent tou-
jours des caractéres formels de dissemblance; nous savons aussi
qu’ils ne peuvent reproduire ces caractéres par filiation que jusqu’aé
un certain point: si parfois la fécondation est possible, comme chez
Vane et le cheval, l’hybride qui en résulte est le plus souvent infé-
cond ; si par hasard il est fécond, cette fécondité n’est pas indéfinie,
comme chez les animaux qui appartiennent 4 la méme race, 4 la
méme variété ; mais aprés un certain temps, les produits manifestent
un retour vers l’un des types primitifs, il y a réversion, comme on
dit aujourd’hui. Ce retour ne semble-t-il pas une protestation de la
nature contre l’idée des transformations spécifiques et un gage en fa-
veur de l’unité de l’espéce?
Cependant il n’est pas toujours facile de distinguer les espéces en-
tre elles : il y a des espéces douteuses ; les partisans de l’immutabi-
lité le reconnaissent volontiers, mais en tirant de ce fait la seule
conclusion logique qu'on puisse en tirer, c’est qu'il faut étudier en-
core plus attentivement qu’on ne I’a fait jusqu’ici les caractéres spé?
cifiques.
{ De Quatrefages, Unité de Vespéce humaine, p. 54.
L’HOMME DANS LA NATURE, 127
Etablie sur les faits que nous venons de signaler, la thécrie des
partisans de l’immutabilité et des créations indépendantes, repré-
sente une vérité scientifique quant 4 l’immutabilité, mais une vérité
relative quant aux créations indépendantes.
Yoyons si nous pourrons en dire autant de la théorie des trans-
formistes.
Quel est leur point de départ d’abord? Le point de départ des
transformistes est une hypothése: ils supposent qu’au commence-
ment des choses, un animal prototype, tout 4 fait élémentaire, s’est
développé sous une certaine influence et que, par des transformations
successives & travers les Ages, il a peu & peu donné naissance 4 la
série animale quidu moneére s’étend jusqu’é l'homme. Dans cette hy-
pothése, la série des étres vivants peut étre assimilée 4 la série de
notes chromatiques que représentent les touches d'un piano. Mais,
tandis que Pouvrier qui a construit le piano a fabriqué chaque tou-
che, chaque corde, sans rien emprunter aux touches précédentes ;
tandis qu’il a créé chaque note en particulier de toutes piéces, lui
imprimant ses caractéres spécifiques et les limites de ses variations,
ensinspirant seulement de la valeur de Ja note qui précéde, le
grand ouvrier, lui, d’aprés les transformistes, aurait paresseusement
construit son piano en faisant sortir les notes les unes des autres ; il
aurait créé la gamme sériaire des étres vivants par voie de transfor-
mation et de filiation. D’aprés cette hypothése, les formes si variées
que nous admirons dans la nature, doivent étre considérées comme
de simples éléments de transition d'une forme a une autre.
L’enchainement méthodique que l’on constate dans les anneaux
dela série animale semble donner son appui a cette maniére de voir ;
mais la ou les transformistes voient une présomption en leur faveur,
les anciens maitres trouvaient une occasion de rendre hommage aux
sublimes conceptions de l’idée créatrice: ils appelaient cet enchat-
nement méthodique |’unité de plan.
Lhypothése des transformistes est donc bien réellement une
hypothése. Mais leur théorie renferme-t-elle du moins quelque
chose de plus scientifique? N’ont-ils pas une autre base, un autre
point de départ? Oui, ils ont un autre point de départ; malheureu-
Sement, ce point de départ est une négation purement gratuite:
sous prétexte qu’il y a des espéces douteuses, ils biffent l’espéce,
mais cela prouve simplement que l’espéce géne leurs transformations
et nullement que l’espéce n’existe pas. |
Que conclure de 14, sinon que la théorie des transformistes ne
repose pas sur une base scientifique? C’est notre conviction, et nous
essayerons de la faire partager en examinant de plus prés celte
128 L'NOMME DANS LA NATURE.
théorie dans le livre de M. Darwin intitulé De lorigine des espéces
et dans celui qui vient de paraftre sous le titre de la Descendance de
l'homme et la Sélection sexuelle.
II
Tatorie DE Danwin'. — Prouver que les animaux peuvent se trans-
former les uns dans les autres, méme par des gradations insensi-
bles, n’est pas chose facile. Darwin, en effet, rencontra bientét un
ennemi qui devait lui rendre la tache impossible : cet ennemi, on I’
deviné, c’est l’espéce telle que l’ont définie les plus grands natura-
listes. Soit inconscience ou habileté, Darwin n’a pas l’air de s’en
préoccuper et ce n’est qu’incidemment, a la page 64 de son livre, et
4 propos des variations spécifiques, qu ‘il nous donne la définition de
l’espéce telle qu’il ’entend :
Il suit de ces observations, dit-il, que je ne considére le terme d'espéce
que comme arbitrairement appliqué pour plus de commodité & un ensem-
ble d’individus ayant entre eux de grandes ressemblances, mais qu’il ne
différe pas essentiellement du terme de varieté donné 4 des formes mojns
distinctes et plus variables. De méme, le terme de varieté, en comparaison
avec les différences purement individuelles, est appliqué non moins arbi-
trairement et encore par pure convenance de langage’.
Cette définition, ne renfermant aucun caractére essentiel qui
permette de distinguer facilement un groupe d’un autre groupe,
conduit évidemment 4 la négation de l’espéce. En réalité, Darwin
ne veut pas autre chose, car nous sommes trés-disposé a voir,
dans cette négation, une habileté inspirée par les nécessités du
sujet. Cette appréciation est si juste, qu’a tout instant, dominé par
Virrésistible logique des faits, Darwin est obligé de parler de l'es-
pece distincte, c’est-a-dire de l'espéce telle que l’entendent les non-
transformistes :
fl est difficile, dit-il p. 35, et peut-étre impossible de citer un seul exem-
ple d'hybrides provenant de deux espéces Evidemment distincfes, qui se
soient montrés parfaitement féconds.
‘ Dans un précédent numéro M. A. Delys a donné une excellente critique sur
le méme sujet, mais au point de vue exclusivement philosophique. Nous sommes
heureux de constater que, par des voies différentes, nous sommes arrivés 4 des.
conclusions analogues.
2 De Vorigine des espéces, p. 64. Darwin, trad. de madame Clémence Royer.
L'HOMME DANS LA NATURE, 129
Cette contradiction formelle nous montre clairement que Dar-
win, en définissant l’espéce comme il l'a fait plus haut, n’avait
d'autre but que de rendre |l’application de sa théorie plus facile;
en faisant disparaftre ces grandes lignes qui séparent certains
groupes d’étres vivants par des barriéres infranchissables, il don-
nait pleine carriére 4 son pouvoir transformateur et, lout en ne
produisant, avec ce dernier, que des variélés et des races, il pou-
vait faire accepter hypothétiquement, avec heaucoup de si, de
‘mais, de probables, \’apparente possibilité de transformations plus
radicales.
Cest ce qu’a fait Darwin, tel est le plan qu'il a suivi avec un rare
talent, nous nous plaisons & le reconnaitre.
Aprés avoir préparé le terrain par la négation de l’idée scientifique
d’espéce, Darwin s'est préoccupé de trouver un agent, un pouvoir
immanent de transformation : c’est ce pouvoir qu’il désigne sous le
nom de sélection naturelle.
Dés les temps les plus reculés, on avait accordé aux influences
du climat, de la nourriture et de ’hérédité le pouvoir de donner
naissance a des variétés plus ou moins fixes. Lamarck, comme nous
lavons vu, avait formulé les lois de ces variations. Quant 4 Darwin,
ilaccorde une cerlaine importance aux conditions du milieu, aux
habitudes; mais, d’aprés lui, ces influences s’exercent principale-
ment sur le systéme reproducteur, et il ne pense pas que la varia-
bilité soit inhérente 4 V'organisation. Par contre, il accorde une
crande importance 4 la loi de corrélation de croissance et une im-
portance plus grande encore & la sélection naturelle. Qu’est-ce donc
que la séleclion naturelle?
A toutes les époques, l’-homme s'est préoccupé de choisir, en
vue de ses caprices ou de ses intéréts, les plus beaux types parmi
les individus des races domestiques pour les accoupler ensemble
et oblenir, par ce moyen, des produits de choix. Darwin donne,
a cette maniére d’opérer, le nom de sélection arlificielle, réser-
vant celui de sélection naturelle aux modifications avantageuses
qui surviennent chez les animaux par un procédé analogue, mais
en dehors de la domesticité et de la volonté de ’homme. Voici,
dailleurs, comment Darwin explique lui-méme ce qu'il entend par
sélection :
Nous avons vu aussi, dit-il, combien les relations mutuelles des étres
organisés sont étroites et compliquées et, par conséquent, combien de va-
nations trés-diverses peuvent étre utiles 4 tout étre qui se trouve soudain
placé dans de nouvelles conditions de vie. Nous avons constaté l’apparition
frequente de variations qui peuvent étre utiles 4 l’homme de différentes
Maniéres ; il y a donc toute probabilité qu'il se produit quelquefois, dans
10 Avan 1872,
130 LIHOMNME DANS LA NATURE.
le cours de plusieurs milliers de générations successives, d’autres varia-
tions utiles aux animaux eux-mémes dans la grande bataille qu’ils ont a
soutenir les uns contre les autres au sujet de leurs moyens d’existence. Ces
variations venant a se produire, si d’autre part il est vrai qu'il existe plus
d'individus qu'il n’en peut vivre, il ne saurait étre douteux que les indivi-
dus doués de quelque avantage naturel, si léger qu'il soit, n’aient plus de
chaace de survivre et de propager leur race. D’un autre cété, il n'est pas
moins certain que toute déviation, si peu nuisible qu'elle soit aux indivi-
dus chez lesquels elle se produit, causera inévitablement leur destruction.
Or cette loi de conservation des variations favorables et d’élimination des
déviations nuisibles, je la nomme selection naturelle’,
Concue en ces termes sages et mesurés, la sélection naturelle
résume un ensemble de faits généralement vrais, acceptés par les
naturalistes de tous les temps et de Loutes les écoles; mais M. Dar-
win ne s’en tient pas 1a, el si nous le suivons attentivement 4
travers quelques détours habiles, nous le voyons franchir adroite-
ment le cercle de la réalité pour tomber en plein dans le champ
des hypothéses. En effet, aprés avoir consacré quelques paragra-
phes trés-intéressants 4 I’influence de la sélection naturelle, sur
des caractéres de peu d'importancc, ct & la sélection sexuelle:
aprés nous avoir donné, comme modéle de sélection naturelle, le
cas de l’abcille domestique, « pour laquelle il serait trés-avantageux
_.d’avoir une trompe un peu plus longue ou différemment construite,
de maniére 4 atteindre le nectar des corolles imperforées »; aprés
nous avoir parlé des circonstances favorables 4 la sélection natu-
relle, de l’action lente de l’extinction des espéces, de la divergence
des caractéres, M. Darwin complete enfin sa pensée et nous dit com-
ment il se fait que les variétés individuelles les plus insignifiantes,
mais avanlageuses 4 Pindividu et accumulées par hérédité pendant
des milliers d’années, aient pu donner naissance 4 des espéces
distinctes, celles-ci 4 des genres, les genres 4 des ordres, & des
classes et enfin 4 des embranchements tout enliers. Voila I'hypo-
thése, voila o4 M. Darwin cesse d’étre un naturaliste vraiment dis-
tingué pour devenir un conteur intéressant, mais d’autant plus
dangereux pour la vérilé que sa narralion est tiche de faits scienti-
fiques. Nous ne suivrons pas M. Darwin sur ce terrain, nous nous bor-
nerons a examiner la valeur de !a sélection naturelle, et cela suffira
pour juger tout le systéme.
De La‘SELECTION NATURELLE. — Dans la sélection naturelle, nous
avons 4 considérer trois ordres de phénoménes : 4° la Joi de variation
commune & tous les animaux; 2° 1a concurrence vilale pour 1’exis-
tence; 3° le pouvoir sélectif.
t De lVorigine des espéces, p. 94.
L'HOMNME DANS LA NATURE, 131
1° Lot de variation. — La variété est inhérente & toutes les ma-
nifestations de la vie; nous n’avons qu’a jeter les yeux autour de
nous pour constaler le fait. La cause premiére de cette variation
est dans Ja vie elle-méme.considérée chez les parents et en méme
temps chez le produit. L’obscurité la plus grande régne et régnera
sans doule toujours sur cet ordre de causes, et nous devons nous
contenter d’en connaitre les effels par l’étude des variations héré-
ditaires. Les causes secondaires, plus accessibles & nes moyens
d'investigation, nous Jes trouvons dans les influences qui agissent
aussi bien pendant la vie embryonnaire, qu’aprés la naissance.
Cet ordre de causes est assez bien connu aujourd’hui, et comprend
toutes les influences élrangéres 4 la vie du produit. Darwin n’a
rien changé ni rien ajoulé aux notions que nous possédions sur ce
sujet, mais il en a atténué Vimportance autant qu'il a pu. Bien
qu'il affirme, en certains endroits, que la sélection naturelle ne
erée pas les variations, et qu'elle se borne & choisir celles qui sont
avantageuses pour Jes transmettre par hérédité, il ne peut s’empé-
cher de dire par-ci, par-la, que la sélection est la plus puissante
cause de variabilité :
Il n’est pas vrai, dit-il, que la variabilité soiten quelque sorte inhérente
alorganisation, ni une de ses conséquences nécessaires, dans quelques
circonstances que ce soit, ainsi que quelques auteurs l’ont pensé '.
Il croit, d’un autre cété, « que les conditions de vie, par leur
action sur le systéme reproductcur, sont des causes de variabilité
de la plus haute importance* », et, en fin de compte, il est con-
vaincu que, « par-dessus toutes ces causes de changement, |’action
accumulative de la sélection, qu'on l’applique mélthodiquement, de
maniére 4 obtenir des résultats rapides, ou qu’elle agisse incon-
sclemment, lentement, mais plus efficacement, est de beaucoup la
plus puissante*. »
Cette derniére assertion se concilie trés-peu avec le langage que
Darwin tient & ses critiques :
Quelques écrivains, dit-il, ont imaginé que la sélection naturelle pro-
duisait la variabilité, lorsqu’elle implique seulement la conservation des
variations accidentellement produites, quand elles sont avantageuses aux
individus*.
* De Vorigine des espéces, p. 95.
* Ibid., p. 55.
* Loc. cit., p. 54.
* Loc. cit., p. 94. °
132 L7HOMME DANS LA NATURE.
Ces critiques n’avaient pas tout a fait tort: peu importe, en effet,
que la sélection se borne 4 créer des variétés en accumulant des
variations déja produites; |’essentiel est de savoir au juste si la sé-
lection invente des variations, et c’est ce que les contradictions de
Darwin nous empéchent de préciser.
D’ailleurs, que Ja variabilité soit le résultat de la sélection natu-
relle ou de toute autre cause, ce fait ne prouve rien : peut-on
nous citer um seul exemple de variation spécifique dans la pé-
riode de huit 4 dix mille ans, accessible 4 nos investigations? Des
variations ne dépassant pas les limites de la variété ou de la
race, oui; des variations dépassant ces limites, et prenant les
caractéres de l’espéce, non. En conséquence, la loi de variation,
le premier des éléments qui constituent la sélection naturelle, ne sau-
rait fournir 4 Ja théorie des transformistes qu’un appui tout & fait
insuffisant.
De la concurrence vitale (struggle for life). — Par concurrence
vitale, Darwin entend le combat perpétuel que les étres vivants
se livrent entre eux pour leurs moyens d’existence, et il nous
prévient qu'il emploie ce terme dans sa plus large acception. En
effet, il a réuni, dans ce chapitre, toutes les causes d’habitat, de
milieu, toutes les causes enfin capables de donner naissance 4 des
variations; mais, ce qui nous étonne, c'est que ces mémes causes
dont il faisait peu de cas, en parlant de la loi de variation, il les
trouve toutes-puissantes quand il les considére au point de vue de la
concurrence vitale.
On peut encore se demander, dit-il, comment les variétés que j’ai nom-
mées des espéces naissantes se transforment plus tard en des espéces bien
distinctes; quidans les cas les plus nombreux différent les unes des autres
beaucoup plus que ne le font ordinairement les variétés d'une méme es-
péce ; comment aussi se forment ces groupes d’espéces qui constituent ce
que I’on appelle des genres distincts, et qui différent les uns des autres
plus que les espéces de chaque genre ne différent entre elles. Tous ces faits
résultent de la concurrence vitale !.
D’aprés Darwin, la concurrence vitale provient « de la progres-
sion rapide, selon laquelle tous les étres organisés tendent 4 se
multiplier... Puisqu’il nait un nombre d'individus supérieur a
celui qui peut vivre, il doit donc exister une concurrence sérieuse, -
soit entre les individus de Ja méme espéce, soit entre les indi-
vidus d’espéces distinctes, soit enfin une lutte contre les conditions
physiques de Ja vie*. » Jusque-li rien de plus juste; rien de nou-
! De lorigine des espéces, p. 74.
2 Ibid. °
L'HOMME DANS LA NATURE. 135
veau non plus, et Darwin nous fait un tableau trés-saisissant des
causes multiples qui travaillent isolément ou en commun 4 la des-
truction de l’étre vivant : il rappelle influence des climats, des
milieux, Ja destruction des animaux les uns par les autres, mais
on est étonné de ne pas trouver un seul exemple de variation sous
influence de la concurrence vitale dans un chapitre consacré par
l'auteur 4 démontrer que la concurrence est l'agent le plus puis-
sant de variation. Il est vrai que la concurrence n’agit, 4 cet effet,
qu‘avec le coneours de la sélection; mais, comme-cette derniére
n’invente pas les variations, qu'elle les utilise seulement, qu'elle les
accumule, nous avions espéré trouver ici un nombre considérable
d’exemples authentiques de varialions. ~§ = *
Darwin aurait-il craint que le terrain fat dangereux pour sa théo-
rie? A-t-il redouté sur ce point les questions indiscrétes? On peut le
supposer, car son embarras nous ett paru naturel, si on lui avait
demandé, par exemple, en vertu de quelles transformations succes-
sives le sac qui renferme l’encre des seiches, sorte de bouclier liquide
et coloré, a pu se produire. Si un organe a été spécialement destiné
a la lutte pour la vie, c’est bien celui-la. Passant des animaux &
l'homme, on aurait pu demander également 4 M. Darwin comment
il se fait que parmi les hommes on n’ait pas constafé la moindre va-
nation avantageuse depuis les temps historiques; et cependant, si
laluite pour l’existence, le struggle for life, s'exerce d'une maniére
sérieuse, c’est bien cerlainement dans l’espéce humaine. De tous les
animaux, l'homme est sans contredit le plus cosmopolite; non-seu-
lement il voyage, mais encore il s’établit dans les climats les plus
divers, et c’est 4 peine si, aprés de nombreuses générations, on peut
constater en lui, non pas quelque modification profonde, spécifique,
mais de ces modifications légéres et susceptibles d'une prompte ré-
Yersion par Ja disparition des causes qui les ont provoquées.
D’ailleurs, quand on suil la doctrine de la concurrence vitale sur
le terrain de l’'humanité, on est arrété par des considérations d’un
autre ordre auxquelles honorable novateur n’aura pas sans doute
songé. Comme dans la lutte pour l’existence, le pouvoir sélectif ne
choisit que le plus avantagé, le plus fort dans cette lutte, Darwin a con-
sacré, sans le vouloir sans doute, le principe fameux que le roi des Teu-
fons mit en circulation un jour : La force prime le droit. Non, mon-
sieur Darwin, la nalure serait une vilaine maratre si, comme yous
le dites, elle choisissait le plus fort et le plus avantagé dans la lutte
pour l’existence. La toute-puissance est en méme temps la souve-
raine justice, et c’est la méconnaitre et l’abaisser, que de l’immiscer
anos petites tribulations. Lorsqu’il s‘agit de détruire, elle ne s’en
rapporte pas aux élus parmi les espéces animales. Dira-t-on que les
154 L'HOMME DANS LA NATURE.
grands dépdts de combustible qui alimentent nos usines et nos foyers
sont le résultat de Ja lutte pour l’existence? Dira-t-on que les agglo-
mérations d’animalcules détruits qui forment la pierre de nos mai-
sons sont également le résultat de cette lutte? On ne saurait le sup-
poser. La grandeur des effets confond la petitesse de nos concep-
tions.
.D’aprés la théorie de Darwin, l'élu de Ja nature parmi les hommes
devrait étre un mélange d’Apollon et d’Hercule, ayant 4 ses pieds
des esclaves pour le servir et des houris pour le distraire, ou bien
encore une espéce de gorille, laid et ridicule, mais habile entre
tous, et dominant par cette nouvelle force un groupe d’étres humains
humblement prosternés devant leur caricature. Telles sont les con-
sequences des principes de Darwin en ce qui concerne l’espéce hu-
maine. Nous ne saurions ‘accepter la concurrence vitale sur ces
bases.
Est-ce a dire pourtant que nous devions nier le fait du struggle for
life? Non, certes : Ja lutte en celte vie nous apparait comme une né-
cessité fatale; toute individualité vivante lutte contre les autres,
mais Phomme seul lutte contre lui-méme, et non-sealement i! lutte
contre le plaisir possible, mais encore centre le besoin nécessaire. Le
_ fait de la Jutte est indéniable; mais a-t-il les conséquences que Dar-
win lui accorde? Est-il capable de provoquer des variations 4ce point
de transformer & la longue, et 4 la faveur de I’action sélective, un
insecte en singe, un singe en éléphant? L’imagination seule peut ré-
pondre & cette question. Nous préférons nous taire, en constatant
simplement que la concurrence vitale n’a jamais profondément
modifié les espéces que l’homme connait depuis plusieurs milliers
d’années.
Du powvoir sélectif. — Lorsque Phomme remarque sur un animal
une variation avantageuse 4 ses propres intéréts ou a ses caprices, il
choisit cet animal, et il fixe la variation qu’it présente par des accou-
plements successifs et par des soins toul particuliers. En agissant
ainsi, homme fait de la sélection artificielle. La sélection naturelle
différe de celle-la en ce que la variété est choisie par la nature toutes
les fois que cette variété est avantageuse a l’individu. A cété de cette
sélection naturelle, Darwin en place une autre qu’il désigne sous le
nom de sélection secuelle. Cette sélection ne dépend pas de la lutte
pour l’existence, mais de Ja lutte qui a lieu entre les males pour la
possession des femelles. Darwin développé complaisamment cette
pensée : il raconte les combats d’alligators ‘males au temps du rat;
il signale |’indifférence cruelle d’une hyménoptére assistant au com-
bat de deux males, et suivant cnsuite le vainqueur; il nous assure
enfin, d’aprés sir B. Heron, qu’un paon panaché était tout particu-
L'HOMME DANS LA NATURE. 435
li¢rement préféré, parce qu’il était panaché sans doute, par toutes les
femelles de son espéce, etc., etc.
La conclusion de ce tableau intéressant est que « toules les fois
que les males et les femelles d’une espéce animale ont les mémes
habitudes, mais différent en conformation, en couleurou en parure,
ces diflérences résultent principalement de la sélection sexuelle :
c’est-i-dire que certains individus males ont eu, pendant une suite
hon interrompue de générations, quelques avantages sur d’autres
males, soit dans leurs armes offensives ou défensives, soit dans leurs
beautés ou leurs attraits, et qu’ils ont transmis ces avantages a leur
postérilé male exclusivement‘. »
Ces conséquences sont possibles; mais les variations qu ’elles con-
cernent ne nous conduisent pas du tout 4 la démonstration de la
transformation des espéces les unes dans les autres. Il est possible
que les femelles des animaux aient une préféreffce pour les beaux
males; cependant cette préférence, dans tous les cas instinctive, ne
s inspirant nullement du sentiment du beau et du laid, est soumise
ades impedimenta si nombreux quelle doit s’exercer bien rarement.
Mais, pour dire toule notre pensée, nous ne croyons pas que la fe-
melle des animaux soit éprise autant qu’on veut le dire de la beauté
du male.
Nous ne parlerons pas de la femme en cet endroit, méme pour en .
dire beaucoup de bien. Evidernment la théorie de Darwin ne doit la
concerner en aucune facon.
La lutte des males entre eux pour la possession des femelles est
réelle; mais il est puéril de voir dans cette lutte une des causes de la
variabilité des espéces.
Ce chapitre consacré 4 la sélection sexuelle touche un peu plus
que les autres aux choses de l’imagination, et probablement Darwin
ne l'eut pas écrit, s'il avait compris la portée physiologique de son
sujet. Darwin, en effet, ne s'est pas douté qu’en inventant une sélec-
tion sexuelle il compromettait singuliérement la sélection naturelle :
ou bien celle-ci est un pouvoir unique représentant la nature, et
agissant, par conséquent, aussi bien sur les choses de la génération
que sur celles de la vie de relation; ou bien ce pouvoir est différent,
en tant qu’il préside 4 la sélection naturelle ou 4 la sélection sexuelle.
Dans cette derniére supposition, le pouvoir sélectif ne saurait repré-
senter la nature, qui est une et indivisible; et, pour étre logique,
Darwin aurait dd inventer trois pouvoirs sélectifs dislincts, corres-
pondant 4 chacune des divisions fonctionnelles de Ja vie; 4 la vie de
nutrition, & la vie de relation, & la vie de reproduction. Cette. obser-
1 De lorigine des espéces, p. 105.
136 LHOMME DANS LA NATURE.
vation seule nous montre sur quelle base peu solide, au point de vue
de la physiologie, Darwin a élayé son sysléme. La vérité de cette
assertion ressoriira bien mieux encore de |’étude du pouvoir sélectif
considéré en lui-méme.
Le pouvoir sélectif est-il intelligent ou inintelligent? Darwin nous
dit lui-méme que le pouvoir sélectif est une loi naturelle, « et par
loi, dit-il, ?entends la série nécessaire des fails, telle quelle nous
est connue aujourd'hui‘. » Or une Joi n'est pas quelque chose d'‘in-
telligent ; une loi est quelque chose de fatal, une série nécessaire de
faits. Rien de plus contradictoire, par conséquent, qu’une loi et l’in-
telligence : ce qui caractérise l’intelligence, c'est précisément de
pouvoir lutter contre la fatalité des lois; donc le pouvoir sélectif de
Darwin, loi nécessaire, n’est pas intelligent. L’auteur tient beaucoup
a ce caractére, car s’il accordait qu’il est intelligent, on pourrait lui
objecter que ce pouvoir n'est autre chose que la nature elle-méme,
et sa doctrine serait ainsi dépouillée de son plus beau fleuron, la sé-
lection. Aussi Darwin est-il intraitable sur ce point; il est méme peu
charitable envers les critiques qui ont osé lui adresser 4 ce sujet des
questions indiscréles. Malheureusement, Darwin n’a pas toujours en _
mémoire ce qu’il a écrit, et il détruit lui-méme les arguments les
plus sérieux desa critique. En effet, tout 4 Pheure, le pouvoir sélec-
tif était une loi fatale, inintelligente; nous allons montrer ce pou-
voir sous un autre aspect, sous la forme du pouvoir le plus intelligent
du monde :
I] semble tout naturel, dit M. Darwin, de comparer |’ail 4 un télescope.
Or nous savons que cet instrument a été perfectionné successivement par
les efforts longtemps continués d’intelligences humaines d’ordre supé-
rieur ; et nous en inférons que lceil doit avoir été formé par un procédé
analogue. Une telle induction n’est-elle pas bien présomptueuse ? Quel droit
avons-nous donc d'affirmer que le Créateur travaille a l'aide des mémes
facultés intellectuelles que l'homme? D’ailleurs, si nous tenons 4 comparer
}’ceil a un instrument d’optique, alors il faut nous représenter un nerf sen-
sible 4 la lumiére placé derriére une épaisse couche de tissus transparents
renfermant des espaces pleins de fluides ; puis nous supposerons que cha-
que partie de cette couche transparente change continuellement et lente-
ment de densité, de maniére & se séparer en couches partielles différentes
par leur densité et leur épaisseur, placées & différentes distances les unes
des autres, et dont les deux surfaces changent lentement de forme. De plus,
il faut admettre qu'il existe un pouvoir intelligent, et ce pouvoir intelli-
gent, c’est la selection naturelle constamment a l’affdt de toute altération
accidentellement produite dans les couches transparentes pour choisir avec
soin celle d’entre ces altérations qui, sous des circonstances diverses, peu-
‘ De Vorigine des espéces, p. 95.
L'HOMME DANS LA NATURE. 437
vent en quelque maniére et en quelque degré, tendre 4 produire une
image plus distincte. Nous pouvons supposer encore que cet instrument a
é'é multiplié par un million sous chacun de ces étals successifs de per-
fection et que chacune de ces formes s'est perpétuée jusqu’d ce qu’une
meilleure étant découverte, l’ancienne fit presque aussitét abandonnée et
détruite.
Chez les élres vivants, Ja variabilité produira les modifications légéres
de l'instrument naturel, la génération la multipliera ainsi modifiée jusqu’a
linfini, et la sélection naturelle choisira avec une habileté infaillible cha-
que nouveau perfectionnement accompli. Que ce procédé continue d'agir
pendant des millions de millions d’années, et chaque année sur des mil-
lions d'individus de toutes sortes, est-il donc impossible de croire qu’un
instrument d’optique vivant puisse se former ainsijusqu’d acquérir sur ceux
que nous construisons en verre toute la supériorité que les ceuvres du Créa-
teur ont généralement sur les ceuvres de l’homme'!.
Cette citation, que nous avons 4 dessein donnée in extenso, nous
dévoile dans son entier la pensée de Darwin. Son pouvoir sélectif,
intelligent par-dessus tout, n’est autre chose que le Créateur lui-
méme, auquel, par parenthése, il fait jouer un assez triste réle, le
role d’un marchand de lunettes qui serait sans cesse appliqué a po-
lir, 8 modifier son ceuvre, sous prétexte de transformations progres-
sives. Et les lois naturelles, fatales, nécessaires, que deviennent-
elles dans cette nouvelle théorie du pouvoir sélectif? Il faut étre logi-
que, monsieur Darwin.
Sil’on pouvait démontrer, ajoute-t-il, qw il existe un seul organe si com-
pliqué qu’il ne puisse avoir été formé par une série de modifications légé-
res, nombreuses et successives, ma théoric s’écroulerait tout entiére *.
Nous le pensons en vérilé : avec des st, des mais, des probables, et
le tout-puissant Créateur, il n’est rien qu’on ne puisse expliquer.
Cependant Darwin n’explique pas les transformations successives
qui d’un monére ont fait un homme. « Nous ignorons, dit-il, quels
ont été les divers états transitoires de beaucoup d’organismes trés-
parfaits?. » Cetaveu d’impuissance, Darwin le répéte souvent ; il met
ainsi sa bonne foi & l’abri de tout reproche, et nous nous plaisons &
le constater. Mais 4 cété de cet aveu, que de prétentions, que d’as-
sertions vagues, hypothétiques, contradictoires, que d'efforts inuti-
les, aidés pourtant par une connaissance approfondie des faits de la
nature!
L’incapacité de Darwin 4 nous donner un seul exemple de trans-
' De Torigine des espéces, p. 232.
* ne. cit., p. 235.
* Ibid.
138 L'HOMME DANS LA NATURE.
formation fondamentale se montre encore plus radicale, lorsqu’1l
prétend appliquer la sélection aux variations de l’instinct.
Pour étre logique, Darwin aurait du intituler le chapitre consatré
4 Vinstinct : sélection cérébrale. Les mémes motifs qui Vavaient
poussé a inventer une sélection sexuelle devaient l'autoriser 4 inven-
ter une sélection cérébrale. I) ne |’a pas fait : il a eu tort.
La question de Vinstinct était {rés-importante pour Darwin; car
s'il est vrai, comme il le prétend, que les espéces actuelles sont le
resultat de transmutations successives, sous l'influence de la sélec-
tion, l’instinct lui-méme a du subir des transformations paralléles a
la transformation des organes. Cette conséquence est forcée; aussi
notre étonnement a été grand, lorsqu’a la premiére page nous avons
lu : « Je n’essayerai pas non plus de définir instinct’. » Mais de
quoi donc alors M. Darwin va-t-il nous parler? Ii va nous parler de
ces choses non définies que les uns attribuent a lPinstinct, les autres
a Pintelligence ou 4 |’habitude; il va nous parler de l'instinct de
l'abeille, de l’instinct esclavagiste de la fourmi, de ce que!que chose
enfin qu’il ne connait pas bien lui-méme, mais qui nécessairement,
parce que son systéme le veut ainsi, doit étre transformé par la sé.
lection naturelle.
Darwin a montré, dans ce chapitre, que la physiologie fait com-
plétement défaut 4 ses moyens de persuasion; cet inconvénient ne
saurait étre remplacé par la richesse des observations qu’il posscéde,
surtout quand il s’agit de prouver un fait aussi grave que celui des
transformations organiques.
On aurait pu supposer que dans son nouveau livre intitulé : De la
descendance de l'homme, Darwin aurait éprouvé le désir de combler
une lacune aussi importante ; mais dans ce livre, comme dans le
premier, i] ne définit pas plus ]inslinct que l’intelligence : il se borne
& dire que l’intelligence est un instinct perfectionné, et que l'homme
a moins d’instinct que les animaux’.
Nous venons d’analyser les trois ordres de faits qui représentent
la loi de la sélection naturelle; nous avons recherché leur véritable
signification, leur valeur réelle, et celte analyse nous a conduit a
reconnaitre que l’hypothése de Darwin ne repose, dans son ensem-
ble comme dans chacun de ses éléments, que sur des hypothéses
séduisantes et empruntant un vernis de vérité a des fails incon-
testables.
C’est ainsi que les variations organiques sont réelles : personne
ne les a jamais contestées, et, bien avant Darwin, on avait signalé
{ De lorigine des espéces, p. 257.
2 Voyez, dans ce nouveau livre, le chapitre intitulé : Puissance mentale.
L'HOMME DANS LA NATURE. 159
les principales causes de la variabilité; mais l'hypothése apparait
dés que Darwin veut démontrer, par la négation ‘des limites infran-
chissables assignées 4 l’espéce,. que les variations peuvent s’étendre
indéfiniment et produire ainsi, peu & peu, les transformations qui
font un homme d’un animal inférieur. Darwin, nous l’avons vu, n’a
cilé aucun fait probant a l’appui de cette variabilité indéfinic.
La concurrence vitale est encore un fait relativement vrai : de
tout temps, on avait reconnu que Ics nécessités de !’existence impo-
sent aux animaux et 4 l'homme une lutte nécessaire ; mais Darwin
entre dans l’hypothése , lorsqu’il altribue & cette lutte les grands
bouleversements, les extinctions en masse des espéces animales, et
enfin les variations qui, fécondées par le pouvoir sélectif, peuvent
transformer progressivement les individus au point de donner nais-
sances 4 des espéces nouvelles.
Enfin, le pouvoir sélectif lui-méme représente quelque chose de
réel : il est posilif que certains avantages individuels, résultant de
la lutte pour l’existence ou de tout aulre cause, peuvent se transmet-
ire par hérédité et donner naissance 4 des types particuliers féconds,
entre eux, revétant les caractéres d'une race. Mais Darwin émet une
nouvelle hypothése quand il prétend que ces variations peuvent dé-
passer les limites de Ja race et revétir les caractéres d’une espéce
nouvelle. Sur ce point, il ne peut citer aucun exemple authen-
tique.
Le pouvoir sélectif, considéré comme présidant a la transmission
de certains avantages, n’est pas un pouvoir intelligent : il représente
un fait naturel, vrai, ct ce fait est celui de la transmission hérédilaire
possible dans certaines limites. Lorsque M. Darwin nous présente ce
pouvoir avec les atiributs de Vintclligence, il est obligé de le confon-
dre, non pas avcc les lois naturelles qui ne peuvent pas élre intelli-
gentes, mais avec la nature, avec le Créateur lui-méme. La encore
Darwin émet une hypothdse, car personne ne peut affirmer scientifi-
quement si le Créateur a lout créé dés le principe ou s’ils’est réservé
le droit et le soin de polir, de perfectionner la création a travers le
temps, comme le ferait un simple mortel dans }’exécution de ses ceu-
vres. Cette hypothcse est en contradiction formelle avec la croyance a
des lois naturelles immuables.
Enfin, l’existence de formes inlermédiaires, élablissant d'une
maniére insensible la gradation des étres animés, est encore un fait
incontestable, et ’avenir, les progrés de la paléontologie sont desti-
nés sans doute 4 compleéter nos connaissances sur ce sujet; mais
Darwin fait une derniére hypothése, lorsqu’il voit dans cette pro-
sression insensible des formes inférieures vers les formes supérieu-
res, quelque chose de plus qu'un fait accompli. Voir dans ces faits
442 L'HIOMME DANS LA NATURE.
n’ont qu’une valeur accessoire. C’était une tendance facheuse vers
une erreur regrettable.
Sans doute, il est trés-intéressant de savoir jusqu'a quel point les
singes sont conformés comme nous, et ce nest pas sans intérét
qu’on lit les travaux de Gratiolet, d’Alix, d’Huxley sur ce sujet. Mais
ces documents ne prouvent absolument rien, quand il s’agit d’établir
ou de nier notre parenté avec les singes.
Nous croyons, avec M. Huxley, que les singes ont deux pieds et
deux mains comme nous, car le pied et la main se distinguent par
des caracléres anatomiques formels, Mais la question n'est pas la :
au point de vue qui nous occupe, il s’agil de savoir s'il est conve-
nable, s'il est juste, scientifiquement parlant, de désigner sous le
nom de pied el main les organes de préhension et de translation du
singe. M. Huxley sait aussi bien que nous que, si l’usage a consacré
des termes différents pour qualifier les parties homolegues chez
l'homme et chez les animaux, ce n'est pas tout a fait sans motif.
Motifs non raisonnés dira-t-on peul-étre. Qui, mais vrais, et nous
pouvons consacrer cette distinction en disant que le pied et la main
de homme sont les instruments de la sensibilité intelligente, tandis
que les mémes organes chez |’animal sont les instruments de la sen-
sibilité instinctive. Le singe posséde a l’extrémilé de ses quatre
membres des crochets pour prendre, déchirer, grimper ou soutenic
ridiculement son torse a la surface du sol, mais il n’a ni mains ni pieds :
ces deux expressions empruntent leur légitimité non a la construc-
tion des organes, mais 4 l’intelligence qui les dirige.
En fait de caractéres physiques, d‘ailleurs, nous accordons ce
qu’on voudra. Peu nous importe que les singes aient des pieds, des
mains, une figure, de la barbe, des moustaches, des seins rebou-
dissants ; qu’on leur donne davantage si on veut: une peau blanche,
des cheveux frisés, un.buste d’Apollon, une démarche de héros,
qu’on leur donne tout, el ce ne sera jamais assez, car, pour nous, ce
n'est pas dans ces signes infimes qu'il faut chercher la caractéristique
de l'homme.
Que l’homme soit laid, idiot, borgne, bossu, paralysé, aussi dif-
forme qu’on voudra, homme sera toujours l'homme, le roi, le
maitre de tous les animaux. Ne voyons-nous pas tous les jours des
sourds-muets, des aveugles, des paralytiques trouver le moyen de
rester hommes, malgré la dégradation des caractéres physiques dont
on vante tant importance ?
C’est que, probablement, ce ne sont ni les pieds, ni les mains, ni
le nombre de verlébres qui distinguent "homme de l’animal. Non,
la vraie caractéristique de l'homme est dans l’intelligence. Ce mot dit
L'HOMME DANS LA NATURE, 145
tout ; mais il fallait le définir, il fallait le distinguer par Jes carac-
téres qui lui sont propres, et c’est ce qu’on n’avait pas fait. Avec beau-
coup de physiologistes, Darwin n'a vu dans I’intelligence et l'instincl
qu’une question de degrés, qu'une question de plus ou de moins’.
Cette erreur est immense, car ]’intelligence et l’instinct n’ont abso-
lument rien de commun.
Pour appuyer une affirmation aussi formelle, nous devrions expo-
ser ici dans son entier la physiologie cérébrale telle que nous la
comprenons. Mais limité par le cadre de ce travail, nous nous bor-
nerons & formuler les idées fondamentales qui servent de base a
notre argumentation.
Les mouvements de la vie organique sont ceux qui accompagnent
lévolution des organes en tant qu’'ils vivent et se maintiennent tels
qu'ils doivent étre.
Tout organe, en vivant, donne naissance 4 un produit, 4 un ré-
sultat. Les mouvements de la vie organique sont essentiellement
continus.
Les mouvements de la vie fonctionnelle sont ceux qui accom-
pagnent les résultats de la vie organique en dehors des organes qui
leur ont donné naissance.
Ils sont essentiellement intermittents.
La vie organgque du cerveau consisie 4 transformer le mouvement
impressionneur en perception et & se souvenir.
La vie fonctionnelle du cerveau consiste 4 transporter au dehors,
sous forme de mouvements, les perceptions transformées en impul-
sions motrices.
Par sa vie organique cérébrale , l’animal pergoit, se souvient
agréablement ou désagréablement dans les deux cas; par sa vie
fonctionnelle, il provoque des mouvements corrélatifs 4 l'un de ces
deux modes, dans les instruments que la nature lui a donnés: tel
est instinct.
Par sa vie organique cérébrale, l’homme percoit, se souvient agréa-
blement ou désagréablement dans les deux cas, et par sa vie fonc-
tionnelle, il provoque des mouvements corrélatifs 4 ’un de ces deux
modes dans les instruments que la nature lui a donnés : tel est l'in-
stinct de Uhomme.
Par sa vie organique cérébrale, l’>homme percoit en présence des
objets impressionnanls autre chose que le caractére agréable ou
désagréable ; il percoit des rapports de causalité; il distingue des
propriétés, des qualités ; il pergoit des proportions, et dés lors, par
sa vie fonctionnelle, 11 provoque des mouvements non plus corréla-
! Darwin, De la descendance de l'homme, p. 36,
144 L’HOMME DANS LA NATURE.
tifs au sentiment agréable ou désagréable, mais en rapport avec les
sentiments dont nous venons de parler: telle est l'intelligence. Pre-
- nons un exemple qui fera mieux ressortir immense difference que
nous établissons entre instinct et l’intelligence.
Le singe, le chien voient tous les jours le frottement de l’allumette
qui doit allumer le foyer ; ils voient aussi qu’on met du bois pour
alimenter ce feu qui les réchauffe et leur est si agréable ; ils voient
cela, mais ils ne le voient pas comme nous; ils sentent Pagréable ou
le désagréable qui résulte de ces actes, et pas autre chose ; nous
sentons, nous, le rapport qu’il y a entre le frottement de l’allumette
et la production du feu, nous sentons aussi le rapport qui existe
‘entre l’entretien du foyer et l’addition d’une certaine quantité de
bois. L’animal ne peut agir en conséquence de sentiments qui n’exis-
tent pas chez lui; c’est pourquoi il se laisserait mourir de froid,
sans songer jamais a allumer du feu ou 4 J’entretenir; nous, au
contraire, nous pouvons agir en conséquence de ces rapports que
nous avons pergus, et c'est pourquoi, quand il le faut, nous savons
trouver le moyen de nous éclairer et de nous réchauffer.
L’intelligence considérée a son origine, dans ses conditions les
plus élémentaires, n'est autre chose que cette possibilité que pré-
sente le cerveau de l’homme de pouvoir étre impressionné par autre
chose que par le sentiment agréable ou désagréahgg. La possibilité
de percevoir des impressions de toute nature, provenant de rapports
élablis entre les propriétés, les qualités des objets impressionnants,
-lui permet d’acquérir des notions intelligentes, et c'est d'aprés ces
notions qu’il se conduit en étre intelligent. A ce propos, nous ne de-
vons pas manquer de signaler et de combattre une confusion mal-
heureusement trop fréquente.
L’homme n’est pas intelligent par cela seul qu'il agit en étre in-
telligent. Ses mouvements, il est vrai, présentent des caractéres spé-
ciaux qui permettent de les distinguer des mouvements instinctifs ,
mais l'intelligence existe avant qu’elle se soit inanifestée par un acte,
et si ce dernier parait intelligent, c'est parce qu’il est dirigé par l’in-
telligence. Il ne faut donc pas chercher |’intelligence dans les mou-
vements, mais en ce point ow elle les provoque. Cette distinction est
de la derniére importance au point de vue qui nous occupe, et c'est
probablement pour ne l’avoir point sentie, que Darwin a pensé que
les mouvements de |’aniinal pouvaient devenir intelligents en se
perfectionnant. On concoit, en effet, que des mouvements, des actes
puissent se perfeclionner sous l’influence de Vimitation ou de l’habi-
-tude, pour parler comme le novateur; mais ce qu'on ne pourrait
concevoir, ce serait un cerveau qui, par imitation et par habitude,
parviendrait 4 percevoir, de maniére 4 acquérir et a classer des no-
L’HOMNE DANS LA NATURB. 145
tions intelliyentes. Cette conceplion, la raison la réprouve, parce que
la possibilité d’acquérir les notions intelligentes tient 4 une organi-
sation particuliére du cerveau, sur laquelle l’habitude et limitation
ne peuvent absolument rien.
Lintelligence, ou, pour parler plus physiologiquement, la sensi-
bilité intelligente, se distingue de la sensibililé instinctive avant
quelle ait provoqué des mouvements : elle est intelligence parce qu'elle
pergoil des caracléres que la sensibilité instinctive ne percoit jamais.
Il suit de 1a que intelligence n’est pas un instinct supérieur et
qu'elle ne provient pas, comn® le prétend M. Darwin, d'un instinct
perfectionné : elle est intelligence par des caractéres qui n’emprun-
tent rien 4 l’inslinct et qui cloignent de son origine toute idée de
transformation.
D'ailleurs, l'instinct se manifeste dans [homme a cété de Vintelli-
gence, et pour mieux faire loucher du doigt la différence fondamen-
tale qui existe entre ces deux pouvoirs, nous esquisserons paralléle-
ment leur développement.
Le langage, nous l'avons suffisamment démontré ailleurs, est l’in-
slinct particulier de homme.
Lorsque l'enfant cherche pour la premicre fois 4 désigner un objet
par un nom, il accomplit un actle instinctif: la notion sensible dc
‘objet ef V’impulsion qui pousse }’enfant & désigner cet objet par
des mouvements, tels sont les éléments de Vinstinct. Nous pouvons
ajouter que celle action est involontaire et qu'elle succéde simple-
ment 4 une impression sentie.
Privé d’intelligence, l'enfant se bornerait 4 désigner les objets par
des sons confus, et son vocabulaire resterait nécessairement trés-
limité, parce que les sons naturels, les sons instinctifs, sont eux-
mémes trés-peu nombreux.
Pour exprimer par des sons distincls les objets de ses impressions
ella manicre dont il est impressionné, l'enfant a besoin de poss¢der
autre chose que l’instinct de la parole ; 11 faut qu’il perfectionne les
mouvements que la nature lui a donnés pour produire des sons; il
faut qu'il en invente de nouveaux, et cela, il ne le peut faire qu’a la
condition d’étre intelligent. L'intelligence seule perfectionne les mou-
vements instinctifs, seule elle invente de nouveaux mouvements en
combinant de diverses maniéres les coordinations préctablies d'en-
sembles de mouvements.
Pour peu qu’on y regarde, on verra quc les choses nese font pas
autrement : l'enfant, obéissant d’abord 4 son instinct, désigne les
objels par un son quelconquce ; puis, sous l’influence de l'éducation
maternelle, il perfectionne les mouvements sonorcs; il lutte ainsi
contre arrangement naturel des mouvements, de la méme facgon
40 Avan 1872. 10
446 L'HOMME DANS LA NATURE.
qu'il Juttera plus tard contre cette méme coordination, lorsque ses
doigts inexpérimentés voudront s’essayer sur le manche d’un violon
ou sur le clavier d'un piano ; il perfectionne enfin sa mécanique vi-
vante et, aprés un long apprentissage, il posséde, grace 4 son intel-
ligence, un instrument complet, avec lequel son noble instinct du
langage pourra s exercer.
I] ne faudrait pas croire cependant que l’intelligence se montre
seulement dans !e perfectionnement des mouvements instinctifs, a
l’occasion du difficile apprentissage de la parole. Nous disions plus
haut que l’enfant ne cherche d’abord*qu’a désigner les objets par un
son laryngien : oul, sans doute, et s’il était privé d’intelligence, il
ne chercherait jamais autre chose qu’a exprimer ces objets ou les
sentiments qu’ils provoquent en lui. Mais peu 4 peu l’intelligence se
manifeste par de nouveaux caractéres : l'enfant pergoit autre chose
que des couleurs, des odeurs, des sentiments ; il percoit des rap-
ports entre les objets, entre les causes et les effets; il acquiert
enfin ce qui caractérise la notion intelligente. Dés lors, son vocabu-
laire s’enrichit de la représentation des notions intelligentes classées
dans la mémoire ; dés lors, il est un animal raisonnable, bientét un
homme.
Par son instinct seul, par la parole, homme se distingue simple-
ment d’un autre animal; par son intelligence, i] se montre non-
seulement supérieur aux autres animaux, mais encore il ouvre les
barricres de l'instinct que l’animal ne franchit jamais, pour donner
4 toutes ses faculfés un développement sans limites.
Ainsi donc, grace & la possibilité de pouvoir éire impressionné
par des caractéres complexes qui donnent aux notions qu’il classe
dans le cerveau, le caractére intelligent, ’homme forme une classe
4 part, car il n’est aucun animal qui posséde des notions intelligentes
susceptibles de provoquer la transformation des mouvements instinc-
tifs en mouvements perfectionnés et capables d'inspirer l’invention
de nouveaux mouvements.
Quant a cette possibilité elle-méme, doit-on l’attribuer 4 un prin-
cipe particulier chez l'homme? Nous dépasserions les limites de nos
connaissances réelles, si nous affirmions quoi que ce soit sur ce
sujet. Tout ce que nous pouvons assurer, cest que le phénoméne
perception dans les couches opliques étant donné, et le classement
des notions acquises 4 la périphérie corticale sous forme de modalité
dynamique étant démontré, on peut se rendre compte du caraclére
sensible ou intelligent des nolions par la présence et l'association d’un
groupe de cellules qui existeraient chez l’homme et nullement chez
les animaux. En effet, la notion intelligente étant conslituée par la
perception de certains rapports, de certains caractéres, on est en
L'HOMNE DANS LA NATURE, 147
droit de dire que, si ces perceptions n’existent pas chez les animaux,
c'est qu’ils ne possédent pas le nombre suffisant et l’arrangement
convenable des cellules qui président matériellement a l’acquisition
de ces notions.
A l'appui de cette opinion, nous pourrions dire que le poids du
cerveau de l'homme est relativement supérieur 4 celui de |’animal
le mieux doué, dans Jes proportions d'un bon tiers. Cetle preuve est
d'aulant plus éloquente que l’augmentation de volume porte spécia-
lement sur celte partie du cerveau qui, chez ’homme et les ani-
maux, renferme la représentatien matérielle des notions acquises :
nous voulons parler de la périphérie corticale. Tandis que les autres
parties du cerveau, les lobes olfactifs, les lobes optiques, présentent
parfois chez les animaux un volume beaucoup plus considérable
que chez ‘homme, on ne voit jamais, chez les premiers, la couche
périphérique et les circonvolutions atteindre les proportions qu’on
trouve constamment chez le dernier.
Cette maniére de voir n’est pas simplement une vue de lesprit ;
elle est la conséquence de tout ce que |’anatomie, la physiologie,
Vanalyse physiologique nous ont enseigné sur la physiologie céré-
brale.
Quoi qu’il en soit, d’ailleurs, l’obscurilé sur ce point ne porte
nullement atteinte aux caractéres quinous ont servi pour distinguer
instinct de l’intelligence, et nous sommes autorisé 4 conclure :
1° L'instinct, méme chez l'homme, se distingue essentiellement de
lintelligence ;
2° Par son instinct particulier, par le langage, Vhomme se distin-
gue de tout autre animal: le langage est sa caractérislique ani-
male ;
3° Par l'intelligence, "homme est supérieur & tous les animaux,
et, 4 ce titre, on peut le mettre en dehors de l’animalité, parce
qu’en yérilé, rien de comparable a l’intelligence de ’homme ne se
trouve dans l’animal. Grace a4 cette intelligence, ’homme se fait
une ame : il pense et il veut librement. L’animal n’a pas d’ame : il
souffre, il jouit et il agit ;
4° L’animal, en mourant, ne laisse 4 ses petits que la vie qu’il
leur a donnée. L’homme ne disparait pas tout enticr :.outre la vie
quil leur a donnée, il laisse a ses enfants l'ensemble des acles qui
composaient son ame, et il les leur laisse comme exemple 4 suivre ou
aéviter, dans tous les cas a titre d’enseignement profitable. A la faveur
de cette transmission héréditaire, l’‘homme progresse 4 travers les
générations, non au point de vue physique, mais au point de yuc
148 L'HOMME DANS LA NATURE.
intellectuel et moral: le cerveau de l'enfant qui nait aujourd’hui
est absolument le méme que le cerveau de lenfant qui naissait il y
a dix mille ans ; mais, grace 4 la transmission et 4 Ja survivance des
Ames, l’enfant d’aujourd’hui est ifcontestablement supérieur a celui
d’il y a dix mille ans.
Cette maniére de progresser, tout 4 fait spéciale 4 l’homme, est
Vargument le plus formel contre la possibilité des transformations
spécifiques. Darwin n’a pas su le prévoir. Sans cela, eut-il pensé un
seul instant que homme peut descendre du singe?
La concurrence vitale, qui est la base de sa sélection, existe chez
i’homme beaucoup plus prononcée que chez les animaux. A-t-on ja-
mais vu l'homme transmettre 4 ses descendants les avantages qui
Pavaient distingué dans la lutte pour l’existence ? Pourquoi l’accou-
plement choisi qui, chez les animaux, donne de si beaux résultats,
est-il suivi de résultats négatifs chez l'homme? Le pourquoi, le voici :
en transmettant la vie, l’homme fournit un produit de sécrétion qui
porte en germe les bonnes et les mauvaises qualités de la maliére
dont il est issu ; 11 transmet un instrument vivant ; mais, en aucun
oas, il ne transmet ce qui résulle de son propre travail, ce qui ré-
sulte de l'exercice de ses facultés, et c’est précisément ce résultat
non transmissible qui a fait sa force ou sa faiblesse dans la lutte pour
existence.
En d’autres termes, l‘homme est l'enfant de ses ceuvres ; les pa-
rents sont des appareils de transmission de la vie organisée, et ils
ne sauraient transmettre autre chose que la vie. Pour admettre la
possibilité que nous descendons du singe, il faudrait que M. Darwin
nous prouvat d’abord que dans Ja famille des singes, la lutte pour
existence a pour thédtre habituel le champ de la morale et de |’in-
telligence, car nous ne pouvons provenir que d’un avantage remporté
par l'un d’eux dans une semblable lutle. La preuve est impossible
aprés ce que nous venons de dire ;
5° L’homme n’est pas un singe perfectionné : ce mot qui vise A l’ef-
fet est un non-sens, car l’homme n’est pas une chose, c'est un étre
possédant des facultés qu’il perfectionne lui-méme, grace 4 une or-
ganisation spéciale : il peut se perfectionner quand il le veut, tandis
que le singe ne le peut pas et ne le veut pas.
Disons, si l’on veut, que ’homme est un étre perfectible ; mais ne
disons pas qu’il est perfectionné; tout cela est bien différent desens,
et nous regrettons d’avoir 4 le rappeler & quelqu’un qui s’honore
d’enseigner la belle science de l'homme;
6° L’intelligence n’est pas un degré de quoi que ce soit : elle est
l’intelligence. Il est aussi difficile de comprendre le passage de
L'HOMME DANS LA NATURE. . 149
linstinct a intelligence par voie de transformation que de compren-
dre, par le méme procédé, le passage du rien au tout ;
7° Dans ce qu'il a de plus mauvais comme dans ce qu’il a de meil-
leur, ' homme n'est pas comparable a ]'animal: il est plus que lui
dans le mal comme dans le bien; il n’est jamais comme lui.
Les conclusions qui précédent, nous permettent d'assigner a
Phomme la place qu’il doit scientifiquement occuper dans la nature :
cette place est celle qu'il a su conquérir lui-méme par son intelli-
gence et par son travail, et qu’il occupe d’ailleurs si bien, sans que
jamais les espéces animales aient songé a la lui contester. Cette place
est évidemment en dehors des cadres zoologiques : il y a dans la
nalure, les animanuz et l'homme. ;
D’ Evovarp Fourmé,
Médecin a l'institut national des sourds-muets.
ANDRE-MARIE AMPERE
Livre singulier et charmant que cette correspondance d’Ampére.
Madame H. C., qui en a recueilli et annoté les pages, ne les avait
d’abord destinées qu’d sa petite fille et aux personnes de son inti-
mité. Aujourd'hui elle a, cédant 4 de vives instances, consenti A
en faire part au public, et on doit lui en savoir un gré infini.
On a déshonoré le mot réalisme par l’application qui en a été faite
4 des récits d'événements vulgaires ef malsains, 4 des descriptions
de laideurs physiques et morales qu’on devrait laisser derriére le
rideau. As’en rapporter aux chefs de l’école, le réalisme ne serait
autre chose que le laid exposé effrontément aux yeux du public par
des écrivains sans vergogne. Eh bien, il est un réalisme charmant ;
le livre dont 11 s’agit ici en est la preuve. Rien dans ces lettres qui,
dans l'idée de celui ou de celle qui les écrivait, ait dd jamais aller
plus loin que le cceur et les yeux auxquels elles s’adressaient. Beau-
coup d’autres lettres, celles de madame de Sévigné et de madame de
Maintenon, par exemple, n'ont pas été composées précisément en
vue d’une publicité absolue; mais on savait qu’elles seraient coim-
muniquées & un certain cercle de personnes, on ne devait pas dou-
ter qu’il n’en fut pris des copies; elles ne pouvaient étre, dés lors,
complétement spontanées et dégagées des préoccupations de 1’effet
littéraire. Ce sont des ceuvres. Ici, comme dans un autre livre bien
connu : Les Récits dune seur, il n’y a purement et sincérement que
des lettres toutes d'intimité et écrites au courant du coeur et de la
plume.
Ces lettres nous font pénétrer dans la vie privée et dans les pen-
sées méme d'une famille des plus modestes comme forlune ef comme
‘ Journal et correspondance d'André-Marie Ampére, recueilli par madame
H.C. — 4 vol. in-18. — Prix, 3 fr.; par la poste, 3 fr. 50. — Chez Hetzel,
48, rue Jacob, Paris.
ANDRE-MARIE AMPERE. 454
position sociale, mais riche de toutes les graces et de toutes les
noblesses de l’dme et de l’intelligence. Le courage et la résignation
dans les plus douloureuses épreuves , la simplicité dans l’accom-
plissement des devoirs, le dévouement maternel et filial, la sainte
tendresse conjugale, toutes les vertus chrétiennes enfin y ont leur
expression. Aprés tant de hideux et sinistres réalismes, on est heu-
reux de rencontrer celui-la et d@’apprendre, par preuyes authenti-
ques, qu’aux époques les plus sombres de notre histoire il a pu se
trouver de ces existences si parfaitement pures et exemptes de tous
les mauvais sentiments qui se déchainaient autour d’elles. Nous-
mémes qui vivons aussi & l’une de ces époques, que cela nous rende
le courage et nous empéche de désespérer de la nature humaine.
André-Marie Ampére, le célébre physicien 4 qui on doit la révé-
lation de la loi de l’électro-magnétisme, était né 4 Lyon en 1775. 0
avait donc dix-huit ans en 1793, lorsque la ville de Lyon renversa sa
municipalité terroriste. On sait ce que-fat, sous le commandement
du marquis de Précy, ce siége soutenu par les Lyonnais pendant
soixante jours, dans une ville presque ouverte , contre les troupes
que la Convention avait envoyées pour les soumettre.
Le pére d’André, ancien négociant, avait été chargé, avant le
siége, des fonctions de juge de paix. Il les continua pendant l’insur-
reclion et partagea tous les dangers de ses concitoyens comme il
partageait leurs sentiments. Aussi, aprés la réduction de la malheu-
reuse ville, .fut-il immédiatement emprisonné , ct, deux mois plus
tard, envoyé a l’échafaud. .
Nous trouvons, au commencement du recueil donné par ma-
dame H. C., une admirable lettre de lui, adressée & sa femme la
veille de sa mort. Par la pureté et l’élévation des sentiments, ainsi
que par la simplicité et le calme des expressions, elle rappelle une
autre lettre toute récente, écrite aussi par un magistrat dans une
situation identique. A ce titre, nen moins que pour montrer de quel
noble sang étaient sortis les deux hommes qui ont illustré ensuite
lenom d’Ampére , nous croyons devoir la transcrire ici en entier :
«J'ai regu, mon cher ange, ton billet consolateur; il a versé un
baume vivifiant sur les plaies morales que fait 4 mon ame le regret
d’étre méconnu par mes concitoyens qui m’interdisent, par la plus
cruelle séparation, ma patrie que j'ai tant chérie et dont j'ai eu tant
a ceeur la prospérité.
a Je désire que ma mort soit le sceau d'une réconciliation entre
tous nos fréres; je la pardonne 4 ceux qui sen réjouissent, & ceux
qui l’ont provoquée et 4 ceux qui l’ont ordonnée.
« J'ai lieu de croire que la vengeance nationale, dont je suis une
4592 ANDRE-MARIE: AMPERE.
des plus innocentes viclimes, ne s’‘élendra pas sur le peu de bien
qui nous suffisait, grace 4 ta sage économie et 4 notre frugalité, qui
fut notre vertu favorile. ll vient de toi, il t'appartient, ou a ta sceur,
ou a des créanciers dont les titres ne sont pas équivoques ; tu feras
donc valoir tes droits de concert avec eux suivant l'instruction que
je tai fait passer dés Jes premiers jours de ma détention au cachot,
et les gages de notre union, qui sont si dignes de notre tendresse,
seront du moins a l’abri de l'indigence.
« J’espére qu'un motif de cetle importance te fera supporter ma
perte avec courage et résignation. Aprés ma confiance en 1’Eternel,
dans le sein duquel j’espére que ce qui restera de moi sera porté,
ma plus douce consolation est que tu chériras ma mémoire autant
que tu m‘as été chére; ce retour m’est du.
« Si, du séjour de l’éternité ot notre chére fille m’a précédé, il
m’était donné de m’occuper des choses d’ici-bas, tu seras, ainsi que
mes chers enfants, l'objet de mes soins et de ma complaisance.
Puissent-ils jouir d’un meilleur sort que leur pére et avoir toujours
devant les yeux la crainte de Dieu, cette crainte salutaire qui opére
en nous l’innocence et la justice, malgré la fragilité de notre
nature.
« J’adresse 4 la Tatan les plus tendres adieux , et je compte sur
son amitié pour toi et tous les tiens; puisse-t-elle avoir une partie
du courage qui m’anime , afin que vous vous encouragiez mutuelle-
ment. Ne parle pas 4 Joséphine du maiheur de son pére, fais en
sorte qu'elle l’ignore ; quant 4 mon fils, il n’y a rien que je n’attende
de lui, tant que tu les posséderas et qu’'ils te posséderont ; embras-
sez-vous en mémoire de moi. Je vous laisse 4 tous mon ceeur. Adieu
tendre amie, recois les derniers élans de ma tendresse et de ma
sensibilité ; dis 4 celui qui partagea notre retraite que je l'aime au-
tant que je l’honore, rappelle-moi au souvenir des cousines Per.
a J.-J. AMPERE. »
25 novembre 1793
André Ampére ne devait pas faire mentir les espérances de son
pére. Pendant tout une année, cependant, il resta comme anéanti
du coup terrible qui l’avait frappé, et on put croire que son intelli-
gence, si puissante déja auparavant, ne s’en reléverait jamais. La
contemplation de la nature, le gout des fleurs le ranimérent ; puis
ce fut la poésie : Homére, Virgile, Horace, le Tasse, tous ces grands
et heureux génies, qui ont consolé ou adouci tant de douleurs,
achevérent de le rendie a lui-méme.
Ce fut alors qu’il rencontra une jeune fille, Julie Carron, destinée
ANDRE-MARIE AMPERE, 455
4 la fois a lui donner le plus grand bonheur de toute sa vie, et a y
causer un itréparable malheur.
« Dimanche, 10 avril. — Je Yai vue pour la premiére fois. »
Telle est la note par laquelle débute le journal de jeunesse d’Am-
péere, qui va de cette époque 4 celle de son mariage.
Il faut lire dans leur simplicité et leur naiveté foutes ces notes
écriles & la volée, sous ]'inspiration d’un sentiment aussi profond
que respectueux. Ces sortes de choses ne s’analysent point; il faut
les voir dans leur suite et leur ensemble, pour en bien gouler toute
la délicate fraicheur.
Nous en citons quelques passages au hasard. C'est, comme I’a dit
M. Schérer, « l'idylle d’un savant. »
« Samedi, 3 septembre. — On m’a donné 4 choisir dans la biblio-
théque. J'ai pris madame Deshouliéres. Je suis resté un instant seul
avec elle. » :
« Dimanche, 4 septembre. — J’ai accompagné les deux sceurs aprés
la messe. Je rapportai le premier tome de Bernardin. »
« Vendredi, 9. — J’y allai, et ne trouvai qu’Elise. » (C’était Julie
que cherchait Ampére.)
« Dimanche, 14 septembre. — En sortant de la messe, j’allai ren-
dre Bernardin. J’appris que Julie reviendrait, mais avec Julie Cam-
predon. »
(La bibliothéque de madame Carron, la mére d’Elise et de Julie,
est bien utile au pauvre Ampére. Madame Deshouliéres, Bernardin,
quelles bonnes lectures pour ce naif de génie!)
Le 15 septembre, au bout de cing mois, il écrit, en parlant de
comédies qu'on lui avait demandées : « Je portai les comédies et
commencai 4 ouvrir mon coeur. »
Il parait qu’il n’avait pas élé trés-hardi, car le lundi 26 septem-
bre il écrit : « Je la trouvai dans le jardin sans oser lui parler. »
Jeudi, 6 octobre, méme aventure; mais on lui remet des bouts-
rimés 4 faire — et il les fera. Dés le 410, en effet, i] nous apprend
qu il lui a remis adroitement ces bouts-rimés dans la main.
« Samedi, 12 novembre. — Madame Carron était sortie. Je dis
quelques mots 4 Julie, qui me rembourra bien. Elise me dit de pas-
ser I’hiver sans plus parler. »
(Elise, nous le verrons bientét, ne conservera pas longtemps cette
sévérité.) |
On fait faire de tout 4 Ampére, des chansons, des fables, voire des
154 ANDRE-MARIE AMPERE.
tragédies; on lui fait clouer une tapisserie, donner des lecons d’a-
rithmétique et d italien, lire le Négre. Qui sait ce que fut ce Negre
d’autrefois?
« 28 janvier (journal d’Ampére). — Sa mére me dit de ne plus
venir si souvent, et mille choses désespérantes. Julie, Elise, ma
tante et ma cousine vinrent goiter. Je bus dans un verre rincé par
elle. »
Et plus tard :
« Je mangeai une cerise qu'elle avait laissé tomber. — Je lui don-
nai deux fois la main pour franchir un hausse-pied. »
« Jeudi, 29 juin, — Je raccommodai le couteau de Julie et je m’en
fus 4 neuf heures trois quarts. »
« 45 septembre. — Madame Carron me dit de ne plus apporter de
fruils d’un air trés-affligeant. »
« 23 septembre. — Nous mesuradmes la hauteur du clocher de
Saint-Germain. » (Le savant reparail.)
« 4°° novembre. — Nous allames dans le verger, ou j'aidai a laver
la lessive. En badinant a la suite d’une plaisanterie d'Elise, Julie
me donna un charmant coup de poing. » Ete.
Le journal est coupé dans le recueil par des lettres qui le com-
mentent, et qui sont aussi du plus gracieux intérét. Il y en a de char-
mantes, notamment d’Elise Carron, sceur de Julie. Elle s’y montre
grande amie d’Ampére, et y plaide sa cause auprés de sa sceur avec
quelle spirituelle chaleur! on en pourra juger par la lettre sui-
vante :
DELISE A JULIE.
7 janvier 4797.
« Ce pauvre Ampére est sirement gelé en quelque coin, ou il se
dégéle prés de toi, car je ne l’ai vu ni par trou ni par fenétre. Je
tremble qu'il ne t’ait apercue 1a-bas, et qu'il ne soit pas revenu 4
Polémieux; c’est moi qui serais cause de ca. Je me dis pourtant qu'l
a trop de délicatesse pour ne pas sentir qu’il n’y en aurait point &
aller te rendre ses visites & Lyon, maman n'élant pas prés de toi.
D'un autre coté, s'il pense que nous sommes:seules & Sain{-Germain,
c’est une raison pour l’empécher d’y mettre le pied. Je voudrais pour-
tant qu'il y vint, car ils vont tous croire ce qui est, ne doutant plus
que les livres servent de prétexte, ef qu’en ton absence il nait plus
d’empressement a les apporter. La neige ne fond point depuis le len-
demain de ton départ, et madame Ampére I’empéche peut-étre de
ANDRE-MARIE AMPERE, 4B5
se mettre en route. Enfin je m’y perds, et voudrais vite savoir si tu
Yas vu. Les peigneurs de chanvre ont dit & Claudine que c’était la
maison du bon Dieu; que la maman et le fils étaient si bons, si
bons, que c’était plaisir chez eux! Viendra-t-il demain? Je regarde
toujours de ma place, et ne vois rien. S'il arrive que maman sorte
de ja salle, 11 me va prendre a partie. J’ai déja préparé mille petites
réponses qui sont toujours les mémes; j’en voudrais savoir qui pus-
sent le rendre content sans trop avancer les choses, car il m’inté-
resse par sa franchise, sa douceur, ct surtout par ses larmes, qui
sortent sans qu'il le veuille. Pas la moindre affectation, point de ces
phrases de roman qui sont le langage de tant d'autres. Arrange-toi
comme tu voudras, mais laisse-moi l’aimer un peu avant que tu
Yaimes; i} est si bon! Je viens d’avoir avec maman une langue con-
versation sur vous deux. Maman assure que la Providence ménera
toul; moi, je dis qu’il faut aider la Providence. Elle prétend qu'il est
bien jeune; je réponds qu'il est bien raisonnable, plus qu‘on ne
lest a son age. Mais tu sais, et de reste, tout ce que nous disons et
répétons ensemble; il faut donc atlendre qu'il soit venu, pour avoir
quelque chose de neuveau 4 Vapprendre. Je vais adresser ma lettre
4 ma sceur, que tu embrasseras bien fort pour moi.
« Enise Carron. »
La bonne Elise est, comme on le voit, un excellent avocat, et amu-
sant, ce qui est rare.
Tout le monde, du reste, dans la famille Carron, n’avail pas tardé —
avoir Ampére sous le méme jour favorable ou il se montrait asa
fulure belle-sceur. Sans s'arréter 4 quelque gaucherie extérieure, &
sa maniére de saluer qui pouvait faire sourire (c’est Elise qui le dit),
ony avait su apprécier l'excellence de son coour et la supériorité de
son esprit. Madame Carron ne demandait pas mieux, au fond, que
de resserrer, par une union désirée de part et d’autre, des relations
que le rapport des sentiments autant que le voisinage avait établies
entre les deux familles. Les obstacles provenaient de la situation
précaire d’Ampére, de son manque de fortune et de ses hésitations
de carritre; car 4 cette époque sa vocation scientifique ne s’était pas
encore nettement accusée, et la littérature semblait avoir pour lui
presque autant d’attrait que les mathématiques. Enfin, aprés trois
ans de constance, et bien qu'il n’edt encore d'autres ressources que
les legons particuliéres qu'il donnait 4 Lyon, on consentit, en ayant
foi dans son avenir, & lui accorder la main de Julie.
Le mariage eut lieu le 6 aovt 1799, et fut célébré par Ballanche,
Lyonnais aussi, comme on sait, et qui resta toute sa vie l'un des plus
chers et des plus intimes amis d’Ampére.
456 ANDRE-NARIE AMPERE.
Les difficultés de la vie ne tardérent pas 4 peser sur le jeune mé-
nage et a troubler sa félicité. Tandis qu’Ampére était retenu 4 Lyon
par ses lecons, madame Julie Ampére, par économie sans doute, et
aussi 4 cause de sa santé, déja trés-délicate, restait a Saint-Germain,
chez sa mére, o¥ son mari ne pouvait aller la voir que de loin en
loin. Cette séparalion était cruelle; mais, 4 vingt-deux ans qu’ils
avaient alors l’un et l’autre, Vespérance est en pleine vigueur, et on
peut supporter de semblables épreuves, qu’on regarde comme pas-
sagéres.
C’est a Saint-Germain que naquit, le 2 aodt 1800, Jean-Jacques
Ampére, qui, avec des talents différents, devait plus tard associer sa
célébrité a celle de son pére.
Aprés Ja naissance de ce fils, M. et madame André purent étre
quelques moments réunis, soit 4 Lyon, soit Polémieux, dans le pe-
tit domaine patrimonial de la famille Ampére; mais bient6t nou-
velle séparation, par suile de la nomination d’'André comme profes-
seur de physique et de chimie & lécole centrale de l’Ain. La santé
de plus en plus languissante de madame Julie Ampére, qui l’oblige
a un repos presque complet, l‘’empéche malheureusement de suivre
son mari 4 Bourg.
C'est pendant cet éloignement de deux ans, inferrompu seule-
ment aux époques des vacances, que se place la correspondance, pres-
que jour par jour, entre le mari et Ja femme.
_ «Tl ne faut pas chercher dans les lettres d’'Ampére, dit ma-
dame H. C., l'attrait du style ou de Yoriginalité, mais un intérét
d'un autre ordre, le coeur et le caractére d’André, son adorable
honhomie; une naiveté de pensées et d’ expressions qui le font sur-
le-champ connaitre et aimer.
« Les réponses de Julie, non moins naives, ont une délicatesse,
un tour parfois si heureux dans léur simplicité, qu’elles donnent
une physionomie individuelle a celle qui les signe. . . .
« Aucune péripétie imprévue ne vient rompre l’uniformité de
cette correspondance jusqu’au terrible malheur qui la termine brus-
quement... Malgré cela, les émotions ne manquent guére & ces 4mes
aimantes ; l'espérance d’une réunion aux jours de féte, la solution
d'un probléme, la perspective de découvertes nouvelles qui pourront
établir les droits d’André au professorat du lycée de Lyon, l’amour
d'un mari, le dévouement de sa femme, les tendres sollicitudes
qu’inspire un enfant unique suffisent 4 dispenser la peine ou la
joie, le calme ou l’inquiétude & ces deux existences qui n’en font
qu'une. »
ANDRE-MARIE AMPERE. 437
On verra, par la citation que nous faisons ici de quelques-unes de
ces lettres et de fragments de quelques autres, que loin qu’on puisse
accuser de partialité l’appréciation qui précéde, il semblerait plutét
qu'on ait craint de s’y laisser aller a l’entrainement d'une longue et
intime amitié.
D ANDRE A JULIE.
Bourg, Jeudi soir.
« J'ai donné hier ma premiére lecon, et je crois m’en étre assez
bien tiré, en espérant faire mieux a l'avenir, car j’étais au commen-
cement tremblant et embarrassé. .
« Ce matin, je suis allé hors de la ville chercher un endroit cham-
pétre pour relire les lettres ob ma Julie a peint les sentiments qu'elle
éprouvait aprés mon départ. Ces sentiments et ces lettres sont tout
ce qui me reste de mon ancien bonheur.
« M. Vernarel m’a envoyé un petit paquet contenant une cravate ;
cest mon amie qui me |'a choisie; je l’avais mise 4 ma premiere
lecon pour commencer sous de bons auspices. Je voudrais pouvoir
embrasser celle qui m’a fait un si joli cadeau.
« ANDRE, »
DE JULIE A AMPERE.
Lyon.
« Mon bon ami,
« Jesuis bien aise que tu aimes tes cravates. Tu les appelles des
cadeaux! Je ne (’en ai jamais fait qu'un, que j’apprécie beaucoup,
qui est bien 4 toi et qui est aussi 4 moi; tu le devines et me dis que
tu aimes mieux celui-la que les autres.
« Je te trouve bien pastoral d’aller lire mes lettres dans les prés;
jai peur que tu ne les sémes en chemin et que tout ce que je
tadresse ne tombe sous les yeux des premiers venus. Si je te con-
haissais plus soigneux, comme je te confierais de jolies choses! Tu
saurais que je t'aime bien, que j'ai grande envie de te revoir, que
tous les soirs j aurais mille choses a le conter qui restent la et qui
me font soupirer ; enfin tu sauruis que lorsqu’on a tant fait que de
prendre un mari, on l’aime trop pour en ¢tre séparée et que cette
absence m'ennuie.
« JULIE. »
André Ampére , dans sa trop courte jeunesse, était en effet trés-
pastoral. Il aimait a associer le spectacle de la campagne, le senti-
ment de la nature & la tendre affection qu’il avait pour sa femme.
458 ANDRE-MARIE AMPERE.
« J'ai voulu, dit-il dans unc autre lettre, retourner avec le paquet
de tes lettres dans le pré, derriére Ihdpital, ou j’avais été les lire,
avant mes voyages a Lyon, avec tant de plaisir. J'y voulais retrouver
.de doux souvenirs dont j’avais ce jonr-la fait provision , et j’en ai
recueilli de bien plus doux pour une autre fois. Que tes lettres sont
douces & lire! Il faut avoir ton 4me pour écrire des choses qui vont
si bien au coeur, sans le vouloir a ce qu'il semble. Je suis resté jus-
qu’a deux heures assis sous un arbre, un joli pré a droite, la riviére
ou flottaient d’aimables canards 4 gauche ct devant moi; derriére les
batimentsdel’hépital. . 2. 2. 2. 1. 1 e 1 ew we ee
« A deux heures je me sentais si calme et l’esprit si 4 l’aise, au
lieu de l’ennui qui m’oppressait le matin, que j'ai voulu me prome-
ner et herboriser. J’ai remonté la Ressouse dans les prés et en conti-
nuant d’en cétoyer le bord, je suis arrivé a vingt pas d’un bois
charmant, que je voyais dans Je lointain 4 une demi-heure de la
ville et que j'avais envie de parcourir. Arrivé 1a, la riviére, par un
détour subit, m’a été toute espérance d’y parvenir, en se montrant
entre lui et mot. Il a done fallu y renoncer, et je suis revenu par la
route de Bourg au village de Cezeyriat, plantée de peupliers d’Italie
qui én font une superbe avenue. »
Et ailleurs encore :
« Quand j’ai mal a la téte, & force de m’étre fatigué 4 retourner
de vingt facons des idées désespérantes, je vais faire un tour avec une
de tes lettres. Je suis tout de suite dans la campagne ow je respire
un air si doux! Les buissons se couvrent de fleurs, les prés et les
chemins d'un vert si frais! J'ai passé entre deux haies embaumées
de fleurs de mahabel, que j’aurais voulu que tu pusses respirer
aussi. » .
Ce fut pendant son séjour & Bourg, au milieu des préoccupations
résultant de la médiocrité de sa situation, et surtout de l'état mala-
dif de sa femme, qu’'Ampére composa ses premiers ouvraces, les
Considérations sur la théorie mathématique du jeu, et [ Application a la
mécanique des formules du calcul des variations. Il avait adressé le
premier a l'Institut, au nom duquel Lacroix lui adressa une lettre
de remerciements ; mais 4 cette lettre, Laplace avait ajouté un post-
scriptum dans Iequel, tout en reconnaissant le mérite du travail, il
signalait une erreur de calcul, ce qui mit le pauvre Ampére au
désespoir. On allait organiser les lycées , ct son ambilion élait d’étre
nommé & celui de Lyon. S’il souhaitait le succés du reste, toutes ses
lettres en font foi, ce n’était point pour aucun avantage personnel
ni pour la gloire qui pouvait lui en revenir, mais en vue du bien-
ANDRE-NARIE AMPERE, 459
étre dont il lui serait permis alors d’entourer sa femme, son enfant,
lous ceux qu’il chérissait.
Et elle-méme, Julie, comme de loin et malgré ses souffrances con-
tinuelles, elle est sans cesse occupée de lui! Avec quelle vigilance
maternelle elle le conseille, Je réconforte et prévoit tous ses besoins!
A-t-il bien ce qu'il lui faut? garde-t-il de l’argent suffisamment? ses
vétements, son linge sont-ils en bon état? Et les recommandations
de oute sorte, sug ta prudence et }’aménité dans les relations, sur les
soins qu’on doit avoir de sa personne et de sa tenue, sur les obliga-
tions que lui impose ga qualilé de pére de famille, etc. Oui, elle
était bien la femme dévouée et attentive, toute tendresse et raison,
faite pour étre la compagne d’un savant tel qu’Ampére, pour le sou-
tenir, le protéger méme 4 certains égards dans le cours de sa labo-
rieuse carriéreet, par son inaltérable affection, le payer deses efforts
mieux que ne pouvaient faire les suffrages les plus autorisés:
Le ciel en avait ordonné autrement. Vers le milieu de l’année
1803, alors qu’Ampére venait d’ctre nommé professeur de physique
et de chimie au lycée de Lyon, la maladie de Julie s’aggrave, et tous
les soins sont impuissants 4 conjurer la crise funeste.
Le 14 juillet, toutes les espérances de bonheur qu’avait Ampere
ici-bas étaient anéanties. Il lui restait le travail, les triomphes scien-
tifiques, la gloire, faibles compensations! mais il lui restdit aussi sa
foi profonde, son humble et pieuse résignation, et enfin un fils en
qui revivait en partie celle qu’il avait perdue, et c’était assez pour
lui faire accepter la vie et tous les devoirs auxquels, en raison de ses
hautes facultés, il était plus obligé que beaucoup d’autres envers ses
semblables.
Toutefois, on ne peut douter que le regret de la perte qui avait si
cruellement altristé sa jeunesse ne ait suivi jusqu’a la fin de sa
vie. Les derniéres lettres du recueil adressées de Paris (ot il avait
été nommé répétileur a l’Ecole polytechnique) 4 sa mére, a sa belle-
sceur Elise, et ad’autres personnes de la famille de sa femme, sont
navrantes. Il n’étale point sa douleur, mais elle perce dans chaque
mot. On sent que, lui aussi, comme Valentine de Milan, il pouvait
se dire : « Rien ne m’est plus, plus ne m’est rien. » ,
A la suite de ces lettres, on trouve une méditation écrile par Am-
pére quinze mois aprés la mort de Julie, et qui est comparable, par
le sincére détachement qu’clle exprime, aux plus belles pages de
Imitation.
« Travaille en esprit d’oraison, dit-il 4 la fin. Etudie les choses de
ce monde; c’est le devoir de ton état; mais ne les regarde que d’un
cil; que ton autre ceil soit constamment fixé sur la lumiére éter-
460 ANDRE-MARIE AMPERE.
nelle. Ecoute les savants, mais ne les écoute que d’une oreille; que
autre soit toujours préte a recevoir les doux accents de ton ami
céleste.
. «Nécris que d’une main; de l'autre, tiens-toi au vétement de
Dieu, comme un enfant se tient attaché au vétement de son pére.
Sans cette précaution, tu te briserais infailliblement la téte contre
quelque pierre. Que je me souvienne toujours de ce que dit saint
Paul : « Usez de ce monde comme ren usant pas, » Que mon ame,
a partir d’aujourd hul, reste ainsi unie 4 Dieu et 4 Jésus-Chirist. »
L’admirable esprit de soumission attests par ces lignes neffaca
point cependant le douloureux souvenir. C’est ce dont nous avons la
preuve dans ce passage d’une lettre qu’'Ampére, dix ans plus tard,
en 1816, au milieu de sa brillante carriére, écrivait 4 son ami Bal-
lanche :
«Oh! je n’aurais jamais du ven:r & Paris! Pourquoi ne suis-je
resté toute ma vie professeur de chimie 4 Bourg ou 4 Lyon? Je n’aj
jamais été heureux que pendant ce temps si court. La, avec elle, je
serais devenu un grand homme; mais il n’est plus temps. »
En résumé, ce livre, d’un genre si particulier, et qui tranche ex-
cellemment sur le plus grand nombre des publications contempo-
raines, est une des lectures les plus attachantes et de la plus saine
impression qu’il nous ait été donné depuis longtemps de rencontrer.
Ecrit pour une jeune fille, il offrira 4 toutes les jeunes filles, ainsi
qu’’a beaucoup de jeunes gens, une mine féconde de salutaires en-
seignements. Comme le dit madame H. C., 4 qui nous le devons, les
unes et les autres « y trouveront contre les défaillances d’ua présent
difficile des encouragements pour l'avenir, et le dégout d’une vie mal
employée, des entrainements sans régle et des folles affections. »
Ajoutons qu ils y trouveront aussi l’exemple, noblement donné, de
cet attachement au devoir qui est le meilleur soutien dans les épreu-
ves de la vie, dont personne ne peut s’assurer d’étre exempt.
Comte F. pe Granont.
MELANGES
L'ABBE PAUL SEIGNERET
Otage et victime de la Commune, par un Directeur du séminaire de Saint-Sulpice',
I
Parmi les quarante-sept victimes qu'une populace en délire trafnait,
le 26 mai dernier, & travers les rues de Ménilinontant et de Belleville, jus-
qu’au funeste secteur de Ja rue Haxo, of devait s’accomplir un des plus
grands crimes de notre siécle, la plus jeune élait un séminariste de Saint-
Sulpice, M. l’abbé Paul Seigneret. Aprés de brillantes études au lycée de
Nancy et deux années de préceptorat dans un chateau de Bretagne, l'amour
de l'étude, ef surtout le besoin de donner sa vie 4 Dieu, l’avaient conduit
chez les benédictins de Solesmes ; mais bientét le désir de se consacrer a
un ministére plus actif l’amenait parmi nous, dans cette grande ville de
Paris, ou plutét, comme il le dit lui-méme, « dans cette grande fournaise
ou il y a tant d’dmes 4 arracher au mal et tant de bien a répandre, ow il
doit étre facile, pourvu qu'on ait du coeur, de consoler bien des larmes,
d’alléger bien des infortunes, et de rendre l'immortelle espérance a bien
des Ames entrainées dans la séche insouciance du monde. » II aimait Paris ,
il 'aimait ardemment, sans doute avec le secret pressentiment et l‘héroi;
que espoir qu'il devait y cueillir cette couronne qui ceint aujourd’ hui son
front.
Le sacrifice était consommeé ; mais 4 peine les hordes sauvages de Raoul
Kigault et de Bergeret avaient-elles achevé leur ceuvre de sang ; 4 peine
l'armée de la France, victorieuse enfin de la plus criminelle des révoltes,
venait-elle de forcer la Commune dans son dernier retranchement, que
Paris, rendu a lui-méme, et débarrassé des brigands cosmopolites qui
l'avaient déshonoré, songeait 4 recueillir les restes de ceux que la voix
populaire appelait déja des martyrs. On était impatient d'apprendre leurs
noms, de savoir quelle avait été leur vie, et quels bienfaits les avaient dé-
signés 4 Ja haine des ennemis de tout ordre, de tout bien et de toute vertu.
1 A. Josse, éditeur, 31, rue de Sévres.
10 Avan 4872.
162 MELANGES.,
Ce désir si légitime devait étre bientdt satisfait ; car, si chacun voulait con-
naitre, chacun voulait aussi raconter ; chacun voulait parler de ses morts,
et tromper, pour ainsi dire, sa douleur en célébrant les vertus de ceux
qu'il avait aimés.
Pas plus que ses compagnons, Paul Seigneret ne devait étre oublié dans
ces actes de martyrs du dix-neuviéme siécle. A peine avait-on recueilli la
dépouille mortelle du jeune séminariste de Saint-Sulpice, que l’attention du
public était attirée sur ce doux et héroique martyr. Quelques traits, quelques
paroles de lui citées dans les journaux et les premiers écrits publiés sur
ces horribles scénes laissaient entrevoir déjé une 4me admirable. Bientét
deux des condisciples de Paul Seigneret révélaient 4 leur tour, dans des
notices et souvenirs d'une persuasive simplicité, la noblesse et la fermeté
de ce coeur préparé depuis longtemps, par la souffrance et le sacrifice
héroiquement acceptés, 4 la sanglante immolation du martyre. Naguére
encore, lors de la réception de M. Marmier a |’Académie francaise, M. Cu-
villier-Fleury citait une lettre du jeune abbé Seigneret, écrite dans sa
prison de Mazas, et accompagnait celte citation de réflexions éloquentes
et fort applaudies. Enfin, il appartenait au prétre qui, plus que tout autre,
avait connu les beautés de cetle dine d’élite, de venir les révéler au monde,
et déposer un dernier hommage sur la tombe de celui qui, aprés avoir été
son fils en Jésus-Christ, était maintenant son prolecteur dans le ciel.
Ainsi donc, comme on nous l'écrivait, « aucune gloire ne manquera au
plus jeune de nos martyrs. » Cette gloire, nous la devions 4 Paul Seigneret,
mais elle ne lui suffit pas. Du ciel o& son 4me repose maintenant et jouit
de ce qu’il appelait lui-méme « l'embrassement de Dieu dans |’éternité, »
il réclame de nous autre chose que de vaines louanges et une stérile admi-
ration. Arrétons donc un moment encore nos regards sur ce sympathique
jeune homme, présentons-le aux hommes de notre siécle, et résumons
en quelques mots les enseignements qu'on peut tirer de cette vie.
II
Le caractére distinctif de la noble figure que-nous étudions, c’est « ce
secret instinct de dévouement, qui faisait comme le fond de l’4me de Paul
Seigneret, » cette énergie de volonté que l’on remarque partout, 4 toutes
les heures de sa vie, alors méme que celte vie parait hésitante et incer-
taine du but qui doit la fixer. On a rappelé 4 propos de notre ami ce mot
célébre : « Il a l’air d’une Ame qui a rencontré un corps et qui s’en tire
comme elle peut. » Quiconque a pu voir ce jeune séminariste de vingt-cing
ans « 4 la taille haute et fréle, comme la tige d'une plante qui a trop ra-
pidement poussé » reconnaitra sans peine avec quelle raison ce mot pou-
vait lui étre appliqué. Pour nous, nous regarderions comme un prodige
qu'il ait pu pendant prés de deux mois supporter les rigueurs d'une prison
MELANGES, 463
cellulaire, et qu’il u’ait pas trompé par une mort anticipée les sanguinaires
espérances des bourreaux du 26 mai, si nous ne nous savions pas qu'une
4me vraiment forte et grande « est mattresse du corps qu'elle anime’, »
et que l’énergie morale triomphe des infirmités et des défaillances de'la
nature.
Mais peut-ttre croira-t-on que Paul Seigneret avait regu en partage un
de ces caractéres réfléchis, une de ces natures calmes et froides, sur les-
quelles l'empire de la volonté s’exerce sans difficulté et sans résistance.
L’aspect un peu mélancolique de ce jeune homme, qui ne s’ouvrait pas au
premier venu, et qui « se fermait instinctivement, comme une fleur qu’une
main trop peu délicate a touchée, » quand il ne trouvait pas une Ame « au
diapason » de la sienne, a pu tromper ceux qui ne l'ont connu qu’impar-
faitement, mais en réalité Paul Seigneret avait l’Ame la plus impression-
nable, l’imagination la plus vive qui fut jamais. Si donc la volonté resta
chez lui maitresse et souveraine, ce ne fut pas sans combats; c’est qu‘il
sut tourner vers le bien et vers le beau, c’est-4-dire vers Dieu, toutes les
forces de son intelligence, toutes les énergies de son amour. Grice 4 ce
continuel effort et 4 cette lutte de chaque jour, l’imagination de ce jeune
homme qui, abandonnée 4 elle-méme, aurait été un péril, devint une force
véritable, et un utile auxiliaire de la volonté. Combien de fois n’avons-nous
pas vu le regard de Paul Seigneret s’illuminer tout 4 coup et lancer pour
ainsi dire des éclairs, quand apparaissait A ses yeux un rayon de !’éternelle
beauté, quand il découvrait partout dans la nature les traces visibles et
palpables de la Divinité qui « nous avait créés pour le bonheur! » Ecoutons-
leraconter lui-méme ses impressions, dans une lettre délicieuse « toute
parfumée de poésie et de piéte. »
«.... Hl y a prés de la ville (Lons-le-Saulnier) une hauteur qui la do-
mine; et bien lentement, tout soufflant, je me suis permis d’y aller déja
quatre ou cing fois. J’y étais encore, hier soir, au coucher du soleil, son-
geant, sur ce sommet dénudé, 4 Dieu et aux hommes, a vous, 4 Saint-
Sulpice qui se dépeuplait, 4 l'avenir passager, puis éternel, 4 toutes sortes
de choses enfin. Gar la pensée est a l’aise et s’élargit d’elleméme devant
un tel panorama et une pareille étendue de ciel, avec le souffle du vent,
en l'absence de tout autre bruit. D’un cété, le Jura, en pentes superposées
qui s’étagent sur un terrain tourmenté; de l'autre, toutes les richesses de
lanature, et 4 perte de vue, comme la mer, les fertiles plaines de la Bour-
gogne qui s’en vont se confondre avec le ciel a l’horizon; 4 mes pteds,
Lons qui dort au soleil, et de tous cétés des villages assis sur les pentes,
perdus dans les vignes, avec leurs rubans de fumée et leurs bruits va-
gues. Quatre. ou ¢ing vieilles ruines, couronnant des hauteurs, viennent
ajouter 4 ce spectacle de.)’éternelle jeunesse de la nature Je souvenir des
générations passées et de la caducité des choses humaines. Ah! quelle
' Bossuct, Oraison funebre du prince de Condé.
464 MELANGES,
paix, cher ami! quel air de Jouissance dans ces campagnes qui semblent en
extase de reconnaissance devant Dieu !... Autrefois, je m’arrétais la, et je
me contentais d'adorer la divine beaulé répandue sur le monde; mais
maintenant, grace 4 Dieu, ce n’est que le point de départ ; impossible de
ne pas monter. plus haut. En face d'un pareil spectacle, on songe tout de
suite 4 un aulre monde, infiniment plus radieux et plus rempli de la sou-
veraine munificence de Dieu. Il y a un autre soleil qui a rempli ces campa-
gnes et toute laterre d'une joie surnaturelle, Jésus-Christ, salué de si loin,
et attendu comme la lumiére des nations, Jésus-Christ, qui seul explique et
fait cesser l'insoutenable contradiction entre celte apparence de bonheur
et les miséres de l'homme, Jésus-Christ, qui descend dans le dernier de
ces sillons, pour faire la joie du dernier des laboureurs, mille fois plus
fécondant et plus réchauffant que le soleil de ce monde. Qu’on ne nous
fasse pas un Dieu sévére, impossible a atteindre, siuon par des Ames d’elite.
Vous qui avez tant souffert pour le salut des hommes, vous auriez donc
inutilement souffert; et ces Ames que vous avez tant aimées ne pourraient
profiter du prix de votre sang? Non, votre sang et votre grace s'‘infiltrent
dans les Ames mille fois plus providentiellement que la lumiére et la rosée
de laterre; et ces campagnes que vous avez faites si riches, cet air de feli-
cité que vous y avez répandu, tout cela n'est rien devant la beauté de
l'ceuvre que vous avez couronnée de votre croix, et l’indicible bonheur que
vous. réservez 4 toute 4me qui vous aime. 0 Pere saint, lumiére et joie des
hommes, comme on vous adore ici! comme on voudrait avoir, dans son
amour pour vous, l'élernelle fixité de ces montagnes qui semblent se pen-
cher pour vous adorer dans votre beau ciel! » Et il ajoutait, avec l’accent
de la plus profonde humilité : « Dire que moi, pauvre fétu, cceur faible et
changeant, je suis appelé a parler de vous aux hommes, a abaisser. leurs
coeurs devant votre ineffable beauté! »
Est-il besoin de dire maintenant de quel amour son cceur élait embrasé
pour 1'Eglise et pour les Ames. Il aimait l'Eglise, mais il voulait donner
des marques visibles de son amour, le dévouement étail naturel a son
grand ceeur, et, sans aucun doute, la plus grande peine de sa vie a été de
craindre qu'il pourrait étre inutile. C'était 14, pour ainsi dire, son continuel
tourment, et s'il remettait « tout avec une douce confiance entre les mains
du Pére céleste, et se soumettait avec le plus complet abandon & la volonté
divine. » [i ne pouvait cependant s’empécher « de sentir en lui un fond
de tristesse qui le suivail partout, » car il avait désiré, comme il le dit lu
méme, « autant qu'un homme peut désirer, un avenir suffisant pour faire
quelque bien. » Voici ce qu'il écrivait, au lendemain d'une de ces crises
qui venaient trop souvent lui annoncer qu'il n'y avait plus d’avenir. « Quand
je me demande sérieusement|’emploi qu’on pourra faire de moi, a quoi vou-
lez-vous que je me trouve bon? Point de voix, point de souffle, point de force
réclle. Ma seule espérance est que ceux qui ont mission d’examiner ces
MELANGES. . 165
choses reconnaitront assez mes capacités physiques pour me donner quel-
que petit poste d‘humble ministére, comme il y en a tant, je crois, 4 Paris,
tel que le soin des pauvres et des malades. Mon ambition est de soulager
un peu ceux qui souffrent, sans autre consolation possible, en face d'un
monde qui se réjouit autour deux, que les divines promesses qui expliquent
et adoucissent ces contrastes. En tout cas, je suis entre les mains de Dieu,
qui peut me cueillir ou me laisser, se servir de moi ou me mettre au re-
but. J‘espére bien toutefois trouver le moyen de mourir utilement, si je ne
puis vivre utilement. » Tel était l'amour de Paul Seigneret pour |I'Eglise et
pour les 4mes, amour dévoué, amour ardent, amour plein de douceur, de
condescendance et de charité. « Il avait en horreur les discussions ow les
hommes, plutét que les causes qu’ils défendent, sont en jeu, et tout ce
qui lui semblait attaque injuste des personnes, appréciation malveillante
des intentions ou des actes, lui inspirait de la tristesse et du dégott.. Hl
he comprenait pas l'invective et l’injure mises au service de la vérité, et il
croyait avec saint Frangois de Sales que la douceur est le premier appareil
des plaies dont nous entreprenons la cure. »
- Acet amour de l'Eglise et des Ames, un autre amour venait s'unir dans
son ceeur. « Aprés les noms de Dieu et de l'Eglise aucun plus que celui
de patrie ne faisait vibrer le noble coeur de Paul Seigneret. » Il aimait la
France, et son amour était de ceux qui s‘affirment par l’action. « Ne faut-il
pas, écrivait-il le 20 novembre 1870, que dans ces calamités publiques,
on voie Je sang du clergé versé pour la cause commune, aussi bien que
son ceeur battre a l’unisson de ous les coeurs?... Chacun, en ce moment,
doit faire acte de bonne volonté, dit-il tomber au premier fossé. » Il solli-
ciia donc 4 plusieurs reprises la permission de s’engager dans les ambu-
lances. « On s’opposa avec force & ce que tous, lui excepté, considéraient
comme une généreuse folie. » Quelques minutes de marche forcée auraient
alors épuisé .ce faible corps. Ne pouvant se dévouer comme soldat, il se
consolait en songeant qu’il pourrait un jour se dévouer comme prétre. « Je
me console, disait-il,.du triste réle de spectateur des ruines de la patrie,
en me disant que notre tour de dévouement viendra, tout aussi meéritant
que le facile devoir d'offrir sa vie 4 la France agonisante, quand nous de-
trons, chacun dans la mesure de nos forces, aider 4 former une génération
4l'4me chrétienne, capable de réparer nos malheurs publics et d‘arréter
nos désordres intéricurs. » [| se consolait aussi, en allant soigner les bles-
sts dans les ambulances de Lons-le-Saulnier, enviant le sort de ces braves
jeunes gens, « qui mouraient, la paix, l'amour, le contentement et la recon-
naissance dans l'ame. Oh! disait-il, comme on donne des poignées de mains
par lesquelles passe tout le coeur ! comme on voudrait acheter mille fois de
sa vie l’existence de ces chers malades qui en sont si dignes! Je ine suis
créé 14 des amitiés qui sans doute n'auront pas de suile, mais dont, }'es-
pére, on se souviendra dans le commerce secret des cceurs. »
166 NELANGES.
Ii vint cependant une heure ot Paul Seigneret put espérer que son amour
du sacrifice allait étre satisfait, et qu'il aurait « l'inappréciable fortune d’of-
frir pour une noble cause une vie d'ailleurssi prompte a s’éleindre miséra-
blement. » Quinze mille hommes devaient se battre 4 deux lieues de la ville
qu'il habitait. La veille, il s’était engagé comme ambulancier, se promettant
de ne pas s'épargner. Mais laissons-le parler lui-méme, car, ainsi que le dit
son biographe, il exprime ici des sentiments trop francais et trop chrétiens
pour n’étre pas encore cités en entier. « Déja, dit-il, je godtais toutes les
joies et les émotions diverses que vous comprenez bien dans ce qui me sem-
blait ma premiére veillée d’armes... Dieu daignerait-il vraiment se servir
de moi? 0 gaudium super omne gaudium |... Je vous adressais méme des
pensées de reconnaissance et d’affection qui pouvaient étre les derniéres,
quand, 4 huit heures du soir, nous arrive, comme le glas de notre pauvre
France, cette funébre nouvelle de l’armistice, signe de l’épuisement de ses
forces, et prélude d’une paix ruineuse. Oui, malgré toute Uhorreur du
sang et de ces luttes fratricides que nous inspire notre religion de paix,
tant d’injustices non vengées, et nos droits si odieusement violés, nous
permettent sans doute de déplorer ce stérile résuitat d'héroiques efforts...
Ce qui nous atlend, c'est la paix avec toutes les avidités prussiennes, la
paix au prix de ce noble Strasbourg, de l'infortunée Metz, la paix avec d eux
de nos provinces et nos trésors enleyés. Il nous faudra donc dire, comme
Jérémie pleurant sur les ruines de Jérusalem: Et manum suam misit hostis
ad omnia desiderabitia ejus. Ah! du moins, espérons-le, il y a des biens
qu'il n’aura fait que fortifier en nous: l'amour de notre malheureuse
France, l’oubli des vils égoismes, l’esprit de fraternité et de dévouement,
le retour surtout des dines a Dieu qui chatie les hommes pour les rappeler
4 Lui. » Paul Seigneret n’avait pu mourir sur un champ de bataille, comme
il en avait la noble ambition ; Dieu s'était réservé cette dme d’élite pour de
plus longues souffrances et une plus douloureuse immolation,
Ce que fut notre ami dans sa cellule de Mazas, et plus tard, 4 la Roquette,
dans la prison des condamnés, nous n'essayerons pas de le redire. « Il avait
la passion du sacrifice et le gout de la mort. » Aussi, tous les jours s’écou-
laient-ils pour lui « comme de vrais jours de féte, » il chantait sans cesse
le Te Deum, bénissait Dieu de toute son Ame et trouvait que tout lui réus-
sissait 4 souhait. « Vous dire la féte ot je suis, écrivait-il, est chose impos-
sible... Je vis toute la journée plongé dans ma Bible en présence de I’éter-
nelle beauté qui, Dieu merci, m’‘a ravi pour jamais. » « J’espére bien, écri-
vait-il encore, ne sortir de Mazas que le dernier et, s'il faut des victimes,
étre des premiéres. » Son voeu fut exaucé. Au début méme de sa vie, Dieu
l'avait tenu quitte du reste et l'avait jugé digne de lui rendre ce témai-
gnage du sang plus fécond que l'emploi de mille vies.
MELANGES. 467
Ill
Toute la vie de Paul Seigneret, ainsi que nous l’avons vu, peut se résu-
mer en un seul mot : dévouement. N’est-ce pas précisément le mot
qu'il faut faire retentir bien haut a notre triste époque, ou les froids cal-
culs de l'égoisme ont envahi.un si grand nombre d'dmes et causé tant de
malheurs? Chacun sent aujourd'hui le besoin de s’unir pour résister effica-
cement a l’ennemi du dehors et 4 cet autre ennemi du dedans exaspéré par
la défaite et qui n’attend qu'une occasion favorable pour prendre sa re-
vanche. Le dévouement seul peut réaliser cetle union si désirable, et former,
pour ainsi dire, une nouvelle ligue du bien public contre la ligue du mal
public qui compte, hélas { de si nombreux adhérents ; le dévouement, c’est-
i-dire l’oubli de soi, le sacrifice de ses préjugés, de ses rancunes, de ses
préférences individuelles au bien-étre général. A cette grande cuvre de
reconstruction sociale, chacun peut apporter sa pierre , car le dévouement
revét toutes les formes, et se met & la portée du plus petit d’entre nous. Ilya
le dévouement du prétre, qui, enseignant au peuple la religion et la vertu,
prépare a la société des citoyens dociles et viriles; le dévouement du sol-
dat, qui ne compte pas avec sa vie, et qui en fait volontiers le sacrifice
quand la patrie l’exige ; le dévouement du riche, toujours pret a secourir
l'infortune publique ou privée, et 4 répandre son or pour arracher le terri-
toire 4 l’ennemi ou I'indigent 4 la faim; il y a le dévouement du pauvre,
qui, les yeux fixés sur l’éternité, supporte patiemment Il'épreuve de la vie
présente, et fait taire dans son cceur les sentiments de haine et d’envie.
Que tous ces dévouements se réunissent, qu’il y ait parmi nous comme une
émulation de sacrifice, et le sang de nos martyrs n’aura pas été inutile-
ment répandu, et nous pourrons voir s'accomplir le voeu de Paul Seigneret :
« Régénérés dans la lutte par le sang de notre propre sacrifice, nous nous
montrerons dignes d'un meilleur sort, dignes de rendre 4 ceux qui nous
suivront intacte et fi¢re cette belle France que nous avons recue telle de nos
aleux. » .
xx
La famille et les amis de M. Augustin Cochin ont demandé a M. Léopold
de Gaillard de faire tirer & part les pages si touchantes qu'il a consacrées
a la vie et A la mort de ce grand homme de bien. L’auteur de la notice
s'est immédiatement rendu & ce désir, 4 la seule condition que le produit
de la,vente serait affecté 4 l'une des nombreuses ceuvres de bienfaisance
patronnées par M. Cochin. La brochure qui se tire en ce moment paraitra
chez Douniol le 12 de ce mois. — Déja plus de 500 numéros sont demandés.
REVUE CRITIQUE
I. La réforme intellectuelle et morale, par M. Renan, 4 vol. — Il. Les jours d'épreuve, jar
M. Caro. 1 vol. — Il. Un séjour en France de 1192 2 1795, traduit de l'anglais, par
M. Taine. 1 vol. — IV. L’Espion, roman anglais, traduit par M. Dubrisay. 1 vol. —
V. Goethe, les ceuvres expliquées par la vie. par M. Méziéres. 1 vol. — Vi. Les Facul-
tés de théologie de France, par M. \’abbé Blampignon.
Nous sommes malades, c'est visible; mais on veut bien reconnaitre que
nous ne sommes pas désespérés. Aussi les consultations sur notre santé —
toutes suivies d’ordonnances, cela va sans dire — abondent-elles.
L’une des plus curieuses est celle de M. Renan: La réforme intellectuelle
et morale‘. Ce travail a été écrit a Ja fin de la guerre avec la Prusse et sous
le coup du traité qui l'a terminée. L’épisode de la Commune n'y est men-
tionné que pour mémoire et comme post-scriptum. Une pensée a pesé
tout le temps sur l’esprit de l’auteur, celle de l'odieuse victoire de I'Al-
lemagne. On comprend de sa part ce malaise, quand on se rappelle tout
ce qu'il a écrit en faveur de ce monde d’outre-Rhin dont l’invasion est
venue lui donner de si amers démentis. M. Renan ne saurait se dissimuler,
en effet, qu’d certains égards il a travaillé pour l’Allemagne. 1] nous a
abusés du moins sur son compte, en nous donnant de son caractére et de
sa Civilisation des idées qui trahissent chez lui ou une médiocre péné-
tration ou des préoccupations peu philosophiques.
Du reste M. Renan le confesse assez franchement lui-méme. « L’Alle-
magne avait été ma maitresse, dit-il; j'avais la conscience de lui devoir
ce quil y a de meilleur en moi. Qu’on juge de ce que j'ai souffert,
quand j'ai vu la nation qui m’avait enseigné lidéalisme raillant tout idéal;
quand la patrie de Kant, de Fichte, de Herder, de Goethe s'est mise & sui-
4 4 vol. in-8. — Michel Lévy, édit.
REVUE CRLUIQUE. 169
‘re uniquement les visées d’un patriotisme exclusif; quand le peuple que
Javais toujours présenté 4 nos compatriotes comme le plus moral et le plus
civilisé s'est montré 4 nous sous la forme de soldat, ne differant en rien
des soudards de tous les temps, méchants, ivrognes, démoralisés, pillant
comme au temps de Walstein!.. _ LAllemagne. présentant au monde le
devoir comme ridicule, la lutte pour la patrie comme criminelle, quelle
triste désillusion pour cenx qui avaient cru voir dans la culture allemande
un avenir de civilisation générale! »
Aprés l’aveu d’un si complet défaut de perspicacité, n n’ y a-t-il pas un peu
de hardiesse 4 venir diagnostiquer sur une situation aussi complexe que la
néire? Mais, admettant lautorité du médecin, voyons ce qu'il dit des
causes du mal et examinons les remédes qu’il propose. C’est en effet en
ces deux points que se partage la consultation politico-médicale de M. Renan.
On croirait d'abord, 4 le lire, que la cause de tous nos désastres vient du
suffrage universel, notre « unique faute,» cerit-il, étant d'avoir tenté étour-
diment une expérience dont aucun autre peuple nese tirera mieux que nous.
Mais cette faute n'est que la suite d’une foule d'autres, qui s'échelonnent
dans le passé, car nous sommes un peuple trés-logique dans nos sottises.
Sans rernonter comme M. Renan jusqu’aux entreprises de la royauté capé-
lienne contre l’aristocratie, on peut dire au moins avec lui que Ia crise dan-
gereuse 4 laquelle nous assistons asa sourceimmédiate « dans les innovat‘ons
présomptueuses des hommes ignorants et bornés qui prirent en main
les destinées de la France a la fin du dernier siécle. » Ils ne savaient pas,
sjoute M. Renan, — car c’est lui qui les habille de la sorte, — que la
France avait été faite par la dynastie capélienne ; ils se figurérent qu’on
pouvait se passer deroi, el ne comprirent pas que, le roi une fois supprimé,
Védifice dont le roi était la clef de voute croulait. La fausse politique de
Rousseau l’emporta; on voulut faire une constitution @ priori ; on ne re-
marqua pas que l’Angleterre, le plus constitulionnel des pays, n’a jamais
ea de constitution écrite strictement libellée. »
Des constitutions , nous en avons eu de toutes les sortes. Celle de
louis XVII{ fut la moins mauvaise, parce qu’elle rentrait dans notre
histoire ; mais on sait comment, a la différence des autres qui avaient é:é
Niolées d’en bas, celle-ci fut violée d’en haut. M. Renan déplore qu’A cette
Violation il fut répondu par une déchéance. « Dés que le roi vaincu eut re
tiré les ordonnances, il fallait s'arréter et maintenir Je roi dans son palais.
ll lui convint d’abdiquer ; il fallait prendre celui en faveur de qui il abdi-
quait. » Ii blame donc le duc d’Orléans d’avoir usurpé le tréne de son
jeune parent ; mais, cette faute commise, c’en fut, 4 sonavis, une autre de
se le laisser enlever par « une émeute parisienne violant outrageusement
la volonté de la nation. » Dés lors, il-n'y a plus chez nous qu'une série de
sottises et de crimes qui s’appellent et s’aggravent en s‘accroissant : le suf-
lrage universel, « qui ne devait bénéficier qu’é cing millions de paysans
170 REVUE CRITIQUE,
étrangers 4 toute idée politique ; le coup d’Etat du 2 décembre, I’abaisse-
ment des 4mes, l’amoindrissement des caractéres; enfin une politique
insensée couronnée par une guerre fatalement désastreuse. »
Toutes ces calamités, excepté la derniére, M. Renan les porte 4 notre
compte, et non a celui de l’empereur, pauvre bouc émissaire, pour qui il
est seul a avoir des entrailles. Napoléon III, selon lui, valait mieux que la
France. « Il était supérieur en un sens 4 la majorité du pays; il aimait le
bien; il avait un gout, peu éclairé sans doute, mais réel cependant, de la
noble culture de ’'humanité. A plusieurs égards, il était en totale dissidence
avec ceux qui l’avaient nommeé. »
Voila qui est flatteur pour les huit millions de citoyens qui lui avaient
accordé leurs suffrages en 1852, et qui les lui ont presque tous maintenus
jusqu’au bout ! Ilest vrai que, surle nombre, il y a cing millions de paysans,
lesquels sont ineptes en politique, et n’ont pas méme assez d' intelligence
pour se donner un bon député: témoin ceux du département de Seine-et-
Marne qui n’ont pas su apprécier M. Renan et lui ont refusé leurs voix.
Mais les causes de cette dégradation? Ces causes, M. Renan les voit
toutes dans la prédominance de la démocratie arrivée au gouverne-
ment grace a la politique égoiste et maladroite des rois qui, durant trois
siécles, ont frappé incessamment sur laristocratie. Or, d’aprés M. Re-
nan, l’aristocratie est un élément essentiel de gouvernement. « La civilisa-
tion a l’origne a été une ceuvre aristocratique, l’ceuvre d'un tout petit nom-
bre (nobles et prétres), qui l’ont imposée par ce que les démocrates appel-
lent force et imposture ; la conservation de la civilisation est une ceuvre
aristocratique aussi. Patrie, honneur, devoir sont choses créées et mainte-
nues par un petit nombre au sein d’une foule qui, abandonnée a elle-méme,
les laisse tomber... La France avait été créée par le roi, la noblesse, le
clergé, le tiers état. Le peuple proprement dit et les paysans, aujourd'hui
maitres absolus de la maison, y sont en réalité des intrus, des frelons im-
patronisés dans une ruche qu’ils n’ont pas construite. »
De cette intrusion est né tout le mal. Car les frelons qui sont venus
manger le miel de la ruche ne savent pas en faire, et ne le veulent pas sur-
tout. Le peuple, depuis le seiziéme siécle, est profondément démoralisé en
France. Or savez-vous pourquoi? Parce qu'on lui a 6!é le protestantisme,
« qui l’edt élevé. »
Il a en effet si bien élevé les Prussiens, et nous a donné, en leurs per-
sonnes, de si jolis échantillons de ses ceuvres! M. Renan oublie qu’il en
a rougi plus haut.
Mais passons sur la contradiction, qui est ici flagrante — et ce n’est pas
le seul endroit ! — admettons que le Francais catholique vaille moins en-
core que le Prussien protestant, reconnu parM. Renan « méchant, voleur,
ivrogne, pillard, dépravé, incapable de comprendre I’héroisme et la géné-
rosité. » Qu’en conclure pratiquement? car c’est le point import ut dans
REVUE CRITIQUE, 471
toute dissertation médicale. En d'autres termes, y a-t-il reméde 4 notre
état? et ce reméde, quel est-il?
Comme beaucoup de médecins fort habiles 4 discourir sur les symptémes
morbides, M. Renan, arrivé 4 cette question, éprouve de l’embarras. Il con-
state bien la facilité qu’a toujours eue la France 4 se régénérer, mais il ne
se dissimule pas que les inclinations qui étaient en elle avant ses revers y
sont restées, que nous ne sommes pas convertis de cosur ni d’esprit, pas
méme pénitents; que le mouvement industriel, économique, socialiste est
prét 4 reprendre son cours, et que le sentiment de la gloire militaire et
du patriotisme a toujours une grande tendance 4 s'y éteindre. Heureu-
sement pour nous, la Prusse nous a pris deux provinces et deux millions
de Frangais, et, par l‘outrageante satisfaction qu'elle s’est donnée Ja sans
nécessité aucune, elle a ravivé dans nous un sentiment quis’en allait mou-
rant, et fait vibrer une fibre relachée et presque entiérement détendue.
«llest clair, dit M. Renan, que tout ce qui reste de patriotisme francais
naura plus de longtemps qu'un objectif, regagner les provinces perdues. »
La France a donc la une pointe d'acier enfoncée en sa chair qui ne Ia lais-
sera plus dormir.
Toutefois, pour que |l'excitation résultant de la douleur causée par cette
fléche barbelée ne devienne pas vaine, il faut quela France se livre sur
elle-méme & une, réforme sérieuse, intelligente, profonde. Tout le monde
adit cela. Nous altendions de M. Renan un programmne formel, raisonné :
hous n'avons guére ici qu'une prescription sommaire résumée en trois
mots ; faire comme la Prusse aprés [éna.
Nous nous étonnons, en vérité, que l'auteur qui avoue s‘étre trompé sur
le compte de la Prusse et qui est si humilié des résultats qu’a eus, 4 certains
écards la marche qu elle a suivie, nous l'offrepour modéle! Veut-il donc que,
pour l'avantage de reconquérir |l’Alsace et la Lorraine, nous nous dépouillions
des nobles sentiments qui font notre apanage ; que nous devenions égoistes
aussi, que nous visions « 4 n’étre plus qu'une nation, Ja plus forte des na-
tions, » mais la moins généreuse? Car, il ne faut pas se le dissimuler, c’est
la résolution de se venger prise dans un jour d’humiliation et soigneuse-
ment arrosée de fiel pendant soixante ans, quia fait la Prusse ce qu'elle
est aujourd'hui. Mais nous n’en sommes pas, malgré nos revers et nos per-
les, of: en était la Prusse aprés 1805, et, pour renaitre au patriotisme, au
sentiment de honneur, 4 }’amour de la gloire, aux vertus militaires de
nos péres, il n'y a pas nécessité pour nous d'imiter la conduite de la
Prusse, de prendre ses institutions, ses moeurs, ses sentiments, de nous
faire Prussiens en un mot. Notre relavement n’est pas absolument a cette
condition ; notre bourgeoisie, malgré son « embonpoint, » qui blesse tant
les yeux de M. Renan, n'est pas aussi abaissée de coeur que le dit l’admira-
leur persévérant de la Prusse ; nos paysans et nos ouvriers, nos paysang
surtout ne sont pas aussi dénués d’instincls politiques et de patriotisme
172 REVUE CRITIQUE.
qu'il le déclare, et c’cst mentir 4 l'histoire et calomnier la race gauloise,
que de prétendre qu’elle n’a plus de vertu militaire parce qu'elle a expulsé
d'elle l'élément germain. Les fils de ceux qui ont vaincu l'Europe au com-
mencement de ce siécle ont-ils donc été exilés de France? Pour suivre
jusqu’au bout les idées de M. Renan, ce ne serait pas assez de calquer la
Prusse, il faudrait nous infuser un peu de son sang.
Sans doute, la démocratie telle que l’ont faite chez nous J.-J. Rousseau
et les libres-penseurs 4 sa suite, est une des grandes causes de notre fai-
blesse et le plus grand obstacle 4 notre régénération. Mais ce n'est pas en
traitant cette plaie par la méthode prussienne qu'on la guérira. C’est en
nous-mémes, dans nos traditions, dans notre histoire qu'il faut chercher
le reméde & nos maux. Voila pourquoi, autant nous nous éloignons de
M. Renan quand il veut nous prussianiser, autant nous nous rappro-
chons de lui quand il nous rappelle a notre passé et nous invite 4 y cher-
cher Ja guérison de nos maux. Il parle d'or quand il est sur ce chapitre.
Nous sommes comme lui d’avis qu’il nous faut, 4 la fagon des architec-
tes, « profiter des pans de murs qui nous restent d'une plus vieille con-
struction et développer ce qui existe, » pour l’édifice que nous sommes ap-
pelés a reconstruire; seulement nous différons dans la mesure de ce qu'il
faut garder du vieux et du nouveau. Il y a évidemment dans nos anciennes
institutions des. matériaux vermoulus qu’on ne peut plus faire resservir,
comme il en est dans les nouvelles qu’on ne saurait rejeter, — la démocra-
tie, par exemple, et le suffrage universel, double objet des anathémes de
M. Renan. Les supprimer est plus facile 4 dire qu’a faire. Sont-ce la
du reste des éléments tofalement réfractaires 4 l'assimilation avec
ceux de date ancienne? nous ne le croyons pas. Il y a d‘ailleurs un ci-
ment qui, avec le temps, pourrait les lier, si l'on ne mettait pas d’obstacle
4 son emploi, et sion le laissait couler de lui-méme dans les interstices de
la construction: c’est le catholicisme, l’antique religion de la France, celle
qui, conjointement avec la royauté, l’avait faite ce qu'elle était naguére.
Il est étonnant que, aprés avoir lui-méme proclamé ce concours du catholi-
cisme avec la royaulé dans l’érection de la nationalité francaise, M. Renan
proclame la nécessité de celle-ci pour notre restauration et proscrive for-
mellement l'autre.
Ne serait-ce pas qu’au fond ce n'est point la véritable royauté historique
que M. Renan appelle de ses voeux et a l'efficacité de laquelle il croit, mais
plutét le césarisme bonapartiste, bien plus voisin en effet durégime prus-
sien, son constant idéal? M. Renan n’aurait pas d’éloignement, en
effet, pour l'empire, auquel il s’était rallié, si, au défaut des princes d‘Or-
léans, les Bonaparte venaient relever le principe monarchique, et si no-
tamment une part d'action plus grande était faite dans cette restauration
a a c2 prince plein d’esprit et connaissant merveilleusement son siécle »
avec lequel M. Renan fit, un vendredi-saint, la paque au jambon chez
REVUE CRITIQUE. 1735
M. Sainte-Beuve. On pourrait 4 bon droit croire que c’est la solution qu'il
préfére, et, de sa part, rien ne paraitrait plus naturel. Cependant, il en est
une derniére dont |’éventualité aussi lui semble possible et qui serait défi-
nilive pour le coup : c’est le cas od l'Europe entiére, atteinte de la méme
intoxication que la France, se mettrait 4 mareher dans les mémes voies, a
se faire républicaine et 4 se gouverner par le suffrage universel. Alors
la France aurait sa revanche et pourrait, dit M. Renan, chanter comme
les morts d'Isaie : Eé tu vulneratus es sicut nos ; nostri similis factus es !
Aprés cela, par exemple, il n'y aurait plus qu’a baisser la toile, et la co-
médie du monde serait jouée. M. Renan n'est pas plus encourageant que
cela, et il ne trouve rien de mieux 4 nous donner en exemple, 4 la fin
de cette longue étude sur notre inquiétante situation, que le stoicisme
de cet empereur paien qui,au moment de mourir, résumail son opinion sur
la vie par ces mots : Nil expedit, et n'’en donnait pas moins pour mot
d’ordre 4 ses troupes : Laboremus.
Si c'est la la philosoplie de ceux qui tiennent que « l'on peut étre chré-
tien sans croire a la divinité de Jésus-Christ, » j’en aime mieux, pour ma
part, une autre.
iT
Celle de M. Caro n’est pas autrement chrétienne non plus, mais elle est
moins funébre. M. Caro a publié avant, pendant et aprés le siége et la Com-
mune, plusieurs écrits qu'il vient de réunir sous ce fitre heureux :;
Les jours d’épreuve', et dans la plupart desquels il aborde les mémes
questions que M. Renan, notamment dans ceux qui sont intilulés : La ré-
publique et la revolution, — La vraie et la fausse démocratie. Il ne voit pas
non plus l’avenir en rose; mais, soit qu'il le sonde moins profondément,
soit qu'il ait du passé des regrets moins vifs, sa lecture ne laisse pas,
comme l'autre, une impression sinistre. Ainsi M. Caro ne déclare point la
république absolument impossible et radicalement impuissante; il pré-
tend seulement qu’elle ne pourra s'‘établir en France qu’a la condition de
se dégager, une fois pour toutes, de ses procédés, de son personnel et de
son tempérament révolutionnaire. Il est vrai que ce serait presque se dé-
gager, cest-i-dire, se dépouiller d’elle-méme ; car la république, dans
lesprit de ’'immense majorité de ses partisans chez nous, nese concoit pas
en dehors de l'idée de révolution et d'exploitation du pays au bénéfice
d'une secte de fanatiques intolérants, ou de la tourbe des lhommes de
désordre.
Cependant, selon M. Caro, les circonstances lui avaient fait la chance
belle cette fois; aprés toutes nos expériences malheureuses en matiére
‘4 vol. in-12. — Hachette.
174 REVUE CRITIQUE.
de constilution, la république semblait un terrain bien préparé pour nous
réunir tous. « Elle était comme portée par la situation, dit-il ; pour la
faire accepter par tous les partis, il n’y avait qu’a ne point Jes effaroucher
par l’annonce des revendications ou des représailles. ll fallait proclamer
et, mieux encore, démontrer par les faits quela république est par essence
un gouvernement de légalité absolue, de liberté garantie et de raison
publique. » Mais c’était, parait-il, un effort, trop grand pour les répu-
blicains de profession, qui avaient, sans y étre invités, ramassé le pouvoir
tombé 4 Sedan, que de rompre avec les traditions de leurs devanciers.
Six mois entiers nous les avons vus marcher sur leurs traces. 1870 a été
une édition nouvelle et considérablement augmentée des usurpations de
pouvoir, des illégalités, des violences, des prétentions vaniteuses, du
despotisme inepte et des scandaleuses déprédations de 1848. M. Caro en
fait une revue piquante, dont l'odieux ressort davantage par l’opposition
du tableau de la confiance, de l’'abnégation et du dévouement illimité du
pays. Mais ce qui a nui plus que tout le reste 4 la république, c’est l’inca-
pacité de ses chefs; la France, qui est généreuse, surait pardonné tout le
reste; mais amnistier la suffisance qui échoue et dont elle paye la sottise,
c'est ce qu’on ne saurait lui demander. M. Caro, dans lénumération des
griefs de opinion contre la république de 1870, passe trop légérement
sur ce dernier. Il convenait 4 un homme d’honnhcur et d’esprit comme lui
de venger plus hardiment le pays 4 cet endroit.
Moins indulgent envers M. Jules Favre qu’envers Gambetta, M. Caro fait
trés-bien ressortir, en revanche, un autre tort de la république dont le
négociateur de Ferriéres était le représentant. M. de Bismark ayant parlé
avec un ton insolent, lors del'entrevue célébre qui eut lieu dansce chateau,
de la populace de Paris, M. Jules Favre répondit vivement : « Monsieur le
comte, il n’ya pas de populace a Paris, il n'y a que des citoyens! » C’était
bien devant un Prussien ; mais, avec lui-méme, le représentant du gouver-
nement aurait di reconnaitre qu'il y ade la populace 4Paris, comme dans
toutes les grandes agglomérations, et se garder de la faire entrer au giron
de la république.
Pour toutes ces causes, la république de 1870, qui nous a rendu en six
mois toutce qui s’est produit de mauvais dans les six ans qu’a duré la pre-
miére : la Gironde, la Montagne et l'Hébertisme, ne saurait, selon
M. Caro, vivre qu’a une condition, celle de tuer sa mére, la Révolution.
Peut-on espérer qu il en sera ainsi? cette sorte de parricide cst-il dans
les probabilités politiques? Nous aurions aimé voir M. Caro interroger l’ave-
nir a cet égard. Son étude sur la démocratie (La vraie et la fausse démo-
cratie) fait un pas de plus vers la question, mais sans y entrer toutefois.
L'auteur y traceavec beaucoup de justesse et d’art Ja physionomie des deux
démocraties qui sont vraisemblablement appelées 4 se produire dans les
temps modernes, et ydécrit admirablement I’action qu’elles doivent avoir
REVUE CRITIQUE. 475
sur lesort des peuples ot elles serent appelées a régner ; il expose, dans un
langage on ne saurait plus disert, 4 quels signes on distinguera la bonne de
la mauvaise. Mais, de celle qui parait devoir l’emporter chez nous, pas un
mot. Quelle est son opinion sur ce point? ::ous le cherchons encore aprés
avoir tourné la derniére page de son livre. Des vceux, des espérances, voila
tout. Cest donc, surtout quand on joint, aux deux chapitres de philosophie
politique dont nous venons de parler, les chapitres plus littéraires qui ont
pour titre : Les deux Allemagnes et La fin de la Bohéme, un aliment agréa-
ble pour l'esprit, quele nouveau recueil d’essais de M. Caro. Mais, dans le
temps ou nous vivons, on aimerait quelque chose de plus substantiel.
WH
La révolution avait, paraft-il, compté M. Taine pour un des siens. Ce qui
le prouverait, c’est qu’elle attaque aujourd’hui, avec beaucoup d’aigreur,
un livre qu’il vient de publier sur les hauts faits des premiers révolution-
naires. Ce n’est pourtant pas un manifeste bien hostile, et M. Taine n’y est
que pour la préface. Le livre dontil s'agit est intitulé : Un séjour en France
de 1792 a4 1795. Lettres d'un témoin de la Revolution francaise‘. Ces let-
tres sont, du moins selon M. Taine, d’une Anglaise qui résida en France,
on ne sait pourquoi, du mois de mai 1792 au mois de juin 1795, tantdt en
province et tantét 4 Paris, y fut détenue prés d'un an, et put prendre note,
ensecret, de tout ce qui lui arriva et se passa sous ses yeux. Homme ou
femme, l’auteur_ de ce journal, imprimé 4 Londres en 1796 et réimprimé
en 1797, est « une personne instruite et inlelligente, qui écritavec attention
et bonne foi, » dit M. Taine, mais non sans un peu d’apprét et de roideur,
ajouterons-nous. Bien qu’il ait donné ses impressions et ses réflexions telles
qu'elles furent rédigées « sur place, » et qu’il se défende d’avoir cherché
«Téclat des pensées et l’élégance du langage, » on serait trompé si l'on
8 attendait 4 y rencontrer l’abandon et le mouvement qu’on trouve si fré-
quemment chez nous dans les ouvrages du méme genre. La forme en est
anglaise autant que |’esprit.
« Nous ne connaissons guére de la Révolution francaise que les effets
d'ensemble, dit M. Taine, l’histoire des assemblées et des insurrections de
Paris; du moins nos grands historiens se sont toujours placés a ce point
de vue: il est utile de voir les choses sous un autre aspect, par le détail
et comme elles se passent au jour le jour, d'aprés les impressions suc-
cessives d’un témoin sincére; c’est en lisant de pareils témoignages que
véritablement nous nous {ransportons dans le passé. » Avec l'anteur d’Un
sour en France, c'est bien par le menu, les contre-coups, les répercus-
‘1 vol. in-12. — Hachette.
476 REVUE CRITIQUE.
sions, qu’elles se montrent, mais trés-vivement d’ailleurs. La plupart des
lettres et notes dont le volume se compose sont datées des provinces du
Nord, d'Arras, de Lille, de Saint-Omer, d’Amiens, etc. ; un petit nombre
seulement de Paris; elles ont été écrites sous les verrous des prisons ou au
fond d'un appartement dont les portes étaient gardées par des soldats de
la liberté. Elles s’éCendent moins sur les faits que sur les réflexions qu'ils
font naitre et les sentiments qu’ils inspirent. Ces réflexions, on l’a dit, sont
d’un esprit juste et sensé. A la date du 10 mai 1792, par exemple, l’auteur
écrit 4 propos de la perséculion naissante contre les prétres insermentés :
« Il me parait impolitique d‘avoir fait de la religion le drapeau des partis.
La grand’messe qui est célébrée par un prétre assermente est fréquentée
par une congrégation no:mbreuse, mais mal habillée et sentant mauvais ;
la basse messe, au contraire, qui se dit plus tard et pour laquelle on to.
lére des prétres non assermentés, a une assistance plus brillante, quoique
beaucoup plus restreinte. Je crois que beaucoup de gens qui, autrefois, ne
songeaient guére aux principes religieux sont devenus papistes et rigides,
depuis que l’adhésion au saint-siége est devenue le critérium d'une opinion
politique. » 7
Ce sont ces renseignements sur les effets, plus encore que ceux qu'il con-
tient sur les faits de la Révolution en province, qui constituent l’intérét spé-
cial de ce journal. Forcé d‘étre laconique, sous peine de se compromettre,
l'auteur n’a consigné que ce qu'il y avail de plus caractéristique dans ce qui
lui arrivait ou se passait sous ses yeux; ses réflexions ont dd elles-:némes
4 cette contrainte un relief qu'elles n’eussent pas eu peut-étre écrites dans
d’autres conditions. L’expression en est forte, mais amére. Le contraste entre
les principes et les actes des démagogues est relevé avec un soin particulier,
une 4pre ironie: « Les dimanches et les jours de féte, ils ordonnaient aux
habitants de se rendre a la cathédrale (d'Amiens), ow ilsles haranguaient en
conséquence, les appelant a la vengeance contre les despotes coalisés, s’é-
tendant sur l’armnour de Ja gloire et le plaisir de mourir pour son pays... »
« Ilya a Paris de splendides fétes... of chaque mouvement est réglé
d'avance par un commissaire. Les départements, qui ne peuvent imiter la
magnificence de la capilale, sont obligés néanmoins de témoigner leur sa-
tisfaction. Dans toutes les occasions ot une réjouissance publique est or-
donnée, on garde la méme discipline, et les aristocrates, dont les craintes
surmontent généralement les principes, ne sont pas les moius zélés... »
« Avant ccs jours bénis de la liberté, Paris ne faisait guére sentir sa su-
prématie a la province qu’en dictant une mode nouvelle, un progrés dans
l'art culinaire ou l‘invention d’un menuet. A présent, notre imitation dela
capitale est quelque chose de plus sérieux; seulement, au lieu d’em-
prunter les modes aux dames de la cour, nous les recevons des dames
de lu haile... »
L‘antipathie natiunale est pour quelque chose, sans doute, dans ces dé-
REVUE CRITIQUE. 177
hordements d'aigreur; mais ne sont-ils pas bien naturellement provoqués,
au surplus, par les pantalonnades grotesques, les folies sanguinaires, les
innombrables infamies des héros de Ja Revolution dans Jes départements que
l'auteur habite successivement? Ces hommes purent étre ailleurs plus em-
portés, plus violents, comme 4 Lyon et dans le Midi; mais ici, dans le
Nord, leur scélératesse eut quelque chose de froid et de calculé qui la rend
plus odieuse. N’est-ce pas 1a en effet qu’ont eu lieu les exploils des Maignet
et des Lebon? 14, qu’ont évolué les fameux bataillons de volontatres, et
qu'ont passé, foudroyants, les commissaires empanachés de la Convention?
Tout ce qu’on a dit, tout ce qu'on peut se figurer de leurs excés en tous
genres est dépassé par ce que |’écrivain anglais en rapporte; ses pages
sont pleines, — non pas de récits, car mille raisons le forcaient d’étre laco-
nique, — mais de trails effroyables. Rien de plus flétrissant pour la Révo- °
lution et, Jusqu’a un certain point, pour le pays qui l'a subie, et nous n’a-
vons gucre qu’a baisser la téte quand l’auteur s’écrie : « Les Frangais
semblent n’avoir d’énergie que pour détruire, et ils ne s'insurgent que
contre la douleur et l’enfance. » M. Taine le reconnait. « ll est certain, dit-il,
quun Frangais, apres avoir lu ce livre, trouvera ce breuvage amer. Il faut
le boire cependant, ajoute-t-il, car il est salutaire. »
Ce n'est pas l’avis des républicains, et M. Taine est fort malmené dans
quelques-uns de leurs Journaux, pour étre allé déterrer ce pamphlet, oudu
ons venir nous en recommander la lecture, car on dit que la traduction
nest pas de lui. Cela ne fait pas plus d’honneur, ajoutent-ils, & sa critique
qu’a son patriotisme; car, selon eux, ce journal, que M. Taine donne
comme l’ceuvre d'une honnéte femme, n’est qu'une ténébreuse élucubra-
lion de police, le portefeuille d'un espion aux gages de Pitt et de Cobourg,
travaillant, pour le compte de Il’aristocratie européenne, a combattre les
sympathies qui avaient d’abord éclaté dans le peuple anglais en faveur de
la Révolution francaise. Leur sagacité a découvert un “homme dans un
vovageur qui écrit toujours au feminin et parle souvent de sa femme de
chambre. Ce que c'est que les grands sentiments pour donner de la péné-
tration ! M. Taine en était 14 avant d’avoir écrit la préface d’Un sejouren
France ; toute la presse libre-pensante te proclamait. Mais, par suite de ce
mélait, le voila aujourd hui devenu obtus.
IV
Derniégrement, une dame de Hambourg, élablie 4 Paris, madame Cécile
Heine, parente du célébre écrivain, indignée d'avoir vu sa ville natale se
faire prussienne, a donné ordre d’anéantir les magnifiques jardins qu'elle
posséde aux environs de la vieille cité hanséatique, et qui étaient la pro-
menade préférée des habitants, pour punir ces derniers d'avoir cédé au
10 Avaw 1872. 12
178 REYUE CRITIQUE.
courant vulgaireet abandonne'leur autique indépendance.:A eette occasion,
les journaux deM. de Bismark'se sont plaints amérement de‘la séluétion
qu’exeree la'France et de ka'puissanee d’assimilation qu'elle posséde, ajou-
tant que tout ce qu’on‘a dit de l'espionmage des ‘Allemands pendant la
dernitre guerre a été invention pure: et:mensonge.
‘Ce: qu’il'en est au juste,‘on me le-saura probablement jamais. Ge qu'il y
a de-sur pourtant, c'est que la croyance aux-espions prussiens a été géné
rale, non-seulement en France et dans le peuple, mais partout et dens
toutes les classes. En Angleterre, cette croyance a fourni le-sujet -d’un ‘ro-
man qui a’eu du suceés et qui vient d’étre‘traduit chez‘nous : ‘The prus-
stan Spy, a Novel, by V. Vatmont'.
Comme fiction,:ce roman est faible, l'auteur n’‘a pas fait grande dépense
" d’invention. Il suppose tout sinrplement ‘qu'un officier prussien, appelé-von
Groben, fort'bel homme et parlant'bien notre langue, est venu voir 'Pa-
ris, comme ‘beaucoup de ses ‘compatriotes, s'y est glissé dans le meilleur
monde, -y a'fait un beau maridge ét a fini par s’y fixer, mais sans renoncer
a‘sa nationalité. Il est ‘fort oceupé, mais de quoi? on rte le gait: guére,
méme dans:sa ifamille,’ou il vit (ras-mystérieusement, retiré 4 ‘certaines
heures dans un cabinet of nia femme ni ga ‘fille'n'’ont 'le droit d'eritrer
sans en: avoir demaniié l'autorisdtion. Sa filte ‘est sur le point dese marier
avec un jeune officier frangais.-au moment ot ta guerre: éclate. 'L*wétrvité
plus grande ‘et plus mystérieuse ‘que jamais ‘de -von'Groben ‘éveille les
soupeons de'sa famille, qui finit par découtrir Je seeret desa conduite : il était
espion !-L’horreur du futur gendre et le désespoir de ka mére et de‘ia fille
se devinent. ‘[l en résulte ‘des scénes ‘vraiment dranmliques. 'Cependutt,
appelés par leur'service respectif, service d'honneur pour l'un, service:de
honte pour l'autre, Groben et le fiancé de sa fille quittent Paris, ou restent
les deux femmes, dévorées a la fois de honte et d’alarmes. L’officter fran-
cais est blessé, le Prussien malade. Mesdames de Groben partent ‘pour
aller les rejoindre et les soigner. Mais leur présence soulage l'un, qui'guérit,
et tue l'autre, qui, voyant sa fille partagée entre le respect et le dégout
pour lui, en devient fou et meurt de: désespoir.
Il n'y a pas la de grands efferts de conception ni de péripéties bien pat
pitantes. L’ouvrage pourtant ne manque pas d’intérét; mais cet intérét:a
sa source dans l’expression de l'’opinion de l'auteur anglais et, partant,
d’une portion considérable du public, au dela du détroit, sur les événe-
ments qui se passent en France, sur la conduite des deux peuples dans la
grand duel ot ils sont engagés et celle des principaux personnages dans
chaque pays. L’auteur, quia dd écrire au cours méme des événements et
qui les.connait d’aprés les journaux, se montre, en général, tras-sympa-
thique pour nous et trés-hostile envers les Prussiens, dort il dénonee.l'hy-
1 L’Espion prussien, roman par Y. Valmont, traduit de l'anglais par M. Dubrisay.
4 vol. in-12 — Librairie Germer-Bailliére
REVUE CRITIQUE 179
pociite bigeterie, l'esprit de rapine et le complet défaut d'honneur. « Le
droit dune ambulance est, dit-il quelque part, de traverser les lignes
ennemies ; mais.la Prusse, en toute occasion, oubliait 4 un tel point les ré-
gles.de I'honneur et de l’humanité, que rien n’était sacré 4 ses yeux, que
Tien n’était a:l'abri de ses caprices brutaux. » Ailleurs, il l’appelle « une
nation cruelle, rapace et fonciérement perfide. » ‘Ajoutons que s'il a plaint
vivement la France, il n’en désespére point, et que son dernier chapitre
a poor titre : la France régénérée, France regenerate.
Mais si les sympathies du romancier sont pour notre pays,'les hommes
qui en usurpérent le gouvernement au 4 septembre n’ont que peu de part
4 son adiniration. Il parle froidement de tous et trés-dédaigneusement de
guelques-uns : « Trochu est un excellent homme ; Jules Favre, en dehors
deson talent d’orateur,a.une réelle capacité et de nobles sentiments. Le Fié
et Fourichon sont, je.crois, des hommes honnétes et capables. Il en est de
méme de Picard. Je ne:sais rien sur Ferry ni sur Pelletan: ils sont peu
conaus. Quant AM. Jules Simon, le ministre de linstruction publique et
desicultes, il.ne croit A.aueune religion. Le ministre de la justice est un
vieux juif dans la force du terme. Des deux Arago et de Glais-Bizoin, je
n’ai rien A dire: on sail ce qu’ils valent depuis 1848. » Cela est dur,
nonobstant les.adoucissements de la traduction, faite évidemment par une
plume indulgente.
‘Donc, si 2 Espion prussien ne brille pas par l'imagination, au moins se
dislingue-t-il par un grand sens politique. Pour nous, il y a compen-
sation.
‘Vv
‘Une bonne partie des livres qui paraissent avec le millésime te 1872
sont en réalité d’une date antérieure. La ‘remarqee est importante a faire
pour quelques-uns dont, ‘autrement, le titre et le sujet pourraient causer
quelque étonnement pour le moins. C'est en particulier le cas pour le vo-
lume de ‘commentaires que M. ‘Méziéres vient de publier suriGeethe !. Si
l'on ne savait pas que l’ouvrage a été éerit et en'partie publié .avant.la
guerre, sans étre germanophage, on'pourrait trouver que ce n'est pas pré-
cisément, pour un Francais, le moment de chanter les louanges d'un Alle-
mand.'Plus ‘étrange encore paraltrait le fait de la part d'un-enfant de Metz,
qui hier encore racontait avec une-douleur:si patriotique la chute mysté-
reuse de la cifé ‘vierge ot il avu'le jour. L'auteur I'a senti tout le -pre-
Mier; aussi s’est-il -haté de déclarer que-son livre « était écrit ‘tout -entier
avant la guerre » et que, du reste, -c-en étudiant Goethe, en essayant dele
faire mieux connaitre parmi nous, il ne-s’est pas proposé de travailler.a la
gloire de son‘pays. » Nous n'en doutons:pas, quant & nous, bien qu'il nous
senible difficile de faire éclater la gloire d'un homme sans qu'il en rejail-
‘ (ethe, lee QEuvres expliquées par la.vie. 1 vol..in-8*. Didier, édit.
480 - REVUE CRITIQUE.
lisse quelque chose sur sa patrie. M. Méziéres n’a donc pas pu se figurer
que |'Allemagne ne gagnerait rien 4 la publication de sor travail sur Geethe.
Mettons qu'elle ne doive éprouver qu'un sentiment intime de satisfaction a
voir, au lendemain de la paix qu'elle a si chérement vendue 4 la France, un
Francais consacrer cing cents pages 4 célébrer le génie d’un de ses en-
fants, et qu’elle n’ira pas dire dans tous ses Journaux que nous avouons sa
supériorité intellectuelle aussi bien que sa supériorité militaire : était-ce a
nous 4 lui procurer avec tant d’empressement ce plaisir? Cette exégése des
ceuvres de Goethe était écrite et méme en partie connue. Soit. Mais, pourra-
t-on demander, y avait-il urgence 4 la mettre au jour? Toute gestation,
méme ence genre, serait-elle donc pénible? Nous ne savons; mais, au.sur-
plus, nous ne parlons ici qu’au point de vue d’autrui : ces considérations
d'opportunité sont étrangéres a la critique, qui ne regarde qu’a la valeur
intrinséque de }’ceuvre. Or, 4 cet égard, nous n'avons rien 4 apprendre aux
lecteurs du Correspondant ; ils ont lu ici en grande partie le nouvel ouvrage
de M. Méziéres; ils se rappellent a quel point de vue neuf et piquant il s’est_
placé pour apprécier l’auteur de Werther, de Faust, d’Egmont, de Wilhelm
Meister ; du poéte le plus personnel qu'il y ait eu jamais, nous voulons dire
qui ait mis le plus de sa vie dans ses ceuvres, qui a le moins créé, dans
le sens propre du mot, et qui s'est le plus idéalisé. Sous des noms di-
vers et dans des actions différentes, c’est — pour emprunter un mot du
Misanthrope — toujours lui qui se sert : son individualité superbe, sa vie,
ses idées, ses sentiments, ses aventures, voila ot il a puisé pour tout ce
qu'il a écrit. D’imagination, dans le sens qu’on donne généralement a ce
terme, il n’en a pas ou ne s’en sert point; it est 4 lui-méme tout un monde
et ne va pas chercher au dehors. Sa personne est le microcosme des an-
ciens philosophes. Voir ’humanité en lui-méme, |’y contempler, |’y élever
par la pensée 4 sa plus haute puissance, I'y transfigurer, si nous osons ainsi
dire, tel fut le travail de toute sa vie, selon M. Méziéres.
C'est & ce point de vue que l’habile professeur étudie, dans leurs rap-
ports, la biographie et les ceuvres du poéte allemand, essayant de délermi-
ner la part qui revient, dans ces productions, d'un cété aux faits, de l’autre
4 l'idée : labeur quelque peu germanique, mais auquel M. Méziéres a su
donner toutes les qualités de l’esprit frangais. Son livre a de l’érudition
sans pédantisme, de la profondeur sans obscurité, et, quoique d’une éten-
due notable, se lit avec agrément jusqu’au bout. Nos lecteurs le savent, du
reste, car, sauf les trois derniers, Ja plupart des chapitres ont été donnés
ici. Ges trois derniers ne sont pas les moins curieux, celui surtout quia
pour objet le rédle de Gethe dans la Révolution frangaise.
La Révolution, cette éruption de l’esprit nouveau, n’était pas absolument
imprévue pour le poéte. Le premier fait qui lui révéla l’imminence du
danger que courait la vieille société frangaise, dit M. Méziéres, fut la
scandaleuse affuire du « Collier. » On sait, en effet, que Goethe y a pris le
sujet d'un de ses drames, sinon des plus beaux, au moins des plus étran-
REVUE CRITIQUE. 181
gement incidentés, le Grand Cophte; mais ce qu'on ne sait pas autant,
c'est qu'il figura dans l’expédition du duc de Brunswick contre la France,
quil en prévit de bonne heure l’insuccés, qu'il assista au siége et a la ca-
pitulation de Mayence, qu'il vit les idées Jacobines se faire jour en Alle-
magne, et qu'il essaya de les combattre par le ridicule dans deux comédies,
fort médiocres d'ailleurs, autant qu’on peut en juger par l'analyse, mais
qui ont leur prix au point de vue de |’histoire et de la biographie, comme
expression des dispositions du poéte envers la Révolution. «Son repos en
était inquiété, dit M. Méziércs. ll y avait d'ailleurs, au fond des tendances
nvolutionnaires, quelque chose qui choquait son expérience, une logique
en désaccord avec les principes politiques auxquels le conduisait l'étude
du monde. I} croyait non-seulement 4 l’utilité, mais 4 la nécessité d'alléger
les souffrances des classes populaires. Toutefois il ne croyait pas que cette
amélioration put se faire par elles-mémes. Tout en Jes aimant plus et en
les connaissant mieux que beaucoup de démocrates, il se défiait de leur
capacité politique, de leur aptitude 4 résoudrc, par la force de leur intel-
ligence, par les constitutions qu’elles se donncraicnt, le probléme de leur
propre bien-étre. C’étaient la ses deux objections contre la Révolution
francaise. » Ce n’est pas aujourd hui que la derniére au moins paraitra mal
fondée, et quand on pésera ces graves considérations, on s'expliquera qu'il
ait pu mépriser et hair les révolutionnaires sans condamner la Révolution
et sans cesser, alors comme plus tard, d’aimer la France. Gethe, en effet,
bien différent en cela des Allemands d’aujourd’hui, quoique sévére a cer-
tains moments pour nous, nous rendit toujours justice et nous resta tou-
jours sympathique. Ce serait 14 une excuse pour l’ouvrage que publie
aujourd’hui sur luiM. Méziéres, si un livre curieux et bien écrit avait jamais
besoin d’excuse en France. |
VI
Nous avons parlé ici, H ya quelques mois, avec l’intérét que le sujet
excite naturellement, d’une brochure de M. l’abbé Delarc, sur les facultés
de théologie. A cette brochure, M. l'abbé Blampignon vient de répondre
par une autre‘, que notre impartialité et notre égale sympathie pour les
deux auteurs nous font un devoir de signaler aussi avec empressement
la brochure de M. Delarc était intitulée: [’ Enseignement supérieur de la
theologie en France*, et avait pour objet de [démontrer que les facultés de
théologie, eréées dans l'Université au sortir de la Révolution, ne répondent
plus— si elles y ont répondu jamais — aux besoins du haut enseignement
religieux, et qu'une réforme y est aujourd'hui nécessaire. La thése était géné-
rale, La réponse lest moins, nous devons le dire; M. Blampignonsemble pas-
ser condamnation, en effet, sur les facultés de province, et nes attacher qua
‘ Les facullés de théologie de France. In-8, — Librairie Douniol.
* Librairie Le Cleére.
482 REVUE CRITIQUE.
la défense de celle de Paris. Sa tache, ainsi réduite, était facile, 4 certams
égards. En effet, depuis bien des années déja, notamment depuis qu'elle a
passé sous la direction de Mgr l’évéque de Sura, la Faculté de théelogie de:
Paris. est sortie de la torpeur ou nous l'avons vue autrefois. Son personnel est:
jeune, savant, plein de zéle; ses cours solides’ et pour la plupart éclatants.
comptent autant d’auditeurs‘au moins, et des auditeurs aussi assidus, que:
ceux des autres facultés qu’abrite le vieux toit de-la Sorbonne; M. Blampi-
gnon a. raison de dire que l'enseignement religieux est représenté dans-cette
docte enceinte aussi honorablement au moins que tous les‘autres. On pour-.
rait‘senlement demander s'il l’ést’ aussi complétement et: aussi: largement:
que le réclame le développement actuel des études; s'il a autant'de chaires
qu’il en faudrait et qu’en compte la science religieuse dans-d’autres pays;
enfin si l’auditoire presque exclusivement: laique auquel:il a habituelle-
ment a faire, n’est pas un obstacle 4 ce relévement' que M. Delarc appellede
ses voeux. Que, organisée comme elle !’est, et avec le personnel distingué dont
elle se glorifie 4 bon droit, la Faculté de théologie de Paris fasse un grend:
bien « ala science religicuse, aux lettres chrétiennes, & la défense-de ls
vérité, et qu'elle serve & la haute instruction dé la jeunesse ecolésiastique:
et laique, » comme le soutient M. Blampignon, rien de plus vrai-;: mais.
que. ce bien, elle le fasse dans les proportions ot il! pourrait.et devrait
étre fait, c'est ce dont’ on peut douter. D'ailleurs, nous l’avons déja ‘fait: re-.
marquer, M. Blampignon ne plaide que pour Paris: Or, sans vouloir nous
joindre aux critiques de M. Delarc, nous ‘devons rappeler qu’elles portaient
aussi sur les facultés de province, dont la défense est ici trés-incompléte:
II y a sans doule également beaucoup 4 dire aussi en leur faveur, du
moins 4 en juger par ce que M. l’abbé Blampignon nous a appris de celle-de
Paris. Nous serons donc heureux le jour ow i! voudra bien prendre en maim
leur cause et combler la lacune que présente sur ce point sa réponse.
P. Dovwaire.
Les. explications, les, accusations, les apologies vont Téur: train dans le
monde politique. On en appelfe en méme temps: aux triliunaux et'au pu-
blic. M. de Freycinet réimprime son livre avec réponses 4 ceuxsdes:généraux
qui se sont défendus contre ses attaques. De son cété, M.. Jules Eavre
continue sa:défense, dont le-deuxiéme: volume parait aujourd’hui a [a 1i-
brairie Rion. Ce. volume renferme le récit des événements du 31 octobre
1870 au 18 janvier 1871. Les titres des principaux chapitres sont :Batailles
de Champigny, Bataille du Bourget, Conférence: de Londres, Bataille: de
Buzenvalj Insurrection du: 22 janvier 1874, Armistice. « La simple exposé
de cas événements;, dit l'auteur, nest. pas seulement un.bommage rendu a
la vérité, il.est.un titre d’hanneun national,,un élément d’espoir et de ré-
généralion. Ces trois derniers mois, pend&nt lesquels Paris s’est roidi contre
e destin, ont montré tout ce qu'il y avait-en lin de flerté civique: et d’olt-.
stination dévouée. »
On pourra apprécier autrement que lui ces événements ; mais on ne le
fera pas sans le lire.
QUINZAINE. POLITIQUE
9 avril 1879:
Puisque: voila nos députés, revenus, en province, et que nous
avons (rouvé l’ocoasion -honns.pour les; suivre, essayons de dire en
peu de:mots ce qué nous y.voyons,, ce: qu’ils vont y trouyer,. et, si
tant detémérité nous est, permise, ce gu’jis peuvent,en rapporter..
Et d'abord: existert-i] encare; non pas. cartes des. pravincas, mais
une province? Celte: vaste nagion, .détarminée géographiquement par
leformule:: Toute la Franee moins Paris, a-t-elle vraiment gardé
un esprit, un langage, des habitudes, une politique 4 elle? Cela ne
nous;a jamais semblé doutaux. Pance: que notre temps;a vu. mettre
en.envwre:les plus puissants instruments. d’unification matérielle et
morale que le monde ait connus depuis le:sabre deMahomet,, on s'est
trophaté de. orier que l'unité était. faite et le-jour:du grand. nivelle-
ment venu, En attendant. que les barnié¢res.entre les nations spient
abolies, les. barriéres de Paris. sont debout, et. niont pgs. cessé de
marquer une ligne de séparation. dans. le mama peuple.
ll ym toujours des faits essentiellement parisiens, tels que: Je
df actobre et le 18 mars; ily en a d’autres essentiallament provin-
qaux, talsique le 8 féyrier. On pourrait, méme tirer de ces. exemples
cate ooncliasion,. que: Paris.livné. a lui-méme. arrive fatalement a la
Commune, et que la provinee sdparée. de Paris revient naturallement
ala monarchie. A moins que Dieu n’ait juné d’en finir.avec la France,
oa.ne-reverra.plus la-capitale hermétiquement bloqpée par. l’étran-
ger wictorieux, el. les: départements abandannés. pendant.cing, mois
aux. dévastations de, la. guerre. ef. &. administration des jacobins.
Mais,dans tous.les.souvenirs restera:ce cantraste, qu.au lendemain
de Varmistice Paris, , enfin réouvert,,enyoyait & Bordeaux, sous pré-
tmtade représentation, tout un état-major d'insurrection socialiste,
tandis que la presque unanimité des départements allaient,chercher
pour leurs. élus.les-noma les plus honorés et les plus significatifs des
partis, monarchiques..
Nous ne nions pas que la situation ne se spit. modifiée depuis, et
qué la. reprise deg.relations. entre toutes, les parties de la France
184 QUINZAINE POLITIQUE.
nait rétabli 4 peu prés comme autrefois l’empire de la capitale sur
le pays. Il serait malaisé de décider si Paris veut toujours la répu-
blique avant tout, la république, comme son conseil municipal, avec
trois nominations pour le populaire M. Mottu ; mais il est visible que
la province n’adhére plus aussi résoltiment aux hommes et aux doc-
trines du parli de l'ordre. A quoi tient ce résullat? D'abord a la force
invincible de la tradition, qui a consacré depuis le dix-huitiéme sié-
cle la suprématie de Paris ; puis, il faut le dire, 4 la politique inten-
tionnellement équivoque de M. Thiers. Si le mouvement du 8 février,
qui a élé assez fort pour créer une majorite, edt été asse2 habile
pour créer un gouvernement, l’aspect général du pays serait tout
autre, et la pente de l’abime eut été en partie remontée. Ou en serait
Paris? nous l’ignorons; mais, a coup str, il n’aurait pas vu pire que
ses deux mois de Commune. Ou en seraient les conservateurs? Il est
certain que, se voyant soutenus, organisés, commandeés, ils auraient
depuis longtemps conclu, soit 4 la monarchie unie, suivant l'heu-
reuse expression de M. Thiers, soit 4 la république bourgeoise et
libérale si princes et partis ne savaient décidément pas se mettre
d’accord.
Entre Paris et la province, |’écart d’opinion tient surtout a la dif-
férence des milieux ou | opinion se fail. Est-il besoin de rappeler que
tous les foyers d’activilé politique et de production intellectuelle
sont d'un cété? Chambres, gouvernement, ambassades, académies,
barreau, grandes compagnies industrielles, la Bourse, les théatres,
le journalisme, tout est réuni dans un rayon de quelques kilomé-
tres, et de chacune de ces fournaises s’échappe un courant de mine-
rai en fusion qui contribue 4 former l’opinion de Paris. En province,
rien de pareil. La province n’a et ne peut avoir ni Ja vue des hom-
mes, ni la primeur des nouvelles, ni le dernier mot des choses, ni la
possibilité de rien changer au spectacle dans lequel sa destinée se joue
et qu'elle est condamnée a ne connattre que par compte rendu. Il ne
Jui reste en propre que le sens commun, I'impitoyable et vulgaire
sens commun. C’est beaucoup, sans doute, mais ce n’est pas assez, en
France du moins, pour imposer ou propager une opinion. Aussi, tan-
dis que Paris fait de la polilique d'imagination ou de sentiment pour
le genre humain, la province fait de la politique pratique et locale.
Loin de juger un gouvernement par sonnom ou par son programme,
elle le juge par ses fruits, je veux dire par l'administration. Com-
hien de Parisiens, depuis vingt ans surtout, ne sont pas bien sirs
de pouvoir dire les noms des ministres en faveur! Dans les départe-
ments, au contraire, le nom et l’attitude du préfet sont le commen-
cement et la fin de toute politique. Que de commissions de perma-
nence on verra s user, avant que la loi du 10 aodt 1874 sur les con-
QUINZAINE POLITIQUE. 485
seils généraux soit parvenue 4 rendre la province aux provinciaux!
On me dira que la presse, instrument principal de la domination
de Paris, a de nombreux et sérieux organes hors de Paris. Cela est
vrai, mais cela ne fait pas qu’il existe, dans le vraisens du mot, une
presse absolument provinciale. Tout en rendant aux journaux de
province ‘hommage que meéritent leur courage et leurs services, il
nous sera permis de dire que la plupart d’entre eux ne sont que des
agences parisiennes établies dans nos chefs-lieux. Rédacleurs, cor-
respondances, nouvelles diverses, littérature, annonces elles-mémes,
tout vient de Paris, fout est fait en vue de Paris. La presse radicale
tout entiére est taillée sur ce patron, — ce qui est bien naturel, —
mais aussi un trop grand nombre de journaux conservateurs. On
n ose pas, on ne suit pas étre de sa province, de sa ville, de son opi-
nion, de son genre, sui generis. Il y a peu d’années, un industriel po-
litique avait pris 4 forlait la confection.de plusieurs centaines de
journaux de départements, et le méme cliché parti chaque soir d’une
imprimerie parisienne revenait des quatre coins du lterritoire sous
forme de feuilles locales. |
De cet élat de choses imputable, on le devine, 4 nos mceurs admi-
nistratives, il résulte naturellement que |’influence de la presse des
départements semble n’exister que pour corroborer celle de la
presse de Paris. Elle n'en est le plus souvent qu'une réédilion en
petit format et a prix réduits. En oulre, chaque journal a son pu-
blic, qui rarement se méle avec le public du voisin. Les feuilles
radicales ont les cafés, les cercles, les meneurs, clientéle ouverte et
retenlissante qui se multiplie par elle-méme les jours de vole. Les
feuilles religieuses ont les presbytéres el quelques maisons principa-
les dans chaque bourg. Ainsi les deux propagandes — en admettant
qu’il y en aif deux! — nerisquent pas de se rencontrer, et de méme
que la province agit peu sur ses journaux, de méme ses journaux
n’agissent que superficiellement sur elle. On se tromperait donc ab-
solument en la jugeant sur le ton de ses écrivains ou sur le résultat
de ses élections. Nimium ne crede colori ! Il y a, d'une part, une mino-
rité endiablée qui, 4 l’instar des pélerins de la Mecque, va semant
partout sa fiévre et son fanatisme, et, de l'autre, une masse inerte
qui ne veut méme plus se déranger pour aller au scrutin. Ah!
comme elle marcherait et de quel élan, si lc gouvernement daignait
emboiter le pas devant elle! Habituée 4 suivre, elle est incapable de
tracer sa voie et de s’'avancer a travers les obstacles. Qu’on lui mon-
treun but, un grand but simple et national, — l’ordre 4 rétablir
comme en 1848, la paix 4 négocier comme en 1871, — et on la re-
verra debout, énergique, irrésistible. Mais les excitations des partis
ne suffisent plus a la mettre en branle. A tort ou 4 raison, elle se
méfie de tout changement a faire, mais elle accepte les changements
486 QUINZAINE POLITIQUE.
tout faits. La veille, rien ne: paraft possible ; le lendemain, tout: est
consacré et’ légilime. Si le suffrage universe! désorganisé-comtinue a
décider de nos destinées, il faut nous résigner de-plus en plus.& la
domination légale des minorités violentes. Singulier aboutissant de
la révolation, que cette aristocratie d’en bas substituée par notre-lais~
ser-fdire 4 Varistocratie d’én haut que nous avons.détruite !
Comment oublier ]’exemple:st récent: de-18547? Il nous:souviert
que, # cette époque, un grand nombre de départements, etmoéamment
ceux du Midi, n’étaient pas moins empestés: qu'aujourd'hui de dé-
magogie et de socialisme. Journaux; dépulés, consels locaux, asso~
ciations secrétes, tout'le: monde-jurait dé’ sefaire 'tuer pour.la:répu-
blique. Le coup d'Etateut eu, de déplorables désordres; grossis- par
les rapports intéressés des autorilés, étlatérent’ sur. quelques -peints
et'furent'immédiatement réprimés. Puis; quand vint le jour dé la ré-
sistance légale, quand, le 20 déeembre, il fallut voler sur le: gmet-a-
pens du.2 décembre, le guet-apens obtint l& presque unaminité des
suffrages! Dans un ctief‘lieu bien comnu peur la tiédeur jacobine de sa
population, nous ne nous trouvames qu’une poignée « d'incosngibles »
pour donner au peuple l’exemple du: vote:nox a bulletin déployé.
Telle est encore la: province:: agitée 4 la.surface, imparturbable
au fond; méfiante des partis; confrante dans:le peuvoir; déerdée a
prendre l’ordre de toutes mains; et'plas volontiers comvaincue: du
droit de la force que dela force-:du droit: Pour:le moment, elle veut
avoir un gouvernement. Provisoire ou rion; il lui on faut un, etitoute
enfreprise pour le renverser serait vue de mauvais. ctl. Ge-gouver-
nement, c’est M. Thiers et l’Assemblée ne ‘faisant:qu’un. Le:premier
reste pour elle, et en dépit deses fautes, homme du 8 février. Ii faut
bon gré.mal gré qu’il sauve la-Franee, par la trés-simple-raison que
la France a besoin d’étre sauvée: Powr un petit. nombre, c'est le
Washington d’une république parlementaire pessible 4: condition
d’en exclure le parti républicain ; pour beaucoup, c'est le Monk
d’une royauté d’expédients qui apparaitra le jour of « l’essai loyal.»
aura pris fin. On publie ses torts; on-excuse:ses faiblesses, on admire
son patriotisme. Lui vivant, on sait que le pouvoir. n’ira pas en d’au-
tres mains, et cela pour deux:raisons : la premiére.c’est qu'il tient
fortement a le garder, la seconde'c’est que la:'Chambre ne saurvil a
qui le. donner. Lui disparu, on n’y voit'plus, on n'y. veut plus. voir,
et l’opinion publique dirait volontiers comme le: héros. de tragédie.:
Seigneur, trop de prudenee entraine trop de soin,
Je ne sais pas prévoir les malheurs de si loin !
Quant a l'Assemblée, le pays ne parait nullement s’associer 4 ses
détracteurs. II sait biem que derriére leurs déclamations se cache
une mesure radicale et justement redoulée,. la dissalution. Avent
QUINZAINE POLITIQUE. 4187
tout, on ne- veut pas d’élections générales ni de renouvelloment par-
tiel, tant que nos trois: milliards.ne seront pas payés et que ‘les. Prus~
siens seronti encore en France: C’est une question:de digmité; d’apai+
sement, jedirai presque de traitement. peur nofre' pauvre: pays, en-
core si maladé-et'si'exposé: Niest-ce pas assez dian 4 septembre? Un
nouveau changement de front.en présence :de'l*ennemi ne: pourrait:
dtreque le signai de nouveaux et irréparables:désastres. Depuis un
an, la. province-a vu chaque parti —les:amis de-M. Thiers.en téte
— {mre effort:peur sortir:du pacte'de Bordeaux, puis y' rentren en:
désordte comme une: garnisen repoussée-dans jz place. Cette épreuve.
quatrea cing fois renouvelée lui suffit: Bile:n’en a retiré: que des
crises; et, d'ou qu’elles viennent;, les'crises lui sont odieuses. Toute
menace-contre le statu: quo lui semble dirigée contre son repos.
Qu‘om le sache sur tous les banes de l’'Assemblée, et qu'on se- garde:
bien.de fournir prétexte- aux. jacobinset.aux socialistes de la gauche
ne se déguiser, ne serail-ce que pour‘uneséance, en défénseurs de:
‘ordre! | :
S'il nous fallait donner’ la:formult pratique: de: cette. disposition.
trés-géhérale des esprits, nous dirtons' que: le'pays demande qu'on.
régle: ses finances; qu'on’ réorganise' ses forces. militaires, qu’on.
epure l'administration, qu’on. éleigne les Allemands;.qu’on fasse-
tréve auxinterminables quereiles: politiques, en: un mot qu’on s’oo=
cupe'desee ffaires.en attendant le'jour. de's‘ocenper: de : ses: desti-.
nées,
II
Deux faits importants de: la quinzaine-viennent'x propos; comme:
pour servir de‘contre-épreuve %-cette: rapide esquisse da véritable:
esprit'ds'la province. Personne ne prétendta’ que-le-proeés intenté:
par le général Trochu #-M; Vita, écrivain bonapartiste, n’ait/pas:re-.
tenti plus loin que la cour d’assises de la-‘Seine: Seulement; comme
hors de Paris le général n’a pas d‘ennemis systématiques, comme les:
gnefs particuliers des: Parisiens sont ici chose mal connue:ou mal
dablie, il s’ensuit’ que la province a' vu la cause en’ elle-méine, et
peut en: parler sans haine et sans crainte, en témoimn: plus:encore:
quien juge: C'est’ ainsi: que le procés a tout d'abord recu son vrai:
nom :-il s’appelle, partout ailleurs quiau Palais, le procés dé l’em:-
pire contre ancien’ gouverneur de Paris. A ce titre, 11-échappe’ au:
jury:pour revenir de dtoit'a l’opinion publique:
En-voyant en: effet! aecourir dans l’aréne judiciaire MM. Rouher;
Piétr?, Palikao, Busson-Billault, Chevreau, tout le: conseil des der-
niers mimstres de l’empire, qui pourreit' croire qu'il ne s'agit que:
d'un simple débat entre un fonctionnaire et un journaliste? On sait-
190 QUINZAINE POLITIQUE.
Etats-Unis; quand on a écrit.la prophétique. brochure de 1867 sur la
désorganisation: et l’infériorité de nos forces militaires ; .quand.on .a
-refusé l'argent de l'empereur qui -aimait tant.4 payer les dettes.de
ses créatures, et. plus tard.l'argent de .1’Ktat, on doit:se sentir bien
-fort centre les courtisans d.un: régime a,jamais.condamné.
Pour neus, le procés était. 14. I] nous plait.de voir que le Times,
:toujeurs si favovable a.l'exilé de Chislehurst.et jusqu’a présent.tras-
-hostile 4 l’awcien gouveraeur de Paris,.en.ait jugé comme nous.
.« Les bonapartistes, a+tril:écrit, voulaient.rendre le général Trochu
digne.de:mépris, et.c’est. sur leurs,propres tétes qu’ils ont.altiré le
mépris..» Malgré les cris de triomphe de. leurs journaux, .telle est
la vérilable. et.derniére. impression de, opinion, publique.. empire,
quien est .réduit 4:3e contenter de victoires.de.cour d'assises et qui
a.pris depuis.quelque temps M. .Lachaud pour ministre de la pa-
role, a droit.de compterile.procés qu'il vient de faire au,général
Trochu comme une. nouvelle.partie perdue..C’est tout profit pour le
pays et aussi pour.le général.en gui nousavons toujours‘su honorer
un coeur. fier. et un cacactére a l’épreuve de. ladversité.
HI
A peine.avons-nous.eu: le temps, en fermant.notre derniernuméro,
de mentionner le vote.de.l’ Assembiée:sur les pélitiaons romaines.et.de
livrer au‘jugement:deanos lecteurs un violent article de l' Univers dé-
noncant 4. indignation: des: catholiques'les.catholiques de la majorité
et. tout particulmrement teur-illustre chef, Mgr Vévéque d'Orléans.
Naturellement, cé¢t artiele.a été suivi de beaucoyp.d’autres. Nous ‘ne
songerions pas plus 4 nous en:plaindre qu’a-nous en étonner, si.nous
‘n’avions pas a-signaler ua :aouveau decument, grave .celui-la, .et
digne de toute déférence, puisqu’il porte.la signatare d'un. évéque.
On devine que nous -voulons, parler de la-lettre par laquelle Mgr Ma-
bile insiste fortement sur le blame contre nos amis, et, dans un pa-
ragraphe que nous nous reprecherions de reproduire, de peur qu’on
ne le compreane comme.nous l’'avons compris, prend personnelle-
ment.4 partie son illustre confrére dans l’épiscopat et son hate da
moment, Mgr Dupanloup.
Une telle intervention ne pouvait passer inapercue. Quatorze .des
représentants.catholiques mis en cause ont repoussé les imputations
de l’évéque de Versailles.: .« Nous .n-acceptons , pas, :monseignemr,
les reproches de faiblesse,.de défaillance, d’abandon général de hk
cause du saint-pére que.vous adressez a l’Assemblée nationale. Avant
d’aceuser des hommes qui-n’ont jamais eessé de doaner au pays. des
preuvesde leur patniotisme, 4.1 Kglise des (moignages de leurfideliteé ;
avantde les aceuser, disonsrnous,.i] edtété dquitable peut-dtredetenir
QUINZAINE: POLITIQUE. 194
compte des circonstances, del’ étataetuel des choses, des désastres qui
ontaccablé la France, des cruelles nécessités de l'heure présente. »
Et comme, enire.les Chambres de.l'empire et .]’Assemblée.ac-
tuelle, le prélat correspondant de .l’Univers .n’a pas hésité .& .mar-
quersa préférence pour les premiéres, les:députés attaqués .n'hé-
sitent pas:non plus &.rappeler. que, :sous Lempire, ils ont:su.rester
debout et défendre -tes-droits.du satat-siége, .non sans «.déplorer
certaines ‘complaisances, sincéres, assurément, :mais fatales, car
elles encaurageaient .l’audace.des maitres absolus de la France et
devaient nous meneriaux.suprémes.calastrophes. »
« Et-maintenant,.qjontentrils, —placés que nous.sommes dans les
conditions les plus douloureuses ou .puissent étre des catholiques
qui sont en méme temps :des.Frangais, vous nous demandez d’agir
comme si rien de neureau n était survenu.en. France et en Europe,
de pasler et de ‘voter comme si une ,politique funeste n’avait, pas
alliré les. Peémontais.ia. Rome. ét.les Allemands chez nous! »
Jl faut louer ce Ger langage; il faut féliciter .hautement nos
amis:de la Chambre davoir.su .maintenir.avec un tact .si politique
et un bon sens ‘si courageux.la vraie. signification de leur vote et
lindépendanee :inviolable ‘de ‘leur mandat. Pour qui n’a .pas lu
leur letire, il suffirait de lire la liste .de leurs noms. .Les , plus dif-
ficiles trouverent que cette liste répond quatocze fois.pour une.aux
insinuations: et. aux. ingultes qu’on -ne leur.anénage pas depuis. quel-
ques jours et qu’ils'sent en droit de mépriser*.
Que demandait-on, que pouvait-on demander au vote du.22.mars?
Pas autre chose, -hélas! que de -confirmer le vote du 22 juillet;
pas autre chose .que d’exprimer .les.sympathies de. la .Krance ,pour
les malkeuns de Pie IX,.sa foi constante dans .les droits impres-
criptibles: du :saint-siége, et enfin la:douloureuse impuissance ov
de cruels. événements nous.ont.momentanément .réduits. Eh bien,
la:séanee du .22 mars a:t-elle contredit la séance du .22 juillet?
Loin de la, ét grace aux énergiques et) précises déclarations.delévéque
d'Orléans, on peut affirmer qu’elle l’a dépassée. Est-ce.a dire qu'elle
a fait beaucoup? non, .certes; mais elle a fait tout ce qui se pouvait
faire, et pas un homme sensé n’a le droit d’en exiger davantage.
Nous n’avions pas besoin de la lettre si décisive de Vhonorable
‘ Duc d’Audiffret-Pasquier, député de l'Orne. — A. de Rességuier, député du
Gers. — Marquis de Montlaur, député de l’Allier. — A. Thailhand, ‘léputé de
rArdéche. — V. Audren de Kerdrel, député du Morbihan. — De Tréveneuc, député
des Cétes-du-Nord. — De Dampierre, député des Landes. — D’Abbadie de Barrault,
député du Gers. — A. de Laborderie, député d'Ille~et-Vilaine. — De Salvandy, dé-
pute de I'Eure. — Vicomte de Meaux, député de la Loire. — Louis de Saint-Pierre,
député de la Manche. — Vicomte Arthur de Cumont, deputé de Maine-et-Loire. —
Narquis de la Rochethulon, député de la Vienne. .
492 QUINZAINE POLITIQUE.
M. d’Abbadie de Barrault pour savoir que I’'Italie, excitée par la pré-
sence du prince Frédéric-Charles, et voyant pour le moment notre
puissance anéantie, songe a se faire restituer Nice et la Savoie. Sup-
posez que nous nous fussions passé la trés-vive satisfaction de flétrir
la profonde coquinerie de la politique italienne 4 Rome, et que le ca-
binet de Victor-Emmanuel ait saisi cette occasion de nous répondre
par un outrage public et la rupture; qu’eussions-nous fait? sur qui
eit pesé la responsabilité? et qu’y pourrait gagner la cause du pape?
Le seul moyen, suivant nous, de ne pas envoyer un ambassadeur
au Quirinal, voulez-vous le savoir? c’ett été de n’en envoyer nulle
part.Qui, nous aurions compris qu’au lendemain de ses désastres, la
France si misérablement abandonnée par |’Europe dans la derniére
guerre eit pris 4 son tour son isolement au sérieux et edt déclaré
aux puissances que, jusqu’a sa compléte régénération intérieure, elle
était décidée 4 faire l’6conomie de ses représentants diplomatiques
et 4 laisser 4 de simples consuls le soin de veiller 4 la sauvegarde de
ses intéréts commerciaux. Pour juger de ce que nous pouvons alten-
dre des autres, il faut voir ce quenous pouvons leur offrir. Pour étre
écouté dans la société des peuples, il faut étre capable de se faire
craindre. Les fanfares de triomphe de |’empereur d’Allemagne ont
sonné par le monde Vhallali de notre grandeur. C’est la Russie qui
déchire le traité de Paris et reléve !imprenable Sébastopol ; c’est l’Italie
qui nousjelte au nez les morceaux de la convention du 15 septembre
et quis’allie avec la Prusse pour menacer Nice et la Savoie ; c'est I’ An-
gleterre, la Belgique, toutes les nalions auxquelles nous étions liés par
des trailés de commerce qui refusent avec Ja plus insigne mauvaise
volonté de venir en aide & nolre détresse. Ah! mieux vaut cent fois
rester chez nous que d’aller officiellement chercher de tels affronts!
Ayons une forle armée, un fort systéme d’instruction populaire et
chrétienne, de bonnes finances, un gouvernement séricusement
voulu par le pays, et les puissances qui nous dédaignent aujourd’hui
viendrunt au devant de notre alliance; et nous aurons bientét une
diplomatie digne de la France!
Léorotp DE GAILLARD.
L'un des Gérants : GUARLES DOUNIOL.
Panis, -- UMP. siuoN RAGON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1,
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE
Li Cuapsiig Sarst-Hracintue, souvenirs des
catéchismes de la Madeleine, recueillis
par un ancien éléve de Mgr l’évéque
d'Orléans.. — 2 vol. in-12, librairie
Douniol.
Les catéchismes de Ja Madeleine ont eu,
il y a vingt-cing a trente ans, une répu-
lation dont le souvenir subsiste encore. Ils
la devaient au zéle et au talent d’un groupe
de jeunes prétres, & la téte desquels se
trouvait M. ’abbé Dupanloup, aujourd’hui
evéque d'Orléans, et ot: déja se faisaient
remarquer MW. l’abbé Petetot, maintenant
Supérieur de l’Oratoire, M. Legrand, curé
de Saint-Germain-l’Auxerrois, M. de Borie
et M de Moligny, que la morta récemment
enlevis au clergé de Paris. Les instruc-
lions que donnaient ces catéchistes d’élite
élaient recucillies avec un empressement
intelligent par les nombreux éléves des
deus sexes qui les suivaient avec assiduité.
Bon nombre de péres et de méres de fa-
mille gardent encore ces rédactions hono-
rees du cachet d'or, et s’eu servent pour
lears enfants. Il y avail mieux 4 faire en-
cote, c’était de les livrer au public. Ainsi
Yont pensé deux des éléves de la Chapelle
Saint-Hyacinthe, un frére et une sceeur, dont
les cahiers avaient toujours eu les meil-
leures notes. Ce sont ces caliiers, soigneu-
sement collationnés avec d'autres, que pu-
ble aujourd’hui l’éditeur Douniol. Nous
nen dirons qu’un mot, c’est quiils justi-
lent bien la renommeée des catéchismes de
la Chapelle Saint-Hyacinthe, et que, en
conséquence, ils peuvent étre une grande
Tessource pour les parents, ainsi que pour
les jeunes prétres chargés de l’enseigne-
nent religieux des enfants.
10 Avan 1872.
Histoire p’on ovuvaren. — UL’Internationale
et la guerre de 1870-1871, par M. DES-
DOUITS, agrégé de l'Université. —
In-18, librairie Albanel.
Que d’ouvriers honnétes, pacifiques et
laborieux se laissent engager dans des gré-
ves insensées, et entrainer 4 des émeutes
coupables, faute de savoir répondre parde
sages raisons, aux suggestions perfides
ou aux provocations déclamatoires de leurs’
camarades! Tel n’est pas celui dont.
M. Desdouits raconte ici Vhistoire. Pierre
Pacolet n’est point un orateur d’atelier,
mais c’est un garcon intelligent et sens¢,
qui ne se paye point de belles paroles, ct
4 qui son honnéteté native et sa droite
raison inspirent des répliques qui démon-
tent souvent les ineneurs. Nous le trou-
vons 4 l’atelier au milieu des premiéres
intrigues de l’Internationale, ou il n’a
garde de se laisser prendre; nous le sui-
vons 4 l’armée, ou il fait, en qualité de
moblol, ta malheureuse campagne de
1870-1874, mais sans accuser ses chefs ct
crier 4 la trahison, comme les poltrons et
les sots auxquels il est mélé, et nous le
quittons 4 la paix avec un bras de moins,
mais la croix de la Légion d’honneur sur la
poitrine, et 4 ses cdtés une belle jeune
femme, la fille du contre-maitre auquel il
succéde dans la direction des travaux, ot
nous l’avons vu d’abord. Ses actes, ses ré-
flexions, ses propos, constituent un ensei-
gnement en action, trés-animé, trés-pi-
quant, et on ne saurait mieux approprié
aux besoins actuels des hommes de la
classe ouvriére. Aussi son histoire a-t-elle,
selon nous, sa place marquée d’avance
dans, toutes les bibliothéques populaires.
15
194 . BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.
Les Hanwoxies pE wa PRidre, par DAR-
GELN. — 4 vol. in-8°, librairie Dou-
niol.
Ce livre est arrivé 4 sa troisiéme édi-
tion. Au milieu de nos malheurs, c’est
chose consolante de voir réimprimer un
ouvrage si propre 4 pnourrir le sentiment
chrétien dans les ceeurs. L’Ame, dans la-
quelle il y a accord entre la science, la
morale et Jes préceptes divins, trouvera, 4
chaque page des Harmonies de la priére,
un rayon vivant de la vérité qui conduit
*homme aux marches du tabernacle sacré,
en placant sur ses lévres la rosée de la
paix, dans son coeur les saints trésors de
la foi, de ’espérance et de la charité.
De L’EpUCATION CHRETIENNE DES EXFANTS, par
M. Vabbé Veantoutes. — 4 vol. in-42, li-
brairie Enault et Mas, rue Cassette, 25.
Méme aprés les nombreux ouvrages pu-
bliés sur ce sujet, celui de M. l'abbé Ver-
niolles se lira avec intérét et avec fruit. I
a un objet spécial, en effet. Ce n’est pas de
Yéducation publique, mais de l'éducation
domestique qu'il s’occupe; ce n’est pas au
maitre qu’il s'adresse, mais au pére et a
la mére, & la mére surtout; enfin, c’est
moins 4 Ja formation de l’esprit qu’a celle
du cceur que se rapportent ses conseils. Ces
conseils sont d’un homme qui connait bien
les enfants. Eclairer les parents sur eux-
mémes, sur leurs faiblesses, leurs défauts,
leur légéreté, l’ignorance de leurs devoirs
et les funestes suites qui peuvent en résul-
ter, est le premier soin de M. l’abbé Ver-
niolles ; l’étude du caractére des enfants
n’est que le second. Son livre pourrait donc
aussi bien s'appeler I'Education des pa-
rents que l’'Education des enfants. La est
son originalité. Quand nous aurons ajouté
que cet ouvrage est écrit d’un style simple
et gracieux, et qu’il respire un touchant
attrait pour l’enfance, nos lecteurs com-
prendront l’importance que nous mettons
4 le leur signaler.
Pour les articles non signés: A. LEROUX.
Une deuxiéme édition des Fragments politiques, par le comte
de Chambrun, député a l’Assemblée nationale, vient de paraitre:
L'ouvrage, revu avec soin et augmenté de plusieurs chapitres, rece-
vra du public l’accueil que lui assure sa haute valeur morale, intel-
lectuelle et littéraire. |
Un fort volume, prix : 8 fr., chez MM. Garnier fréres, libraires-
éditeurs.
BERCHE ET TRALIN, EDITEURS, 82, RUE BONAPARTE, A PARIS
EN VENTE
HISTOIRE
TROIS DERNIERS PRINCES DE LA MAISON DE CONDE
PRINCE DE ComNDL — DUC DE BOURBON — DUC D'ENGHIEN
D'APRES LES CORRESPONDANCES ORIGINALES ET INEDITES DE CES PRINCES
Par M. J. CRETINEAU-JOLY
Deux magnifiques vol. in-8, avec portraits et autographes, — Franco. . . 10 fr.
Le méme ouvrage sans portraits, 2 vol. in-8.— Franco... 8 fr.
LES
TRAVAUX DES ALLEMANDS
AUTOUR DE PARIS
Mémoire sur la défense de Paris, par M. E. Viollet-le-Duc. 1 vol. grand in-8 avec
atlas, chez la veuve Morel. — Histoire critique du siége de Paris, par un oflicier
de marine. 1 volume in-18, chez Dentu. — Combats et batailles du siége de
Paris, par M. L. Jezierski. 1 volume in-18, chez Garnier.
Le moment n’est point encore venu d’écrire l'histoire lamentable
de nos désastres. Le 148 septembre 1870, la France ayant été en
quelque sorte violemment séparée en deux parties distinctes et iso-
lées, ignorant chacune le sort de l’autre, ou, ce qui est pis, ne com-
muniquant entre elles qu’au moyen de dépéches ow la vérité était
trop souvent dénaturée, les uns ne connaissent entiérement que les
malheurs de la province, les autres que ceux de Paris. Depuis que
cette séparation a cessé, nous nous semmes, il est vrai, efforcés de
nous instruire, en recueillant avec avidité et amertume, ceux-ci les
impressions des malheureux habitants de la province, ceux-la les
récits des non moins malheureux assiégés de Paris; mais tout était
tellement accablant et invraisemblable que, maintenant encore, nous
nous résignons difficilement 4 croire. Et pourtant il le faut. Nos
malheurs sont au dela de toute vraisemblance. Notre nation a dé-
passé toutes les autres en inforlane, comme jadis en grandeur et en
gloire. Tous les maux se sont appesantis sur nous, et si coupable, si
inconsidérée et légére qu’ait été la France, non, mille fois non, elle
ne méritait pas d’étre ainsi livrée par son souverain, conduile par
ses chefs, frappée par ses ennemis, abandonnée par l'Europe. Jus-
M. sia, t, wy (Lxxxvil* DE La coLLect.), 2° uv, 25 Avaw 1872. 14
202 LES TRAVAUX DES ALLEMANDS
qu’aux derniers jours, nous avons espéré, les uns confiants en la
province, les autres comptant sur Paris, et, lorsque nous avons été
de nouveau réunis, nos désastres se sont doublés ; aux coups frappés
au coeur est venu se joindre le spectacle des coups dont étaient
meurtris les membres, et, a peu prés partout, presque de tous cétés,
il a fallu s’avouer que des fautes, que des crimes semblables nous
avaient conduits 4 de semblables défaites.
Toutefois, la vérité n’est pas encore complete, éclatante. Quelques
points restent obscurs. En outre, les passions sont toujours trop surex-
citées et les coeurs trop aigris. Le calme nécessaire 4 Vhistorien est loin
d’étre obtenu. Le sera-t-il de longtemps? sera-t-il jamais possible
d’apprécier d’un ceil paisible, de raconter de sang-froid de telles
choses, et de se montrer apaisé et impartial, ayant été si compléte-
ment écrasé par un ennemi barbare et impitoyable ?
_, Outre les difficultés dont nous venons de parler, difficultés
qui existeront toujours, tout au moins pour la génération ac-
tuelle, les ouvrages déji publiés sur les opérations militaires
concernant le siége de Paris ne sauraient étre complets ni défini-
tifs, puisque, depuis leur publication, bien des documents impor-
tants ont vu le jour, et que plusieurs autres sont encore at-
tendus sur cette période. Ainsi, l Histoire critique du siége de Paris
par un officier de marine a été écrite avant le discours dans lequel,
pendant deux séances de l’Assemblée nationale, le général Trochu a
essayé de défendre ses actes. I] est certain que l’auteur s'est privé
de la sorte d'un élément essentiel de discussion. La question du
Bourget, pour ne citer qu’un autre exemple, est fort imparfaitement
élucidée. Le 28 octobre, aprés que cette position eut été enlevée par
surprise, deux partis étaient 4 prendre: s’efforcer de conserver ce
village, et, pour cela, y envoyer l’artillerie et les troupes nécessaires,
ou bien, si lon considérait ce point comme se trouvant en dehors du
cercle de nos opérations, l’abandonner tout 4 -fait. On sait, hélas!
qu’on ne I’a ni abandonné, ni fortement occupé, et un triste autant
que glorieux anniversaire rappelait, il y a quelques mois, les con-
séquences de cette détestable tactique. Or l’examen des responsabi-
litég qui incombent en cette affaire, soit au général Trochu, soit au
général de Bellemare, est encore impossible. Il est juste néanmoins
de reconnaitre l’habituelle justesse des appréciations de l’auteur de
AUTOUR DE PARIS. 203
cette histoire critique et l’ulilité de la plupart des renseignements
que renferme son livre.
M. LL. Jezierski a réuni, sous le nom de Combats et batailles, les ar-
ticles qu’il avait publiés au jour le jour dans [Opinion nationale. Ces
récits, écrits sur les lieux mémes et au milieu des événements, en
reproduisent la physionomie, et sont pour les opérations extérieures
ce qu’est pour l’intérieur de Paris |’excellent ouvrage de M. Francis
Wey: Chronique du siége de Paris. La lecture de ces deux livres est
d’un charme trés-grand, en ce que, nous ramenant en arriére, elle
nous fait revivre dans ces jours animés, remplis, agités, ou au moins
nous avions encore l’espérance. M. Jezierski, qui a cessé d’étre Polo-
nais et est devenu Francais au moment ot: nous rivalisions d’infor-
tune avec son ancienne patrie, partage toutes les douleurs de sa pa-
trie nouvelle, et montre, en plus d’une page, qu’il souffre de ses
maux en véritable et vieux Francais. Il décrit d’une facon saisissante
et vive; on ne saurait douter qu’il a vu lui-méme ce qu'il raconte ;
mais il ne peut s’agir ici que des impressions d’un témoin, et non
du récit d’un historien, ce & quoi du reste n’a nullement prétendu
auteur.
L’entreprise de M. Viollet-le-Duc était plus réalisable. Il s’occupe,
dans son Mémoire de la défense, des travaux des Francais, et surtout
des Allemands, autour de Paris. C’est 1a un point particulier que
Von est 4 méme d’apprécier définitivement aujourd’hui. Nous pou-
vonsdonc en parler ; froidement, nous ne nous y engageons certes pas:
nous ne tiendrions pas notre promesse ; mais du moins nous effor-
cerons-nous d’imiter la tranquille impartialité avec laquelle l’'auteur
est parvenu & examiner, en vrai critique et en homme du métier,
ce quia élé un des instruments de notre perte.
lly a plusieurs introductions 4 cet ouvrage, et, avant de pénétrer
dans le coeur méme du sujet, auteur, M. Viollet-le-Duc, qui est
pourtant un habile architecte, nous fait traverser plus d’un vesti-
bule. C'est d’abord un long dialogue, dans lequel d’excellentes choses
sont dites par deux interlocuteurs imaginaires. Cette forme bien usée,
et alaquelle on a depuis longtemps renoncé, offre 4 l’écrivain qui ]’em-
ploie ’avantage de nel’obligera répondre qu’aux questions qui lui con-
vieanent, puisque c’est lui seul qui présente les objections et les
réfute. Mais ce qui est un avantage pour l’auteur devient bien vite
un ennui pour le lecteur, qui voudrait bien, lui aussi, entrer dans la
conversation et interroger & sa guise. L’attrait n’existe point, parce
quiln’y.a pas d’imprévu, et qu'il n’est rien de plus facile que de
répondre & une question que l'on se fait adresser 4 soi-méme. On
désirerait voir telle ou telle direction imprimée & I’entretien, et les
points sur lesquels les interlocuteurs imaginaires cherchent a s’in-
204 LES TRAVAUX DES ALLEWANDS
struire, ne sont pas tonjours ceux que le lecteur souhaiterait d’ap-
profondir. Que d’esprit et tour 4 tour que de grace et de mouvement
ne faut-il pas a l’auteur dramatique pour faire subir le dialogue!
Ici il était au moins inutile. Un court préambule aurait suffi et
eat été plus conforme a la valeur et a la nature de l'ouvrage lui-
méme.
A ce dialogue, monotone dans la forme, mais judicieux dans le
fond, succéde, sous le nom d'exposé, une introduction dans laquelle
sont résumées les opérations militaires des assiégés de Paris. Cet ex-
posé est clair, substantiel et net. C'est encore une introduction, car
il n’est point, tant s’en faut, assez complet pour étre l'histoire de la
défense de Paris, et Pauteur l’a évidemment considéré comme un
second préambule pour son livre. M. Viollet-le-Duc y démontre sans
peine que, si, avant l'investissement, nous avions occupé les posi-
tions toutes indiquées par la nature du sol, en avant des forts, telles
que les plateaux d’Avron et de Chatillon, Montretout, Saint-Cucufa
et plusieurs autres, nous mettions l’armée prussienne dans l’impossi-
bilité de tenter le siége de Paris et de l’investir d’une maniére effi-
cace. M. Viollet-le-Duc revient méme trop souvent sur cetle crilique,
qu’il répéte coup sur coup et jusqu’a huit reprises. Il eat peut-étre
été plus équitable de ne pas autant insister, car c’est la un des re-
proches dont le gouvernement de la défense peut le plus aisément se
justifier. Le 16 septembre, les troupes dont il disposait n’étaient pas
en nombre suffisant, et n’avaient pas atteint ce degré de cohésion et
‘de discipline qui aurait permis d’occuper ct de conserver, sur une
étendue considérable, des positions excellentes sans doute, mais que,
pour ce motif, les Prussiens, ayant un grand intérét & les prendre,
auraient attaquées avec la plus persévérante énergie. Ce qui s'est
passé 4 Chatillon, le lundi 19 septembre, en est une preuve. La di-
rection supérieure de l'armée de Paris a encouru assez de légitimes
et de terribles reproches, pour qu’on doive s ‘appesantir sur une cri-
tique qui n’a peut-étre pas beaucoup de fondement, ou du moins a
laquelle une réponse satisfaisante est possible. Il est incontestable
qu’a une distance de six mille 4 dix mille métres, Paris est entouré
de plateaux dont quelques-uns, ceux du Nord et du Sud, sont beau-
coup plus élevés que les forts. ll est également certain que Voccupa-
tion de ces plateaux, surtout de ceux qui s’étendent de Clamart a Ja
Celle-Saint-Cloud, aurait permis de dominer la grande route de
Choisy a Versailles, et rendu impossible le séjour des Prussiens dans
cette derniére ville. Mais il est 4 peu prés aussi indubilable, sachons
le reconnaitre, que |’état de l’armée de Paris, sans que l'on puisse
@ ce moment en rendre responsable le gouvernement de la défense,
ne permettait pas, dans les quelques jours qui ont précédé l’inyestis-
AUTOUR DE PARIS. 205
sement, de s’élablir d’une maniére solide et durable sur ces nom-
breuses et vastes positions.
Signalons aussi, dans cet exposé préliminaire, en général fort
exact, deux erreurs sur des points particuliers. « L’ennemi, dit
M. Viollet-le-Duc 4 propos de la bataille de Buzenval, qui s’attendait a
étre atlaqué le 18 janvier, la veille, ne paraissait pas avoir beaucoup
de troupes au commencement de I'action. » Les Prussiens ne s’atten-
daient nullement a étre attaqués le 18 janvier. Ils y comptaient d'au-
tant moins qu’a ce jour avait été fixé et a eu lieu le couronnement
du nouvel empereur d’Allemagne. Le vrai est que, pour la premiére
fois, attaque faite 4 Buzenval et 4 Montretout, le 19 janvier, a réelle-
ment surpris les Prussiens. Jusque-la, grace moins encore 4 leur
systeme d’espionnage qu’é la légéreté et aux fautes du gouvernement,
les précédentes tentatives de sortie avaient été toutes connues de
lennemi, en général prévenu dés la veille par l’ordre solennellement
donné d’exercer aux portes une surveillance plus rigoureuse. Seule
Vattaque du 19 janvier a été une surprise, mais, hélas! une surprise
bien tardive qui, 4 ce moment, ne pouvait avoir aucun résultat, et
qui d’ailleurs a été conduite de telle maniére que, sans préjuger les
conséquences ultérieures, tout a été compromis dés le premier
jour.
Au sujet de celte méme bataille et d’un de ses épisodcs, M. Viollet-
le-Duc dit que, «si, par aventure, nous fussions parvenus 4 faire bréche
dans le second mur du parc de Buzenval et & y précipiter une co-
lonne d’attacue, il n’est pas douteux que cette colonne, engagée dans
le cirque de Saint-Cucufa, eat été vigoureusement accueillie par l’ar-
tillerie de campagne que les Prussiens avaient pu mettre en batterie
dans une position dominante, le long du mur nord du haras. » C’est
également notre avis, et l'inspection minutieuse des lieux, que nous
avons faite immédiatement aprés la capitulation, nous conduit aussi
a croire que le succés définitif élait, a cette dpoque et sur ce point, &
peu prés impossible. On avait trop laissé aux Prussiens le temps de
s‘établir et de se forlifier. Mais cette bréche dans ce fameux mur,
bréche que M. Viollet-le-Duc dit qu'on aurait pu faire « par aven-
ture, » n’était rien moins que difficile. Quelques coups de canon au-
raient suffi. Le murn’est ni fort épais, ni trés-solide.C’est en vain que
l'on objecte I’état des routes. Deux piéces de quatre, et méme deux
obusiers de montagne auraient permis de renverser quelques pierres
et de frayer ainsiun passage aux colonnes d’attaque. Sans doute, elles
auraient rencontré ensuite des obstacles presque infranchissables.
ais alors pourquoi avoir maintenu pendant six heures des troupes
résolues, mais fatalement impuissantes, devant un mur crénélé des
larges et nombreuses meurtriéres duquel s’échappait un feu inees-
206 LES TRAVAUX DES ALLEMANDS
sant et terrible, et qui protégeait entiérement les Prussiens, que nous
ne pouvions pas méme apercevoir? Renverser ce mur, ou du moins
y faire une bréche était possible. Pourquoi ne ]'a-t-on pas ordonné?
Sila certitude qu’une poursuite prolongée aurait été infructueuse a
empéché de donner cet ordre, pourquoi a-t-on attaqué? pourquoi
vouer 4 une mort certaine et inutile tant de braves qui n’ont pu se
défendre, ni inquiéter sérieusement l’ennemi? Et comment ne pas
rappeler ici, et sans atlendre le récit complet de ces désas{reuses
journées, que c’est la, devant ce mur, dans cette attaque héroique,
mais nécessairement destinée 4 échouer, qu’au milieu de tant d’au-
tres victimes plus obscures, mais non moins admirables dans leur
dévouement, sont tombés l’entreprenant Gustave Lambert, le géné-
reux Rochebrune, le noble Coriolis, et le grand peintre 4 jamais re-
grettable, Henri Regnault !
II
Méme aprés ce second préambule, M. Viollet-le-Duc n’entre pas
dans le cceur du sujet. I] reste encore sur le seuil et consacre un
chapitre spécial 4 une étude sur la discipline et l’enseignement.
Quoiqu’elle se rattache assez indirectement 4 son livre, la lecture de
cette étude souvent originale, et presque toujours judicieuse, ne
saurait étre regretiée. Sans doute l’auteur, gui connait l’insouciance
francaise, et dont un des procédés familiers est la répétition, re-
vient plus d’une fois dans la suite sur les idées qu'il exprime dans
ce(te partie de son ouvrage. Sans doute il edt suffi au lecteur réfléchi
de voir ces opinions fondues avec Ja description des travaux, ce qui
edt été plus logique et plus saisissant. Mais ce livre parait destiné
aux personnes non compétentes, autant qu’'aux hommes spéciaux,
et iln’est point superflu d’y rencontrer les mémes choses fréquem-
ment redites, et une question, d’une aussi grande importance, trai-
tée isolément, bien que ce chapitre constitue ainsi en réalité une
froisiéme introduction. .
M. Viollet-le-Duc combat avec raison cetle opinion, au moins
exagérée, selon laquelle la discipline d'une armée est incompatible
avec un état démocratique. ll est cerlain, en effet, que la discipline
rigoureuse des troupes allemandes ne tient pas principalement aux
traditions aristocratiques encore en honneur dans la Prusse. Les
troupes francaises du moyen age étaient moins remarquables par la
discipline que par leur brayoure et la foi qui les animait. A la fin de
la premiére république, ses généraux étaient parvenus a parfaite-
ACTOUR DE PARIS. 207
ment discipliner leurs soldats, et, de tout temps, les troupes de la
république helvétique se sont distinguées par la plus exacte disci-
pline. Non, ce n’est pas l'état démocratique qui est incompatible avec
Ja discipline, mais ce sont les concessions déplorables auxquelles
accédent les gouvernements démocratiques quand ils sont faibles
et qu'ils aspirent & une mauvaise popularité. Une république peut
avoir de fortes armées, mais elle ne les conserve pas longtemps vi-
goureuses et disciplinées lorsque, par exemple, le systéme électif
y est introduit. a
La discipline doit avoir pour bases |’éducation et instruction. Le
subordonné le mieux et le plus instruit est aussi celui qui appréciera
Je mieux la supériorité de son chef. La soumission aveugle et méca-
nique est du fétichisme. L’ignorance nest pas une condition d’obéis-
sance, tant s’en faut. Nous venonsde le voir hélas | 4 peu prés partout.
L’ignorance est presque toujours accompagnée de la méfiance et elle
conduit infailliblement les soldats vaincus a croire a la trahison de leurs
chefs. Instruits et capables, ils auraient reconnu les causes réelles de
nos défaites. Absolument ignorants pour la plupart, par conséquent
méfiants, ils les ont attribuées 4 la trahison et se sont maintenus avec
d’autant plus d’opiniatreté dans cette opinion qu'elle flatlait leur
amour-propre. Le respect pour l’ordre hiérarchique, non point le seul
qui existe, mais celui que nous estimons le plus souhaitable, est ce
Tespect éclairé et réfléchi qui a pour fondements la connaissance etla
certitude des mérites et de la valeur intellectuelle des supérieurs.
Ce n’est pas, 8 Dieu ne plaise, que nous désirions, voir former des
soldats disposés 4 discuter un ordre regu. ll est incontestable que,
dans l’armée, un ordre quel qu'il soit, doit étre exécuté. Mais l’in-
struction n’assurera-t-elle pas la compréhension juste de l’ordre
donné, et son exécution plus intelligente?
M. Viollet-le-Duc fait remarquer que « les troupes allemandes,
sans porter atteinte & la discipline la plus rigoureuse, savent, dans la
maniére d’exécuter les ordres, apporter une suite de réflexions per-
sonnelles qui ajoute une valeur considérable 4 leurs moyens d’at-
taque et de défense. Il est méme intéressant, ajoute l’auteur, d’ob-
server combien, dans ces armées, il y a une large part faite &
Vinitiative de chacun, parce que les chefs savent qu’ils ont affaire &
des hommes qui les comprennent et ont I’habitude de peser mure-
ment les conséquences de leurs actes. Ainsi, pour ne citer qu’un
exemple & l’appui de cette observation, toutes leurs batteries sont
iracées sur des profils variés en raison de la nature du sol et dé
lobjectif. Il n’y a pas évidemment dans ces armées des guidés ou
aide-mémoire auxquels les officiers, artilleurs et sapeurs du génie
sont obligés par les réglements militaires de se so“ mettre. Les offi-
208 LES TRAVAUX DES ALLEMANDS
ciers tracent leurs ouvrages en raison des dispositions du terrain,
des périls 4 éviter, des chances de surprise et d’attaque, des facilités
ou difficultés en cas de retraite. Au lieu de posséder comme chez
nous une régle que nous prétendons résulter de l’expérience, la régle,
pour eux, est d’observer, de se rendre compte de l’objet, des moyens
les plus simples pour obtenir un résultat dans telles conditions et
en profitant de tout ce que donnent les dispositions et les ressources
locales. Tandis que notre organisation militaire, qui n’a pas su main-
tenir la discipline dans les corps armés, leur inspire certaines régles
classiques, rarement applicables, mais qui paralysent l'initiative de
chacun, et arrétent tout effort intellectuel, dans l’armée prussienne
la discipline est absolue, mais l’observation, appuyée sur l'intelli-
gence des choses, permet de laisser 4 chacun, dans les moyens d’exé-
cution, une liberté compléte. Chez nous, un officier sans initiative,
peu instruit, insouciant, mais qui sait, sans en rien retrancher et
sans y rien ajouter, la régle admise, le type officiel, ne saurait étre
blamé si l’insuccés résulte de son opération ; tandis que l'on de-
mande uniquement 4 l’officier prussien de faire ce que la circon-
stance exige, et qu’on s’en prend a lui si un échec est la conséquence
d'une imprévision ou d'une négligence. La discipliné intervient alors
pour lui infliger une peine trés-dure; elle s’est bornée & lui imposer
d’abord de faire pour le mieux, c’est & lui de savoir ce qu’est ce
mieux. D’aprés nos réglements militaires, dont hélas! nous étions si
fiers, tout est supposé, prévu, et un officier du génie qui ne tracerait
pas une batterie d’aprés le type admis, son ouvrage eut-il parfaite-
ment satisfait aux exigenees, mieux méme que s’il se fit conformé a
ce type, peut étre blamé sévérement. Telle est la différence profonde
qui existe entre la maniére de comprendre la discipline en Prusse
et chez nous. »
On le voit, instruction la plus développée est non-seulement
compatible avec l’obéissance, mais elle la rend intelligente, efficace
et utile. Loin de compromettre la discipline, elle la fortifiera en en
faisant apprécier l’importance 4 tous les degrés de l’ordre hiérar-
chique. Qui peut nier en effet que l'armée allemande, en méme
temps que trés-disciplinée, ne soit beaucoup plus instruite que la
ndtre? Tandis que M. Viollet-le-Duc montre un officier d’état-major
lui désignant Nanterre, le jour de la bataille de Buzenval, et lui de-
mandant le nom de ce village, tandis que bien peu d’officiers géné-
raux ont employé les quelques semaines qui ont précédé |’investis-
sement a étudier, autour de Paris, les positions les plus utiles 4 la
défense, tandis qu’un trés-petit nombre de nos officiers connaissaient
la langue allemande, les officiers ennemis (on l’a dit cent fois déja,
mais on ne saurait trop le rappeler, car tout s‘oublie vite en France)
AUTOUR DE PARIS 208
avaient, pour la plupart, de la langue et de la géographie de notre
pays une connaissance 4 peu prés compléte. Il n’est pas un soldat
allemand qui ne sache lire, compter, ou tout au moins comprendre,
sinon dresser une carte. Un officier supérieur, prenant possession
d'une ville, savait o¥ se trouvaient la préfecture, la mairie, les bu-
reaux de poste, les usines principales. Rien n était ignoré de ce dont
la connaissance pouvait contribuer non-seulement au succés de |’en-
treprise, mais encore au bien-¢tre et a la sécurité de l'armée. « Aux
avant-postes ennemis, dit M. Viollet-le-Duc, nous n’avons jamais
apercu un feu. Les troupes changeaient-elles de position, aucun
bruit, aucune rumeur ne signalait un mouvement. Cantonnées, elles.
sont réveillées par un avertissement des sous-officiers allant frapper
de porte en porte. La nuit, pendant une marche, les commandements
sont transmis 4 voix basse, ou au moyen de quelques signes. Des
corps tout entiers quittent une ville avant le jour, sans éveiller un
habitant. L’artillerie etles munitions, soigneusement cachées dans des
cours, ne sont jamais vues stationner sur les places publiques. Une
heure aprés l'entrée d’une division dans une ville, les services admi-
nistratifs sont organisés, le télégraphe fonctionne réguliérement,
les hommes sont logés, les réquisitions faites. Tout cela se fait vile,
réguliérement, sans désordre, sans bruit. Aux avant-postes, les Alle-
mands savent se garder avec le plus grand soin, nous en avons eu
maintes fois la preuve. » M. Viollet-le-Duc, est moins exact quand il
ajoute : « Jamais de fausses alertes ; vous pouvez, élant en recon-
haissance, vous approcher jusques 4 quelques métres de leurs
grand'gardes; s’ils ne croient pas 4 une attaque, ils vous laissent
passer, ne tirent que rarement, se cachent derriére quelque obstacle
et allendent. » Ce dernier trait, complément naturel du portrait qui
précéde, manque de vérité. Commme il semble concorder avec le ca-
ractére froid et positif des Prussiens, il est vraisemblable, mais sans
étre vrai. Non-seulement, en effet, leurs grand'gardes tiraient sur
nos reconnaissances, méme Jorsqu ‘ils ne croyaient pas a une altaque,
Mais encore ne cessaient de le faire sur les factionnaires les plus
inoffensifs et les moins menacants. Nos grand’gardes de la pres-
quile d’Adanville, qui étaient séparés de l’ennemi par le coursétroit
de la Marne, lui servaient constamment de point de mire. A Ville-
monble, ot la ligne du chemin de fer de Strasbourg était la sépara-
lion entre les avant-postes francais et les avant-postes allemands,
hous avons vu tuer plusieurs mobiles en faction. Or ces sentinelles
isolées ne constituaient assurément pas une reconnaissance, el en-
core moins-ne menacaient pas d'une attaque.
Ce n’est pas a dire, hdtons-nous de l’ajouter, qu’en examinant les
causes de la rigoureuse discipline des armées allemandes, et en l'at-
210 LES TRAVAUX DES ALLEMANDS
tribuant en grande partie 4 leur instruction, M. Viollet-le-Duc soit
partial 4 leur endroit. Ii sait également voir leurs défauts, leurs ri-
dicules, leurs lacunes. Il prémunit contre le grand danger qu’il y
aurait 4 étouffer notre génie gaulois pour rivaliser avec le germain.
« Aprés 1815, dit M. Viollet-le-Duc, |’anglomanie s'est emparée des
esprits en France, car, avec cette facullé d’assimilation que nous
possédons et que César constatait déja, lorsque nous sommes battus
par un voisin plus habile ou plus fort, nous nous empressons d’imi-
ter ses fagons d’étre. »
Je ne crois pas que, cette fois, le danger soit & redouter. C’est
en admirant que l’on est porté et que l’on apprend a ressembler.
Or i} y a entre les deux peuples de trop profondes dissemblances.
*Nommer les défauts de l'un, c'est en méme temps indiquer les
qualités correspondantes de l'autre. En outre, les qualités des
Allemands sont comme recouvertes d'une teinte de ridicule qui
refroidit l’admiration et qui déconcerte le désir d'imiter. C'est
ainsi que le savoir, méme chez les plus bienveillants d’entre eux, est
toujours accompagné de pédantisme, que la circonspection la plus
naturelle a constamment chez eux les apparences d’un calcul inté-
ressé, et que leur politesse semble affectée et étre le vétement trans-
parent de I’hypocrisie. 7
il est fort délicat d’avoir 4 parler d’un ennemi victorieux. Plus il
a été implacable, plus on ale droit d’étre aigri et on perd celui de
porter un jugement. Mais n’est-ce pas bien longtemps avant nos dé-
sastres que le duc Victor de Broglie qualifiait les Prussiens de Van-
dales qui ont passé par I’ Ecole polytechnique? N’est-ce pas un Allemand,
Henri Heine, qui montre ses compatriotes nés bétes et que Uinstruc-
tion a rendus méchants? Les deux jugements sont vrais, quoique pa-
raissant présenter quelques contradictions. L’un signale une cruauté
naturelle 4 laquelle s’ajoute une instruction solide. L’autre voit dans
cette cruauté la conséquence de leur instruction. Or la conduite des
Prussiens en France prouve tout au moins qu’ils ont trouvé, dans
leur vaste expérience des choses de la guerre, le moyen de satisfaire
une haine inexorable et barbare. Henri Heine, qui les connaissait
fort bien, a pu dire qu’ils sont nés bétes, et M. de Broglie, qu’ils
sont des Vandales. Celui-ci ajoute qu’ils ont passé par Ecole poly-
technique, et Heine que l’instruction les a rendus méchants. Il serait
peut-étre plus complétement exact de dire que l’instruction leur a
fourni les mvyens de se montrer plus méchants. Nest-il pas hors de
doute, en effet, qu’on peut ¢étre instruit sans étre éclairé, civilisé
sans étre humain, et avoir plus d’étendue dans|’esprit que d’élévation
dans les sentiments? Opiniatres au travail, tenaces et persévérants
dans la poursuite d’un but, froids et réfiéchis, les Allemands possé-
AUTOUR DE PARIS. » a14
dent de la maniére la plus complete la science militaire ; mais, tan-
dis que, chez nous, |’instruction, du reste beaucoup moins répandue,
n’a pas étouffé la générosité excessive qui nous caractérise, chez eux,
restés égoistes et exclusifs, méthodiques et réglés, elle a été acquise
et employée au service de leurs ressentiments ct de leurs rancunes.
Nous, au contraire, insouciants de nos propres intéréts autant que
préoccupés de ceux d’autrul, trop confiants en nous-mémes et trop
chevaleresques pour avoir de la défiance, promoteurs des idées gé-
nérales et aimant 4 intervenir sans cesse dans les destinées des autres
peuples, nous avons acquis de la sorte un patriotisme plus humain
que francais, tandis que le patriotisme de nos voisins, né il y a un
demi-siécle de l'excés de leurs malheurs, s'est maintenu étroit, mé-
fisnt, haineux, et n’a qu'un but, comme il n’a qu'une base, l'intérét
allemand.
Ce qu’il faut souhaiter 4 notre malheureuse nation, et envier a
hos ennemis, c’est la faculté, qu’ils ont au supréme degré, et qui
nous manque, de se souvenir et de hair. Pendant que, dans leurs
livres qui s’adressaient aux autres peuples autant qu’aux Alle-
mands, les savants d'outre-Rhin semblaient écrire pour ]'Enrope
tout entiére et développaient avec componction et complaisance les
maximes les plus douces du droit des gens, dans leurs cours des-
tinés uniquement & la jeunesse germanique, ces mémes savants
soulevaient leur jeune auditoire contre la France et nourrissaient
habilement une haine de race & race. La plume a la main, ils
osaient défendre la sainte cause de Phumanité, et soutenaient des
principes que, dans leurs chaires, ils excilaient leurs auditeurs a
. Violer. Aujourd’hui, ils doivent étre satisfaits de leur cuvre. Ils
ont employé un demi-siécle & préparer ce que nous venons de
voir : des paysans francais trainés par la force aux tranchées éta-
blies par les Allemands devant des villes francaises ; l’espionnage a
ce point glorifié, que les espions prussiens croyaient mourir en
héros ; nos francs-tireurs et nos gardes nationaux, pris les armes a
la main, fusillés sans pitié; la dévastation et le pillage réglementés
etorganisés par des officiers-marchands ; la commisération hypo-
crite et menteuse de leurs diplomates, le systéme des otages,
Vemploi régulier et méthodique du pétrole pour les incendies, le
bombardement, seul moyen, avec la famine, de prendre les villes,
les asiles de la science et les refuges des blessés impitoyablement
détruits, enfin, en plein dix-neuviéme siécle, la conquéte, par le
fer et le feu, de deux millions d’hommes. J] semblerait que ces.
gens-la doivent étre repus. Il n’en est rien. Méme vainqueurs, les
Prussiens ne pardonnent point. Ils haissent encore pour le mal
quils ont fait, et par rage de ne pouvoir plus en faire.
En France, au contraire, ot le ridicule atteint tout, en France
212 LES TRAVAUX DES ALLEMANDS
ou, 4 cété du mot patriotisme, on a inventé le mot chauvinisme, ovr
le gout des choses militaires s'appelle du militarisme, ov l’enthou-
siaste passe pour exalté et égaré, ou, pour un certain nombre, Je
tilre de citoyen frangais est remplacé par celui de citoyen du monde,
nous avons été jusqu’é ce jour incapables d’entretenir une aversion
prolongée, car nous sourions de toutes choses et nous manquons de
mémoire. Nos sentiments, soit de réprobation, soit d’enthousiasme,
éclatent soudainement, souvent d’une maniére irréfléchie, jamais
pour une longue durée. Chez nous, ce qui se prolonge devient
promptement fastidieux. Il faudra bien pourtant changer tout cela.
It y va de notre honneur; il y va de notre vie; tl y va du sort de
ces deux morceaux de nous-mémes qui nous ont été violemment
arrachés, qui sont cependant notre chair et dans lesquels coule le
plus pur de notre sang. Un de nos collaborateurs les plus distin-
gués‘ parlait naguére « des sentiments de haine vigoureuse en
possession desquels sont, & juste titre, le roi Guillaume et son pre-
mier ministre, et qui ne séteindront, pour chacun des Francais
- ayant actuellement l’dge de raison, qu’avec la vie. » Que nous tous,
qui avons vu ou appris ce que vous savez, que nous qui avons vécu
dans ces deux années & jamais néfastes, nous exécrions de tels
ennemis, comment en serait-il autrement? Mais ce n’est point
assez. Il faut, comme I’a dit un brillant écrivain ?, « faire rentrer
dans l’Ame de la France entiére cette haine urgente, vilale, essen-
tielle, qu’un des plus grands crimes de la Commune aura été
d’émousser et que !’on doit entretenir comme un feu sacré. » Ajou-
tons qu’on doit la transmettre aux générations qui grandissent, et,
de bonne heure, y habituer les plus jeunes en leur racontant nos
désastres, ou plutdt en les conduisant vers ces monceaux de ruines,
tels que Saint-Cloud et Garches, o ont passé des hordes de sau-
vages qui en ont fait un monument épouvantable de férocité et de
barbarie. Que les péres y ménent leurs fils; les mattres, leurs
éléves. Que ces lieux sinisires deviennent comme un pélerinage
sacré dans lequel les enfants, muris par ce spectacle, joindront
leurs plaintes aux malédiclions des vieillards.
Est-ce 4 dire que le pays doive étre poussé vers une de ces ten-
tatives de revanche immédiate qui seraient aujourd’hui de la dé-
mence? Non assurément. C'est une haine froide et patiente que
j'appelle de tous mes veeux et que je voudrais voir profondément
enracinée dans tous les cceurs. Grace & elle seule, nous nous instrui-
rons. Sous son influence puissante, nous nous reléverons, nous
serons unis, et plus tard, peut-¢tre nous vaincrons.
1M. Lamé-Fleury. Correspondant du 25 juillet 1871, p. 240.
* M. Paul de Saint-Victor.
AUTOUR DE PARIS. 213
Il
Nous n’avons plus le droit de reprocher 4 M. Viollet-le-Duc
d’étre longtemps resté hors de son sujet, ayant nous-méme erré
a sa suite. Laissons donc nos espérances d'avenir, quoiqu’elles seules
puissent nous faire supporter notre infortune, et revenons ensemble
au présent, si triste qu'il soit.
Dés larmistice signé, M. Viollet-le-Duc s’est empressé de faire
relever la plupart des travaux construits par les Allemands autour
de Paris et d’examiner lui-méme les plus importants. II l’a fait avec
d’autant plus de hate que, presque immédiatement aprés l’armis-
tice, les Allemands ont non-seulement désarmé le plus grand nom-
bre de leurs batteries, mais encore détruit ou dénaturé leurs
ouvrages. Ont-ils voulu ainsi qu'il fat impossible de surprendre
leur maniére de faire? Nous ne le pensons pas. Il est plus probable
quils ont tenu 4 empécher que I|’on remarquat l'infériorité, et, en
certains points, Vinsuffisance de ceux de leurs travaux de terrasse-
ments trop rapidement exécutés. Quoi qu'il en soit, et grace a l'ac-
tivité de M. Viollet-le-Duc et de ses collaborateurs, nous possédons,
dés aujourd'hui, des plans frangais dressés avec assez de soin et
qui donnent une notion suffisante du systéme employé par nos
ennemis. Ils publieront complétement les leurs‘, s’ils ne Vont déja
fait, et cette comparaison offrira beaucoup d’attrait et sera une cu-
rieuse source d'étude pour les hommes spéciaux. Nous recomman-
dons surtout de rapprocher leur plan des travaux de Chatillon des
deux plans que présente M. Viollet-le-Duc. Ces deux plans indiquent
4 peu prés la position des batteries, mais ne permelitent pas de juger
les détails, et surtout n’autorisent point a les critiquer adssi sévére-
ment que le fait l’auteur. Il attribue les défauts de construction des
batteries de Chatillon 4 la présence des Bavarois sur ce plateau.
Nous ferons d’abord observer que V’infériorité, qu'il altribue aux
Bavarois, n’est pas si réelle, car ils ont exécuté des travaux exces-
sivement remarquables par leur fini et les soins apportés aux plus
pelits détails, par exemple les installations des batteries de mor-
! {ls ont déja publié ce qui concerne Jes emplacements du cinquiéme corps, et
l'on peut apprécier les différences. Voy. Croquis vom fanften Armee-Corps tn der
Einschliessungslinie um Paris ; — Bensbeiter im Maasstabe 1/20,000, von Pirscher,
Hauptmann und zweiter Ingenieur-Officier vom fanften Armee-Corps. Versailles,
4871. — Berlin, Verlag, Landkarten-Handlung von J. H. Neumann, Jager-Strasse,
n* 25.
214 LES TRAVAUX DES ALLEMANDS
tiers de douze derriére le village de Bagneux. En outre, il nous
semble difficile d’admettre que |’état-major général prussien ait
abandonné complétement |’organisation et la construction de ces
batteries aux officiers d’un rang inférieur. Certainement, M. de
Moltke et ses officiers prussiens ont du surveiller de trés-prés les
travaux de cette partie de la ligne d’investissement, qui était incon-
testablement la plus intéressante et qui est devenue, 4 la fin du
siége, la plus importante. II serait peut-étre plus logique de penser
que le plus grand nombre de ces batteries ont élé établies avec
une grande célérité, lorsque l’armée ennemie s'est décidée au bom-
bardement, et de rappeler quelles ont été pendant longtemps le
point de mire de plusieurs de nos forts et d’une partie notable de
Yenceinte. Elles ont, par conséquent, plus souffert que les travaux
d’Orgemont ou du Haras; par suite, on a dd les réparer souvent,
vite, et, ce qui était presque inévifable, un peu grossiérement.
Enfin, linstallation d’un si grand nombre de piéces de canon dans
un espace si restreint, si découvert, et, pour ainsi dire, entouré de
nos feux (Issy, Vanves, Montrouge, les Hautes-Bruyéres), ce qui
ne se présentait en aucun autre endroit, cette installation, dis-je,
était évidemment plus difficile que celle des. autres batteries, et
c’est encore une cause trés-admissible de leur imperfection.
Si, en quelques points, nous sommes en-désaccord avec M. Viol-
let-le-Duc sur les travaux exéculés 4 Chatillon, on ne saurait lui
refuser des éloges en ce qui concerne la description des défenses
du plateau de la Bergerie, du Haras et de la Celle-Saint-Cloud. Cette
description est minutieuse, savante, et, en méme temps, d’une
suffisante clarté. Les cartes de Champigny, du Drancy et ses alen-
fours, des hauteurs d’Orgemont, de celles du Raincy et de la plaine
Saint-Denis sont également bien dressées, sauf loutefois-un point
que nous critiquerons tout 4 l'heure. Les développements qu’ac-
compagnenmt ces cartes sont présentés avec assez de méthode et
beaucoup de lucidité. L’auteur revient fréquemment sur les mémes
choses, mais presque toujours les présente avec intérét. « Dans les
armées allemandes, dit-il, les grand’gardes se postent sur deux
lignes. La ligne la plus rapprochée de l’ennemi a le soin de garnir
le terrain devant elle, pour peu qu'il s'y préte, de piquets appointés
posés en zigzag, sortant de terre de 0",20 & 07,25 et reliés par des
fils de fer, sur un front plus ou moins étendu, suivant l’impor-
tance du poste et la nature du terrain. Autant que faire se peut, la
deuxiéme ligne des grand’gardes qui sert de réserve ou de point
d’appui, en cas d’attaque, se poste dans une maison, derriére un
mur ou un pli de terrain, et est protégée par un ouvrage de terre,
une simple tranchée-abri ou un petil redan. Cinquante métres en-
AUTOUR DE PARIS. 215
viron séparent les deux lignes. Si cette seconde ligne se compose
d'une troupe assez considérable, en raison de l’importance du point
4 garder, elle se divise par groupes espacés, toujours abrités dans
des maisons, derriére des obstacles naturels ou artificiels. Les hom-
mes de cette seconde ligne peuvent faire des feux, deux par grou-
pes, mais modérés avec soin, et toujours cachés, de telle sorte
qu’on ne puisse en apercevoir, des avant-postes opposés, ni la lueur
ni la fumée. Les chemins de retraite sont partout indiqués avec un
son minutieux au moyen d’écriteaux ou de signes visibles la nuit.
Les postes, dans les bois, sont entourés de fils de fer fortement
roidis aux arbres, de telle sorte qu’un choc sur ces fils avertit les
senlinelles. Leurs barricades sont plutét des obstacles que des dé-
fenses, les bords des routes étant garnis de tranchées, ou les murs
qui existent étant crénelés, de maniére 4 prendre l’ennemi de
flanc. »
Partout, M. Viollet-le-Duc a trouvé Jes preuves de la plus con-
stante vigilance : souvent des mats le long desquels est mue une
pelite barique avec étoupe goudronnée donnant un feu la nuit,
partout des postes télégraphiques correspondant avec les quartiers
généraux des chefs de corps, et tous avee Versailles. La plupart des
ouvrages de circonvallation et de contrevallation étant battus par
nos forts furent fails la nuit, et les piéces d’artillerie y étaient
amenées 4 la tombée du jour. Il faut excepter, bien entendu, les
magnifiques travaux de la Bergerie et de Saint-Cucufa qui, étant
hors de portée, furent exécutés 4 l’aise, et Jentement rendus for-
midables.
M. Viollet-le-Duc fait remarquer que ce qui caractérise, en géné-
ral, les travaux des Allemands autour de Paris, c’est le talent avec
lequel ils ont su profiter du terrain et utiliser les moindres avan-
tages qu'il peut présenter pour la défense; c’est aussi le soin tout
particulier qu’ils ont eu de relier les travaux et de les faire se
protéger l’un l’autre par des ouvrages en retraite qui, non-seule-
ment permettaient de se retirer & l’abri, dans le cas d’une attaque
trop puissante, mais encore de revenir plus tard & la charge et de
reprendre l’offensive. « Leurs positions ne sont jamais en I'air,
dit M. Viollet-le-Duc; elles sont choisies, et entourées de telle
sorte qu’en admeltant que l'une d’elles tombe au pouvoir de l'en-
nemi, celui-ci aurait grand’peine & s’y maintenir et & ne pas s'y
voir enfermé.... Les ouvrages allemands sont dus 4 une connais-
stance trés-exacte des localités et & une observation trés-judicieuse
des ressources qu’elles fournissent, soit comme relief, soit comme
accidents naturels ou artificiels. Les Prussiens sont gens économes,
et l'on peut étre assuré que, dans leurs ouvrages, il n’y a pas un
216 LES TRAVAUX DES ALLEMANDS
métre de terre remué inutilement. Le moindre pli de terrain est
utilisé. Les murs, les fossés, les carriéres, les fondriéres, les sen-
tiers creux, les chaussées, sont autant d’obstacles artificiels dont
ils ont su. protiter avec une rare sagacité. Des précautions infinies
sont prises, non-seulement pour cacher les hommes, mais pour
dissimuler les ouvrages mémes & lassaillant. Aussi est-il arrivé
que, pendant deg actions qui duraient plusieurs heures, on n’aper-
cevait pas l’ennemi, bien qu’on recdt son feu. Forcé dans quelques
positions avancées, il battait en retraite sans qu’on le vit dis-
parattre. »
« Il n’y a gu’en France, dit trés-judicieusement M. Viollet-le-
Duc, ot I’on imagine que la bravoure ne peut s’allier & la prudence,
et ce préjugé nous a couté bien cher depuis Crecy. » Il ajoute
« que, jusqu’a ce jour, on n’a guére employé, dans l'armée fran-
caise, le corps du génie que pour la défense ou l’attaque des places,
ou pour fortifier quelques positions dont la conservation est d’une
extréme importance. En ligne, on ne l’employait pas, » et l’on
avait grand tort. La guerre actuelle prouvera d’une maniére déci-
sive, nous l’espérons, la nécessité impérieuse de se servir de la
pioche autant que du canon et du fusil. Mais, pour cela, il est in-
dispensable d’étudier et de connaitre 4 fond le terrain sur lequel
on doit opérer. Voila ot ont excellé les Allemands, qui avaient, de la
géographie, et méme de l'état géologique de notre pays, une con-
naissance bien autrement compléte que nous-mémes. Quelques-uns
de leurs travaux sont faits sans doute un peu grossi¢rement; ils
n’ont pas la régularité, le fini, la perfection des ndtres. On n’y
trouve aucune trace de ce goit que le Francais apporte, sans -
effort, et comme malgré lui, 4 tout ce qu'il fait. Mais, outre que ce
n'est pas dans le génie des Allemands, ils n’en avaient guére le
temps. Nous ne l’avons pas eu davantage, hélas! Entre la terrible
dépéche qui a annoncé Forbach et Reischoffen, et l'investissement,
quarante jours & peine se sont écoulés. Pourquoi donc avoir fait
élever 4 Montretout, 4 Brimborion et sur le plateau de Chatitton,
des redoutes d’une construction si parfaite, qu’elles semblaient des-
tinées 4 durer aussi longtemps que nos forts, mais en méme temps
si longue qu’on n'a pu les achever, ou du moins les relier 4-notre
systéme de défense, et qu’en définitive nous avons été contraints de
les abandonner? .
- La redoute des Hautes-Bruyéres, construite par les assiégés un
peu hativement, a pu, au contraire, étre achevée, et nous a rendu
de grands services. M. Viollet-le-Duc la décrit longuement et s’en
occupe beaucoup avec raison. La perspective et la coupe sont sul-
fisamment bien indiquées. Mais le plan aurait pu étre mieux soi-
AUTOUR DE PARIS. 247
gné. Il ressemble trop 4 un croquis. Gertaines lignes font défaut,
dans les rampes, par exemple. D’autres devraient étre pointillées,
etne le sont pas. Enfin, l'emploi des ombres et hachures n’est pas
d'un (rés-heureux effet. Il fallait adopter l'un ou l'autre systéme,
considérer les traits ou.comme indiquant les pentes, ou comme.
représentant les ombres, mais non pas les ombres et les pentes a
la fois, ce qui expose a des erreurs. Ainsi Ja contrescarpe de l’oiseau
ne devrait pas éire ombrée.
M. Viollet-le-Duc décrit avec beaucoup de détails plusieurs tra-
vaux exécutés par les assiégés, et, 4 ce propos, indique tes moyens
de perfectionner encore la construction des abris, poudriéres, etc.,
en employant presque exclusivement des piéces de bois. Ainsi, il
donne les formes 4 adopter pour les fermes, le nombre de celles-
ci, les bois qui les composent et enfin les modes d’assemblage. II
sest altaché & montrer que le travail de ces bois, tel qu’il le pro-
pose, est fort simple, qu’il peut sexécuter avec la scie et l’hermi-
nette. L’emploi qu'il fait du fil de fer ne nous parait pas trés-heu-
reux. En outre, la forme des fermes est un peu compliquée. Les
Allemands, qui ont construit des abris excessivement solides, ne
pensaient certes pas 4 imaginer des arbalétriers, des tirants, ete.
Leurs constructions en bois, malheureusement un peu laissées dans
Yombre par M. Viollet-le-Duc, sont plus simples. Elles se compo-
sent d’une énorme quantilé de piéces juxtaposées, ce qui nous pa-
rait étre une grande garantie de solidité. Les régles adoptées pour
les constructions ordinaires ne peuvent plus s’appliquer aux blin-
dages des abris et batteries. Les assemblages ne peuvent point ré-
sister 4 une série de chocs violents, et il nous parait essentiel de
les réduire autant que possible et d’éviter surtout d’assembler des
pitces obliquement.
C'est dans leur facgon de construire les tranchées, qu’ mon avis,
les Allemands ont le mieux montré les qualités qui leur sont pro-
pres. Ainsi, s’agil-il d’établir des lignes de fusiliers en avant des
batteries, comme 4 Chatillon, pour parer 4 l’éventualité d’une atta-
que des assiégés, les tranchées sétendent au pied et sur les flancs
de la butte sur deux ou trois lignes, et elles affectent une forme
inclinée qui permet d’y accéder et d’en sortir facilement, d'y ame-
ner les hommes en ligne, de maniére 4 en faire occuper toute
l'étendue en un instant. Nos tranchées, au contraire, étaient le
plus souvent 4 parois verticales. Comme on devait y faire entrer
les hommes par une extrémité, la troupe occupante avait, au mo-
ment de prendre possession, 4 défiler tout entiére dans une espéce
d'étroit couloir. Dans le cas d'une retraile, l’inconvénient ¢élait
encore bien plus grand. Le défilé était encombré, presque impra-
25 Avaw 1872. |
218 LES TRAYAUX DES ALLEMANDS
ticable, et sortir rapidement d'un fossé profond a parois verticales
offrait bien des difficullés. L’ouvrage devenait alors le tombeau de
ses défenseurs. C'est ainsi que, prés dela ferme de Graulai, deux
compagnies, qui occupaient une tranchée de ce genre, s’étant laissé
surprendre, aucun homme n’a pu échapper.
Si, par contre, la tranchée n’était pas destinée & servir de poste
de combat, mais seulement de chemin permettant aux artilleurs de
se rendre & une batterie, elle revétait, dans les travaux des Prus-
siens, une forme spéciale parfaitement appropriée 4 son usage.
C’etait alors une simple fosse 4 parois verticales, d’une profondeur
de deux métres environ, large de moins d’un métre, et que l'on
avait eu la. précaution de dessiner en lacet, si elle se trouvait expo-
sée 4 étre enfilée par les feux des assiégés. Dans ce genre, les Alle-
mands ont construit une tranchée trés-remarquable sur le flanc
oriental de Chatillon.
Celles qui reliaient les diverses batteries de la terrasse de Meu-
don avec le chateau avaient jusqu’a trois métres de profondeur.
De méme, 14 ob un épaulement de sept 4 huit métres d’épaisseur
ett été suffisant, il en atteignait dix ou douze. De méme encore,
leurs casemates, leurs poudriéres, élaient établies avec des ma-
driers d’un nombre et d’un équayrissage trois ou quatre fois plus
grands que ne |’exigeait la nécessité. Les Prussiens agissaient avec
cette prodigalilé dans |’exécution qui caractérise ceux qui n’ont a
compter ni avec le prix des matériaux, ni avec celui de la main-
d’ceuvre. Ménagers de la vie de leurs soldats, ils ne l'étaient point
de leurs peines, et nos bois, nos maisons abattus autour de Paris,
attestent comment ils savaient rendre formidables leurs travaux de
défense.
A propos de !’artillerie de place ou de siége & casemater ou 4 ne
pas casemater, M. Viollet-le-Duc fait remarquer que, « pas plus
que les Prussiens, nous n’avons blindé nos grosses piéces d’arlil-
lerie, de position, et c’est 1&4 une question qui mérite cependant
une étude acquise par l’expérience. Les partisans de lartillerie de
place ou de siége casematée, nombreux autrefois, sont rares au-
jourd’hui; et, en effet, la difficulté d’établir des casemates propres
4 recevoir des piéces est singuliérement accrue depuis que, pour
obtenir un tir trés-allongé, on est obligé d’incliner les piéces sui-
vant un angle trés ouvert : des canons Krupp prennent jusqu’a
trente degrés d’inclinaison au-dessus de l'horizon, pour envoyer
leurs projectiles & 7000 et 8000 métres. Dés lors, les embrasures
occupent en hauleur, sinon en largeur, une importance énorme,
et forment de véritables hottes a boulels. Plus l’épaulement est
épais, plus ces ouverlures s’élévent sans qu’il soit possible de les
AUTOUR DE PARIS. ~ 249
couvrir. Quand le tir est réglé, on peut évidemment remplir Ja par-
tie inférieure de l’embrasure de sacs a terre, mais il n’en reste pas
moins une ouverture béante suivant l’angle sous lequel précisé-
ment arriveront les obus. Au lieu d’étre préservée, la piéce eat
aussi bien -disposée que possible pour recevoir les projectiles, qui
la démonteront infailliblement, et les pointeurs ennemis ne man-
queront pas de chercher, plus que jamais, les coups d’embrasure.
Dans leurs batteries, les Allemands ont évité tout relief pouvant
indiquer la position des piéces. Leurs traverses ne dépassent jamais
le niveau de la créte de la plongée, et celle-ci s’éléve 4 peine d’un
métre au-dessus du sol extérieur de la batterie. A distance, le poin-
leur opposé ne peut donc connailre la position exacte d’une pidce
en batterie que par la fumée qui s’échappe de sa gueule, repére
assez fugitif. Aussi ne paraif-il pas que nous ayons démonté beau-
coup de leurs canons. Nous envoyions nos obus dans leurs batte-
ries, nous leur blessions et tuions des hommes; mais, ne voyant
niembrasures, ni traverses, ni rien qui permit de connattre trés-
exactement la position de leurs bouches a feu, il y avait cent
chances contre une pour qu’on ne les touchat pas 4 des distances
aussi grandes. » Au sujet de cette citation, il convient d’abord de
signaler une légére erreur quia échappé 4 M. Viollet-le-Duc quand
il dit qu’ilreste une ouverture béante suivant langle sous lequel pre-
csément arriveront les obus. Les obus arrivent toujours au but sous
un angle plus grand que l’angle de départ, soit & cause de la diffé-
rence de niveau entre lc but et le canon, soit & cause de Ja résis-
tance de l’air, trés-sensible surtout dans les grandes portées et
dans le tir & toute volée. C’est ainsi qu’un grand nombre des obus,
qui sont tombés sur Paris, sont entrés presque verticalement par
le foit des maisons. Il n’est également pas tout & fait exact de dire
qu’a distance, le pointeur opposé ne peut connaitre la position d'une
piéce en batterie que par la fumée qui s’échappe de sa gueule. On
pouvait parfaitement connaitre la position des piéces prussiennes
en observant, comme on I’a fait d’ailleurs, non pas la fumée, mais
Péclair produit au moment du tir, prendre des repéres, et tirer
ensuite trés-exactement, d’autant plus que le champ de tir des pid-
ces prussiennes était trés-étroit. Mais, sauf ces denx critiques dé
détail, nous pensons comme NM. Viollet-le-Duc sur le fond de la
question ; nous partageons son indécision, tout en lui faisant ohser-
ver néanmoins qu'il faudrait tenir un peu plus compte de ce fait
que l’affat est protégé par le blindage, et complétement exposé
dans le systéme adopté 4 peu prés partout par les Prussiens, sauf a
Meudon. Or perdre l'affut équivaut souvent dans une hataille 4 per-
dre la piéce elle-méme.
320 LES TRAVAUX DES ALLEMANDS
Sur les avantages plus ou moins grands qu’offrent soit les canons
se chargeant par la gueule, soit ceux quise chargent par la culasse,
M. Viollet-le-Duc ne se prononce pas davantage, et il a raison, car les
avis sont encore trés-partagés 4 cet égard chez les hommes spéciaux.
D’aprés l’opinion des officiers d’artillerie, qui ont employé successive-
ment les piéces se chargeant par la gueule et celles qui se chargent par
la culasse, la rapidité du tir est la méme. Les premiéres n’ont jamais
besoin de réparation et se nettoient facilement. Les derniéres, au con-
traire, sont trés-sujettes 4 se détériorer. En revanche, eVes ont des
qualités qu’il faut 4 tout prix introduire dans notre artillerie. Le for-
cement du projectile donne au tir une rectitude trés-grande, dimi-
nue beaucoup la fléche de la trajectoire, et la portée de ces piéces est
immense. Ne sera-t-il pas possible d’arriver 4 une solution, en per-
fectionnant la nature du métal, la fabrication de la piéce, plutdt
que le mécanisme de la culasse? L’artillerie acquerrait ainsi toute
la légérelé qui lui manque.
M. Viollet-le-Duc signale aussi, avec raison, 4 l’attention toute
_ spéciale des hommes compétents la question si importante des appro-
visionnements des bouches 4 feu en campagne. « L’artillerie, dit-il,
consomme une masse de munilions dont on se fait difficilement une
idée, quand on n’a pas vu-avec quelle rapidité les caissons se vident
pendant une action. Plus l’artillerie deviendra maniable, plus le tir
sera rapide, et plus cette difficulté prendra d'importance. Pour !’en-
nemi, comme pour nous, cette consommation prodigieuse de muni-
tions a été souvent un gros embarras. Si l'on ménage le tir, on ris-
que d’étre inférieur 4 l’ennemi pendant I’aclion ; si on le prodigue
pour écraser plus vite cet ennemi, on est hors d'état de répondre a
une reprise du feu devant un nouveau mouvement offensif, 4 moins
de recourir aux approvisionnements de réserve que la prudence
conseille naturellement de tenir éloignés du champ de bataille. Cette
question dés approvisonnements des bouches 4 feu en campagne
est donc une de celles qui doivent le plus vivement préoccuper les
officiers d’artillerie. Celui qui la résoudra le premier aura, par cela
méme, une supériorité marquée sur son adversaire. » Cette recom-
mandation est essentielle : les guerres, en effet, seront désormais
de plus en plus meurtriéres, et celle qui vient de finir n’est qu’un
épisode d’une lutte acharnée que nos revers inouis ont interrompue
momentanément, mais que tous savent, en Europe, devoir tdt ou
tard étre reprise.
AUTOUR DE PARIS, 224
lV
. La plus facheuse, la plus regrettable conséquence de nos désastres
serait d’en voir les causes 1a ou elles ne sont pas et de nous priver
amsi de quelques-uns de nos avantages en les considérant comme
des inconvénients. M. Viollet-le-Duc n'a pas su éviter ce danger, et
lon est surpris de le voir attaquer trés-vivement le principe qui régit
notre Ecole polytechnique. « La pensée, dit-il, qui a présidé 4 l’éta-
blissement de cette institution n’est plus en harmonie avec les be-
soins modernes. Sur cent éléves qui entrent a l’Ecole polytechnique,
il n’y en a pas un tiers qui subissent les examens d’admission avec
lintention d'embrasser la carriére militaire, et cependant moins
d’un tiers en peut sortir pour occuper des fonctions civiles ; plus des
deux tiers sont jelés dans l'armée. Pour ceux-ci, c’est un pis-aller
qu’ils acceptent, s’ils n’ont pas une position de fortune qui leur per-
mette de chercher d’autres débouchés. C’est 14 un mal qui explique
comment, dans l’armée, nous avons un grand nombre d’officiers su-
périeurs qui n’ont ni les aptitudes, ni les godts qui conviennent &
létat qu’ils ont, pour ainsi dire, embrassé malgré eux. Et comme
ces officiers appartiennent précisément aux armes spéciales, qui de-
mandent des aptitudes particuliéres, il en résulte que ces corps sont
remplis d’hommes ne suivant leur carriére qu’avec dégout, noncha-
lance au moins, jusqu’au jour od sonne l'heure de la retraite. —
L’enseignement, dans cette école condamnée & fournir des sujets &
des carriéres qui n’ont entre elles aucun rapport, embrasse un
nombre de connaissances trop étendu et qu’il est impossible d’ap-
profondir. »
ll est vrai que presque tous les éléves qui se présentent a I'Ecole
polytechnique ont l’espoir de parvenir A une carriére civile. Il est
val que-le quart 4 peine réalise ce désir en travaillant plus encore
que les autres. Mais c’est justement 1a ce qui fait la force de l’école,
ce qui crée une émulation qu’on ne retrouve pas partout au méme
degré, c’est 1a ce qui oblige tous les éléves 4 étudier et 4 s'instruire.
le jour of l'on supprimerait l’appat des carriéres civiles et ot tous
les éléves sortiraient militaires, l'immense majorilé se contenterait
du travail strictement nécessaire, et le niveau des études s’abaisse-
rait promptement. Peu d’hommes ont la volonté assez ferme pour
222 LES TRAVAUX DES ALLEMANDS
travailler sans avoir devant eux, ce qui est d’ailleurs fort. légitime,
Yespoir d’une récompense proportionnée 4 leurs efforts. Ce que
M. Viollet-le-Duc dit ensuite du dégodt qui s’empare des officiers
sortis de l’école nous étonne étrangement. Nous ne nous sommes
jamais apergu de ce sentiment de dégout qui a pu exister récem-
ment dans cette période fatale ou leurs talents auraient pu étre
mieux utilisés, mais qui, en cette circonstance, prouverait, au con-
traire, combien ils avaient pris 4 cceur et ils aimaient leur métier.
M. Viollet-le-Duc, signalant comme un inconyénient la différence
qui existe entre les carriéres offertes aux éléves de l’école, se con-
tredit lui-méme, puisqu’il a écrit, quelques pages auparavant :
« Plus que jamais l’ordre civil et lordre militaire ne font qu’un. »
Peut-il reprocher & Pécole d’avoir fourni de mauvais éléves? Mais,
dans tous les cas, ce n’est point dans lordre militaire, car il loue a
plusieurs reprises les armes spéciales, et notamment I'artillerie
a qui, dans cette guerre, dit-il, a été la seule peut-étre au niveau de
sa tache. » Quant 4 I’ordre civil, n‘est-il pas de toute justice de re-
connaitre que les anciens éléves de |’école ont rendu 4 la défense,
en dirigeant soit des compagnies d’infanterie, ou du génie, soit des.
batteries d’artillerie? M. Viollet-le-Duc demande « un enseignement
fait pour les masses. » Phit au ciel qu’elles pussent entrer 4 l’Ecole
polytechnique | Mais on n'a pas créé cette école pour les masses, et je.
ne sache pas qu’elle soit un obstacle pour leur instruction. Instrui-
sez-les le plus complétement possible, rien de mieux. Mais que l’ex-
terision la plus vaste de l’instruction n’empéche pas ceux qui veulent
apprendre plus encore de le faire. Une des gloires de la France a été
(car maintenant c’est bien loin derriére nous qu'il faut regarder pour
nous enorgueillir) de fournir une fonle d’hommes de génie, instruits,
amoureux du progrés et, entreprenants. Vouloir donner» tous la
méme instruction serait absurde, et ce n’est évidemmeant pas 1a
l'intention de M. Viollet-le-Duc. Tous nos grands hommes n’étaient
pas, comme on pourrait le croire, des gens spéciaux. Ils passaient
leur vie 4 s'instruire sur toutes choses. Autrefois, il y. a plusieurs
siécles, on n’excellait jamais dans un art seul et les génies étaient
assez.vigoureux pour recueillir plusieurs genres de gloire. Ce qui
était vrai jadis pour les, arts l’est et le sera toujours pour les scien-
ces, qui ne sont nullement indépendantes les unes des autres, et.
qu’il est indispensable de connaftre toutes pour pouvoir approfondir
entiérement |’une d’entre elles. Que l’enseignement spécial, prati-
que, soit celui de la pluralité, c’est vers ce but que doivent tendre
immédiatement tous les efforts. Mais que, pour cela, on ne détruise.
pas une école ot l’on parvient & donner & des hommes d élite le plus.
AUTOUR DE PARIS. 223
de connaissances possible, car il n’y a rien @humiliant ni de facheux,
pour ceux qui sont suffisamment instruits, de savoir qu'il en est
dautres plus instruits encore, pourvu toutefois que ceux-ci ne se
targuent pas de leur supériorité, que lesprit de corps ne les envahisse
point, et qu’ils n’oublient pas que le vrai mérite est toujours accom-
pagné de modestie et d’indulgence.
M. Viollet-le-Duc, qui ne néglige aucune des questions intéres-
sant la défense de Paris, ne pouvait passer sous silence le rdle de
la fortification.
On sait que les fronts de Yauban et de Cormontaigne, qui, jusqu’é
notre époque, étaient considérés comme le meilleur systéme de for-
tification, ont été abandonnés par les Allemands dans la construc-
tion de leurs forteresses des bords du Rhin et autres. Leur nonveau
systéme consiste & envelopper la place d’un mur, avec fossé, épau-
lement, etc., en forme de polygone, a cétés rectilignes, et qui suit,
autant que possible, le périmétre général de la ville. Le nombre
des cdtés est réduit au strict nécessaire. Chacun d’eux est flan-
qué par un ouvrage consiruit en son milieu et dans le fossé, &
peu prés comme M. Viollet-le-Duc l’indique pour la forteresse de
Vérone.
Dans le systéme de Vauban, au contraire, le cété du polygone, au
heu d'étre rectiligne, a la forme d’une ligne brisée formant le bas —
tion et la courtine, et dont Ies différentes parties se flanquent réci+
proquement. M. Viollet-le-Duc reproche & ce dernier systéme de
présenter beaucoup de parties faciles 4 prendre en flanc avec des
armes & longue portée. Nous croyons que |’autre systéme a le méme
défaut, et que, si l'on parvient, par exemple, & installer des batte-
ries dans le prolongement del’un de ses immenses cétés, celui-ci sera
enfilé sur toute sa longueur et pourra souffrir énormément. Avant
cette derniére guerre, on espérait que la prochaine campagne per-
mettrait de donner sur la valeur respective des deux systémes une
opinion définitive,.fondée sur des faits. On comptait avoir l'occasion
@attaquer une forteresse allemande. On connaissait d’ailleurs pat
expérience le degré de résistance et les défauts du syst¢me Vauban,
quia été mis bien des fois 4 ’épreuve. Hélas! les événements ont
trompé l’attente de nos officiers et la question est restée la méme. Ii
yabien eu quelques expériences faites en Autriche sur les forts
Maximilien, expériences, qui ont été défavorables 4 ceux-ci, mais
elles n’ont pas été assez concluantes pour servir de base & une opi-
nion décisive. On ne saurait donc arriver 4 la solution que par des
raisonnements. Ainsi, il est certain que les courtines de Vauban peu-
vent étre considérablement allongées. Mais les variations de leur lon-
224 LES TRAVAUX DES ALLEMANDS
gueur sont insignifiantes auprés de la portée des nouvelles armes,
et l’avantage que les Allemands trouvent a défendre les fossés par
un petit nombre de réduits est peut-étre compensé par l'inconvénient
qui résulte précisément de ce petit nombre de défenses, car, si l'une
d’elles est anéantie, l'enceinte se trouve affaiblie sur une longueur
énorme. |
. Dans ce qui précéde il n’est question que des fortifications perma-
nentes, enceintes des villes et des forts. Les principes admis pour
les travaux de fortification passagére sont trés-différents. Pour ceux-
ci, les Frangais ont progressé comme les autres peuples, et nos tra-
vaux d’attaque de Sébastopol ont été aussi judicieusement concus et
mieux exécutés que ceux des Prussiens a Paris.
: Il est probable que l'un et lautre systéme ont leurs avantages,
gu'il faut les appliquer concurremment, suivant les condilions par-
ticuliéres de la défense. Si une ville, un fort ne peuvent étre enve-
loppés, par exemple étant adossés 4 la mer, il est possible que le
systéme allemand soit préférable, et qu’au contraire, on doive 1’a-
bandonner pour une ville qui présente de tous cétés une égale résis-
tance. Il est a espérer que le systéme adopté par les Prussiens pour
prendre une ville, c’est-a-dire bombarder les habitations et faire
mourir de faim les habitants, ne deviendra pas général, car, en ce
cas, l’étude des fortifications perdrait une grande partie de son 1m-
portance. M. Viollet-le-Duc pense qu’il faut se résigner & voir imiter
les Prussiens. Dés lors, il est inutile de songer a fortifier les villes.
Ji faut les abandonner & J’ennemi et s’établir en pleine campagne,
pour défendre les fleuves, les bois, les montagnes, les défilés.
. En réalité, l’enceinte ct les forts de Paris, qui nous ont rendu
les plus grands services, doivent étre conservés, sauf les forts
du Sud gui, trop rapprochés de la ville, seraient mieux placés sur
les hauteurs du midi. Peut-étre aussi pourrait-on renoncer aux an-
ciennes zones. Précédemment déja un cerlain nombre d’ingénieurs
militaires avaient proposé de les supprimer, de conserver des mai-
sons et des arbres jusqu’aux fortifications et d’en faire une série de
points de défense qu'on défendrait pied 4 pied, si l’ennemi tentait
d’arriver jusque 4 lenceinte. Il est fort possible que l'emploi des
armes & longue portée soit un argument de plus pour ceux qui sou-
tiennent cette opinion.
. Nous avons examiné les plus importantes des questions soulevées
par M. Viollet-le-Duc, et nous n'avons pas hésité & indiquer Ja diver-
AUTOUR DE PARIS. ‘9%
gence de quelques-unes de nos opinions. Mais il est juste aussi de
reconnattre l'utilité générale de son livre. S’il se ressent un peu,
surtout dans sa composition, de la rapidité avec laquelle il a dd.
tre fait, s'il péche par la méthode et s’il présente quelques contra-
dictions, it offre le double avantage d’étre fort utile, en-quelques
points, aux hommes spéciaux, et d’instruire les hommes du monde
sur beaucoup de choses qu’ils ignorent. Il restera, non comme le
tableau définitif des travaux des Allemands et des Francais autour de
Paris, mais tout au moins comme renfermant les impressions sin-
céres et vives d'un observateur compétent qui a tout vu, quelque-
fois un peu vite, mais qui était contraint de se hater. On ne pourra
pas écrire l'histoire du siége de Paris sans consulter M. Viollet-le-
Duc. Aux services qu’il y a rendus devant l’ennemi comme lieutenant-
colonel du génie auxiliaire, il ajoule ainsi les résultats précieux de
son attention constante et éclairée.
Au surplus, quand méme il aurait échoué dans son entreprise, ce
qui nest pas, tant s’en faut, M. Viollet-le-Duc devrait étre loué,
méme pour I'avoir essayée. I] faudra souvent, longtemps encore re-
venir 4 ces événements précipités qui nous ont accablés depuis dix-
huit mois. Ii faudra sans cesse appeler sur eux I'attention si mobile
de notre pays. Trop portés a étre infatués de nous-mémes, nous dé-
tournons volontiers l’esprit de ce qui nous importune et nous blesse.
Aujourd’hui, cet oubli serait le plus grand des malheurs. Jamais,
dans aucun temps, une nation n’a été aussi impitoyablement frappée
que landtre. Nous avons été punis bien au dela méme de nos fautes.
Non pas, 4 Dieu ne plaise! que nous admettions la prétention aftichée
par nos vainqueurs « d’étre venus en France pour détruire un foyer
de corruption. » Ce rdle, que leur vanité se donne, leur conduite les
en rend indignes. Quand on se représente, durant le mois de jan-
vier, par exemple, d’un cété une ville subissant sans se plaindre le
ralionnement, la faim, les obus, deux millions d’hommes tourmentés
par les plus poignantes incertitudes sur l'avenir, et pas un seul ne
demandant & se rendre, les preuves les plus admirables de courage
et d’héroisme dans une armée improvisée, de charité et de dé-
vouement dans la population tout entiére, de l’autre des officiers
impitoyables qui couvrent d’obus cette ville, parce que, n’ayant pas
eu assez d'audace pour s’emparer d'un fort, d’une porte, d'un fossé,
ils ont calculé le moment propice ot l’épouvante d’un bombardement
achévera sans doute d’abattre les ames affaiblies déja par un siége
de cent vingt jours, quand on apercoit d'un cété la résignation d’un
vaincu. qui a été, il est vrai, coupable, de l’autre l’inflexibilité du
vainqueur qui l’es{ au moins autant, oh non! on ne saurait recon-
226 LES TRAVAUX DES ALLEMANDS AUTOUR DE PARIS.
naitre que celui-ci exerce une mission divine, et l'on peut affirmer
que la justice, que le droit sont du cété de ceux qu’on frappe et qui
se résignent'. Mais, pour que les vaincus d’aujourd’hui redeviennent
un jour la force, ayant été si bien le droit, il faut qu’ils se rappel-
lent sans ‘cesse ce qu’ils ont su souffrir. Il faut qu’ils vivent long-
temps, toujours avec le souvenir amer, mais fortifiant, de leurs
malheurs. Il faut que la haine pour un tet ennemi soit une nouvelle
forme de |’amour envers la France. Alors, mais alors seulement, leur
infortune aura été féeonde, et ils apercevront par quelle voie dou-
loureuse la Providence les a conduits vers une régénération et une
reyanche.
Manus Torin.
{ Voir le livre écrasant pour les Allemands, les Prussiens chez nous, de M. E.
Fournier, dont nous parlerons bientét dans le Correspondant.
LE ROMAN DE LA SUISSE
VI
LES ANGLAIS,
Les déceptions ont cela de bon, en voyage comme dans le cours
ordinaire de la vie, qu’elles resserrent les liens qui étaient en train
de se détendre, qu’elles rapprochent les coours qui n’estimaient plus
4 son juste prix la douceur d’une étroite intimilé. Nos trois amis
avaient été séparés pendant quelques jours, ils avaient couru les
aventures chacun de son cété; si les choses eussent tourné comme
ils le désiraient, si la réalité n’edt pas si vite dissipé le réve, ils au-
Taient sans doute rompu le pacte qui les unissait, ils n’auraient pas
continué de voyager ensemble. Grace au mécompte qu’avait éprouvé
le pogte a l'issue de la représentation du Sphinz, grace au refus ca-
tégorique qu’avait essuyé le teméraire employé 4 la préfecture de la
Seine, nous les retrouvons tous deux avec Paul Richaud, vers les
sept heures du matin, dans la riante vallée de Lauterbrunnen, de-
vant la célébre caseade du Staubbach.
En quittant l Hétel-Suisse, et aprés avoir envoyé leurs bagages au
bateau qui fait le trajet d’Interlaken a Brienz, ils étaient partis légers
comme l’espérance, n’ayant chacun & la main que le classique baton
blanc qui sert a escalader les picset 4 se soutenir le long des abimes.
Seulement, comme Paul n’avait pu se décider 4 se séparer, méme
pour un jour, de sa palette et de ses pineeaux, i] avait emmené avec
lui le serviable Beppo, qui avait définitivement renoncé a la musique
pour se consacrer tout éntier a la profession de guide dans un pays
qu'il ne connaissait pas, — car notez que c’était comme guide, et
* Voir le Correspondant du 25 mars et du 410 avril.
228 LE ROMAN DE LA SUISSE.
non comme domestique, qu'il continuait & accompagner le peintre.
La matinée était charmante, le soleil radieux brillait dans un ciel
sans nuages. Paul, Raymond et Justin, qui avaient payé le tribut
obligé pour entendre la trompe des Alpes et pour faire partir le ca-
non qu'on tire 4 l’écho, réunis tous trois devant la cascade, en -
recevaient les fraiches éclaboussures et en admiraient la transpa-
rente légéreté.
Avez-vous vu la cascade du Staubbach? ‘Allez donc la voir, c'est
un spectacle qui n’est pas du domaine de la description. Si vous
préférez, toutefvis, rester nonchalamment étendu dans votre fau-
teuil, vous pouvez vous figurer une immense écharpe de gaze blanche
qui, attachée au sommet d’une montagne a pic de couleur noiratre,
flotte au gré du vent et séme dans I’air les perles liquides dont elle
est ornée. Rien de plus poétique, rien de plus vaporeux. Ce n’est pas
la beaulé méme, c’est la grace plus belle que ja beauté, et qu’au-
cun art ne saurait rendre. .
Justin trouvait 3 part lui, mais vaguement, sans se l’expliquer,
quelle avait l’air d’une svelte et légére Suissesse. Elle lui rappelait
Charlotte.
« Désespoir du peintre! s’écriait Paul.
— Et du poéte !» ajoutait Raymond.
Quant 4 Beppo, il godtait un plaisir indicible 4 se faire mouiller,
a passer et 4 repasser devant le bassin qui devait recevoir la blanche
écume, mais ot elle ne tombait qu’en partie, emportée qu’elle était
par Ja brise matinale qui la répandait au loin sur ’herbe et sur les
fleurs.
Iis étaient absorbés dans leur contemplation, lorsque, au bout de
quelques instants, ils s'apercurent qu’ils n’étaient plus seuls. Toute
une société, avec plusieurs guides, venait d’arriver, trois messieurs
et deux jeunes dames. Aprés les avoir observés avec attention do
coin de |’ceil, Paul et Raymond échangérent entre eux quelques ré-
flexions 4 voix basse, et les nouveaux-venus s’élant mis 4 causer
entre eux dans une langue étrangére, il ne fut bient6t plus possible
de conserver le moindre doute sur la nation 4 laquelle ils avaient
Vhonneur d'appartenir.
C’étaient des Anglais.
Paul, qui ne les aimait pas, proposa 4 Raymond de s’éloigner.
Celui-ci, en se retirant, ne put s'empécher de tourner la téte, et
ce ne fut pas sans une vive émotion qu'il reconnut miss Arabelle, la
ravissanie Anglaise de Berne, avec laquelle il avait si bien vu les gla-
ciers... en perspective.
Elle était avec son jeune frére qui, 4 son tour, ayant reconnu Ray-
mond, vint lui serrer la main avec de vives démonstrations de pha-
LE ROMAN DE LA SUISSE. 229
sir, ’entraina presque aussitdét prés de son pére et de sa sceur, et lui
demanda en méme temps la permission de le présenter a lord et a
lady Steel, qui seraient, dit-il, enchantés de le connaitre.
Les reconnaissances et les présentations s'’étant opérées dans les
régles, Raymond eut.de nouveau la satisfaction de s’entendre quali-
fier par son jeune ami de poéte célébre, et lord Steel lui apprit poli-
ment qu’il avait vu le Sphinz a Londres et a Paris.
Lord Steel était le type du vérilable gentleman aux cheveux rouges,
aux favoris taillés en cételettes, au teint éclatant de fraicheur, a la
tenue irréprochable. Il parlait le frangais sans trop de peine, et
assez correctement, mais avec une prononciation qui ne lui permet-
fait pas de renier son origine. Quant a lady Steel, c’était une petite
femme d’environ vingt-cing ans, assez jolie, quoique un peu trop
grosse, et qui avait la prétention d’avoir l’air d’ une Frangaise, quoi-
qu'elle fit Anglaise jusqu’au bout des ongles.
En revoyant miss Arabelle, notre poéte crut ressaisir sa plus
belle espérance envolée. Son coeur battit plus vile ; ses grands
yeux bleus perdirent leur expression mélancolique, ses joues pales
se colorérent, et il fut plus d’une heure sans penser 4 madame de
Rambures. Comme il avait |’habitude de s’obsei ver, de regarder sou-
vent en dedans de lui-méme, ce changement soudain ne put lui
échapper; mais, l’imagination venant 4 son secours, il se persuada
facilement que les sentiments qui partageaient son coeur n’avaient
rien du tout d’exclusif, et qu'il pouvait aimer Ja jeune miss sans
rien retrancher du culte qu'il avait voué a la belle inconnue.
Toul en causant avec les deux jeunes dames, il les avail peu 4 peu
entrainées assez loin de la cascade, et, comme clles étaient a pied ct
qu elles craignaient de se fatiguer, elles appelérent James et Je prié-
rent de dire aux guides qu’il fallait retourner 4 Vhdétel. C’était Uhétel
du Capricorne, ot nos troisjeunes gens étaient également descendus,
etou ils se proposaient de déjeuner.
Paul et Justin avaient suivi 4 distance la colonie anglaise, ne
voulant pas perdre des yeux leur compagnon, qui semblait les
avoir complétement oubliés. Beppo avait encore lié conversation
avec les guides, dont il avait été mieux accueilli, du reste, qu'il
n'avait Phabitude de l’étre, son nouveau maitre ayant jugé 4 propos,
avant de quitter Interlaken, de le dépouiller de ses guenilles ct de
le faire habiller 4 neuf dans une succursale des magasins de la
Belle Jardiniére.
De retour a !’hétel, tous nos touristes élaient animés d'un méme
el unique désir, celui de salisfaire leur appélit. Les Anglais avaient
eu la précaulion de commander leur déjeuner avant de partir, car
~ ils avaient passé la nuit au Capricorne, et la table était mise pour
930 LE ROMAN DE LA SUISSE.
eux; mais les Francais, qui avaient négligé de prendre la méme
précaution, devaient nécessairement attendre et n’y semblaient pas
du tout disposés. James Tyrrel, qui avait déja invité Raymond, glissa
alors quelques mots dans l’oreille de sir Francis qui, fidéle 4 ses ha-
bitudes, n’avait pas encore desserré les lévres et qui ne lui ré-
pondit que par un signe de téte, et le jeune garcon, aprés s’étre
fait présenter par Raymond & Paul et 4 Justin et les avoir présentés 4
son tour 4 son pére, 4 sa sceur, 4 mylord et 4 mylady, les invita
également a se mettre a table avec eux.
Si le peintre et l’employé a la préfecture de la Seine n’avaient pas
pour la respectable famille Tyrrel le méme enthousiasme que le
poéte, il faut avouer qu’ils partagérent complétement cet enthou-
siasme au dessert. Le déjeuner était excellent, le vin ne laissait
rien 4 désirer, et lord Steel qui, tout en buvant, était devenu trés-
communicatif, se prit de godt pour Paul, l’entretint des achats
qu'il comptait faire pour sa galerie, le consulta sur le mérite res-
pectif des artistes les plus en renom et l’écouta comme un oracle.
On resta deux heures 4 table. Les dames s’étant retirées 4 propos,
selon l’usage anglais, les messieurs en profitérent pour boire de
plus belle et pour fumer tout & leur aise.
Lord Steel donna l’ordre & ses gens de se rendre avec sa voiture
4 Grindelwald par la route ordinaire, se proposant, ainsi que my-
lady, d’accompagner la famille Tyrrel qui préférait prendre le che-
min le plus long, mais aussi le plus pittoresque. Paul, exploitant le
bon vouloir que le noble lord montrait pour lui, sollicita la faveur
d’étre de la partie, ainsi que ses deux amis, et il eut le plaisir de
voir sa demande trés-favorablement accueillie. On devait se mettre
en marche vers les quatre heures, afin d’arriver avant la nuit 4 l'hotel
dela Wengernalp, ot ]’on avait fait retenir des lits d’avance.
A quatre heures, les nobles étrangers montérent a cheval; Ray-
mond y monta aussi pour faire comme eux, et Paul et Justin ayant
déclaré qu’ils aimaient mieux aller 4 pied, la troupe joyeuse quitta
V’hdtel du Capricorne, car tout le monde était joyeux. Aprés déjeu-
ner, et surtout lorsqu’ils ont bu du vin de Champagne, les Anglais
ressemblent 4 des Frangais 4 s'y méprendre.
On n’avait pas fait deux cents pas, que lord Steel descendit de
cheval pour marcher a cété de Paul, avec lequel il continuait de cau-
ser d'art, en poussant des oh! d*étonnement & tout ce que disait son
intelligent interlocuteur. James Tyrell s’était emparé de Justin, qu’il
trouvait profond et avec lequel il parlait politique; Raymond che-
vauchait galamment 4 cété des dames, et ne laissait pas languir la
conversation. Il edt préféré sans doute que miss Arabelle edt été
seule; mais lady Steel était si aimable et paraissait si désireuse de
LE ROMAN DE LA SUISSE. 231
lui plaire, qu’il y edl vraiment eu grossiéreté de sa part a ne point
faire aussi quelques frais pour elle. Le grand et silencieux sir Fran-
cis marchait seul sur le plus haut cheval de la bande, observant
tout, ne laissant rien échapper, ayant l’ceil et l'oreille au guet, grave
comme un megistrat dans l'exercice de ses fonctions.
La montée qu’ils suivaient était assez roide; mais ils en furent
amplement dédommagés, lorsqu’ils furent au bout, par le merveil-
leux panorama qui s’offrit 4 leurs regards. En face d’eux, des amas
de rochers dont les formes bizarres, forteresses ou bastions, les
transportaient en plein moyen 4ge; ici, la riviére qui, en se précipi-
tant, forme la cascade du Staubbach, puis la vallée de Lauterbrun-
nen et la cascade elle-méme ; 1a des villages, des bouquets d’arbres,
des chalets épars sur le flanc des collines, et, a lhorizon, de nou-
velles montagnes, des montagnes de glace ou de verdure, des mon-
lagnes sans fin!
La cavalcade fit une pause. Il fallait bien laisser souffler un peu
bétes et gens. Mais sir Francis, aprés avoir échangé & voix basse
quelques mots brefs avec son fils, donna le signal du départ en re-
montant le premier & cheval.
Il était de plus en plus grave, de plus en plus taciturne — non, —
ce n’était pas possible ; — mais enfin il avait l’air préoccupé et mal
ason aise, il semblait avoir hate d’arriver au gite ou l'on devait pas-
ser la nuit.
Comme on ne devinerait pas facilement ce qui troublait la quié-
tudeordinaire de sir Francis, il vaut mieux que nous le disions tout
de suite : c’était la présence de Beppo. :
Beppo, aux yeux du noble gentleman, était un étre bizarre, un
lutin mystérieux, qui ne valait rien de bon. D’abord, il était vétu
dhabits qui n’étaient pas faits pour lui, qui paraissaient neufs pour-
tant, qu’il avait volés sans doute. Ce ne pouvait étre qu’un misérable
vagabond; il en avait toutes les allures. Il était sans cesse en mou-
vement, regardant avec convoitise tout ce qui brillait, ne suivant ja-
mais le sentier ou marchaient les autres, passant de droile 4 gauche
sans qu’on sen apercut, parlant a tous les mendiants qu’il rencon-
trait et ramassant parfois trés-adroitement |’argent qu’on leur je-
lait. Sir Francis l’avait vu. Puis, comme on avait été accosté par
deux grands drdéles d’Italiens qui avaient demandé l’auméne avec
une humilité hautaine, Beppo les avait interpellés, s’était entretenu
avec eux dans leur langue, s’était longtemps arrété auprés d’eux...
llavait dd leur donner des renseignements sur la qualité, sur la
fortune des voyageurs, sur l’endroit ot ils se rendaicnt, etc., etc.
Les hommes silencieux réfléchissent beaucoup. Sir Francis réfléchit
donc, rapprocha diverses circonstances, commenta ses remarques
932 LE ROMAN DE LA SUISSE.
et ses impressions, et finit par conclure qu’un danger le menacait,
lui et les siens, et que ce danger viendrait de Beppo.
Le jour était tout 4 fait tombé, lorsqu’on arriva 4 la Wengernalp,
L’auberge ou I’on devait passer la nuit étant d’assez pauvre apparence,
sir Francis, prévenu comme 1) l’étail, trouva naturellement qu'elle
avait un aspect sinistre, et il eut beaucoup de peine a croire les
guides, qui lui assuraient que c’était 1a qu’on lui avait retenu un
gite. Il fallut bien sen contenter pourtant, puisqu’il n’existait pas
d’autre hétel dans le pays; mais un long débat s’engagea au sujet
des chambres dont on pouvait disposer pour les voyageurs. II n’y
en avait que trois; sir Francis exigeait absolument qu’on lui en don-
nat cing, ce qui était impossible, toutes les aulres étant occupées.
Enfin lord Steel eonsentit 4 prendre la plus grande pour lui et pour
mylady, sir Francis se décida fort & contre-cceeur 4 en partager une
avec son fils, la troisiéme échut 4 miss Arabelle, et nos trois amis se
contentérent de matelas qu’on devait étendre dans la salle 4 manger
quand tout le monde serait couché. Ii fut convenu que Beppo pas-
serait la nuit dans l’écurie.
Ce détail n’échappa point 4 sir Francis et augmenta son inquié-
tude. Il valait mieux néanmoins, en se mettant & son point de vue,
que |’ennemi ne fut pas introduit dans la place; mais n’était-il pas
4 craindre que, couchant dehors, le petit drole ne fat plus 4 méme
d’aller prévenir ses complices, et, avec leur aide, de pénétrer de
vive force dans l’anberge, lorsque tout le monde serait endormi?
Sir Francis se promit bien de ne point dormir.
Le souper ne fut pas bon, autre indice grave a ses yeux.
Comme on devait partir le lendemain, au petit jour, pour se ren-
dre 4 Grindelwald avant la grande chaleur, on se mit au lit de bonne
heure ; mais 4 peine chacun s’était-il retiré dans sa chambre, qu’une
vive clarté attira les regards et forga les voyageurs de courir aux f{e-
nétres. C’était Beppo qui avait allumé des feux de couleur. Lord
Steel, Raymond et ses amis, ainsi que les dames et tous ceux qui
étaient dans la maison, battirent des mains et criérent : Bravo! Mais
sir Francis ayant vu le petit Italien sauter et gambader au milieu des
feux rouges et verts, ne put s’empécher de songer au diable en bon
protestant qu'il était, et il déclara dés lors a son fils qu’il ne se cou-
cherait pas.
James l’engagea vivement 4 prendre quelque repos, ct l’interrogea
avec sollicitude sur le motif qui l’obligeait 4 veiller. Sir Francis
garda le silence. James, sachant qu’il était inutile d’insister, fintt
bientot par se mettre au lit, et, la fatigue de la journée opérant sur
lui, il ne tarda pas 4 fermer les yeux.
La nuit était magnifique, la lune brillait dans son plein. On n’en-
LE ROMAN DE LA SUISSE. 253
tendait, au milieu du profond silence, que Je cri de quelque oiseau
de proie ou l’écho lointain des avalanches. Vers minuit environ, sir
Francis, qui était resté en observation 4 sa fenétre, vit tout a coup
Beppo se glisser furtivement hors de I’écurie, et deux hommes (il
reconnut avec effroi les deux vagabonds italiens) deux hommes aux -
allures mystérieuses sortir en méme temps de Yombre et se diriger
vers lui. Ils s’assirent sur des débris de rochers et s’entretinrent
longtemps ensemble. Quoiqu’ils parlassent trés-bas, la conversation
ayant paru s’animer, quelques sons arrivérent jusqu’aux oreilles de
Anglais, et il crut voir qu’un des hommes menacait Beppo et se
jetait sur lui comme pour le saisir... Mais agile enfant fit un bord:
en arriere, leur échappa et disparut.
Tout rentra dans le calme habitael 4 ces contrées agrestes; mais
limagination de sir Francis était frappée. Les images les plus som-
bres ne cessérent de l'obséder. Il songea avec terreur aux brigands
grecs, aux brigands italiens, aux brigands espagnols, au sort qu’a-
vaient eu ses infortunés compatrioles dans les plaines de Marathon,
aux environs de Naples, aux portes de Gibraltar. Il était compléte-
ment démoralisé; 11 avait une fiévre ardente, lorsque le jour com-
menca 4 poindre.
A l'heure convenue, les guides étaient sur pied, rangés devant
l'hdtel avec les chevaux. Raymond, Paul et Justin vinrent bientot
les rejoindre; mais il leur fallut attendre que les dames fussent pré-
les, et plus d'une heure s'écoula sans qu’ils témoignassent trop
dimpatience, car ils avaient devant eux, 4 la porte de lauberge,
un spectacle captivant, la masse imposante du Silberhorn, dont la
cime se perd dans les nues, et ala base duquel s’étend la sauvage et
pittoresque vallée de Trumletenthal. Les premiers rayons du jour,.
qui laissaient encore dans l’ombre le front de Ja montagne, éclai-
raient doucement les sommets lointains.
Enfin les deux Anglaises se montrérent, suivies de leurs cava-
liers. Leur présence fit aussitét oublier 4 nos jeunes gens la belle et
grande nature et l’Aurore aux doigts de rose. Miss Arabelle leur ten-
dit la main a tous les trois, et Paul et Justin, qui ignoraient les
usages britanniques, en furent singuliérement flattés. La jeune miss
lait, du reste, de fort belle humeur; elle prit plaisir 4 causer, a rire
avec eux, s'abandonnant aux caprices de son imagination, s’expri-
mant avec une liberté qui n’était chez elle qu’une grace de plus.
Lord Steel, qui n’imposait pas a mylady la réserve qu’en Angleterre
les maris exigent de leurs femmes, la Jaissa rivaliser de galetlé avec
sa jeune amie, ct s’empara de notre peintre qui était son héros,
comme on sait. .
“5 Avau 4872, . 16
234 LE ROMAN DE LA SUISSE,
Sir Francis arriva le dernier au rendez-vous. Il avait attendu,
pour descendre, que Beppo fut sorti de l’écurie.
Le petit Italien avait fini par s’apercevoir de lattention toute par-
ticuliére dont il était l'objet de la part de ce grand original qui, a
cotéde lui, avait Yair d’un géant, et, ne soupgonnant pas combien,
au fond, cette attention lui était hostile, il avait formé le projet de
l’accoster, de chercher & lier conversation. Dans ce but, il se mit a
courir et & tourner sans cesse autour de lui; mais sir Francis, aprés
avoir vainement essayé de lui faire comprendre qu’il trouvait cela
mauvais, lui commanda tout 4 coup, par un geste aussi menacant
qu’impérieux, de s’éloigner. Beppo fit une gambade et s’en alla plus
loin, courant deci, de la, avec la.rapidité d’un chevreuil. Puis, ayant
remarqué que le farouche Anglais s’‘obstinait néanmoins a ne pas le
perdre de vue, il! prit un malin plaisir 4 tromper sa surveillance, a
se cacher pendant plusieurs minutes, et a reparaitre 4 l’improviste
sur un autre point dans quelque attitude théatrale. Cela devint pour
lui un véritable jeu, et il s'amusa beaucoup aux dépens du pauvre
sir Francis.
On arriva, au bout d’une heure environ, devant une nouvelle au-
berge 4 la porte de laquelle on s’arréta, car lord Steel avait déclaré
d’avance qu’il youlait y commander a déjeuner, la table étant pour
le noble lord un détail trés-important en voyage, comme dans le
cours ordinaire de la vie.
- On s’assit sur ]"herbe en attendant que le repas fut prat. De tous
les cOtés se dressaient de hautes et arides montagnes, et, au bas de
l’espéce de plate-forme ot ils étaient groupés, ils apercevaient dans
la vallée le village de Grindelwald, qui semblait tout prés, quoi qu’il
fallit au moins trois bonnes heures pour s’y rendre.
James Tyrrel, aprés avoir encore échangé quelques mots & voix
basse avec son pére, s'approcha mystérieusement de Paul, et, avec
toutes sortes de réticences et d’excuses sur son indiscrétion, lui
demanda ce que c’était que « ce Jeune garcon » qui l'accompagnait et
qui avait des allures si extraordinaires.
« Ce n’est pas grand’chose, lui répondit le peintre en riant.
C’est un gamin qui me servait de modéle 4 Paris, que j’ai retrouvé
en Suisse jouant du violon, et qui a renoncé a la musique pour por-
ter ma boite et mon chevalet.
— Mais avez-vous confiance en lui? hasarda timidement le jeune
insulaire.
— De la confiance en lui? Je n’en ai aucune, » riposta Paul du
méme air dégagé.
James Tyrrel fit un soubresaut qui n’échappa point & sir Francis,
-LE ROMAN DE LA SUISSE. 235
car sir Francis avait les yeux fixés sur eux, et il fit signe & son fils
de venir lui parler.
Celui-ci ayant obéi et lui ayant rapporté textuellement ce qu il
yenait d’apprendre, sir Francis articula alors plusieurs mots de
suite; mais ces mots ne purent étre entendus que de James, qui.
tressaillit, changea de couleur et revint aussitét prés de Paul.
a Mon pére croit que ce garcon est tout & fait suspect, tout a fait.
Il Pa observé. Vous savez ces deux Italiens qui nous ont demandé
laumdne hier, et qui avaient si mauvaise mine? Eh bien, ils sont
venus cette nuit, pendant que tout le monde dormait, s’entretenir
longuement avec lui au clair de la lune. Mon pére croit qu’ils ont
formé ensemble quelque noir complot.
— @est bien possible, répondit tranquillement Paul, que la mi-
mique du pére et l’animation du fils ne Jaissaient pas de divertir 4
part lui. Mais attendez, jc vais interroger ce drole... Beppo!»
Le petit Italien accourut 4 cette voix, qui avait pris un accent sé-
vere auquel il n’était pas accoutumé.
« Je ne suis pas content de toi, lui dit le peintre. Tu te donnes
des allures louches qui ne sauraient étre du gout des honnétes gens.
Qu’est-ce que tu as fait cette nuit?
— J'ai dormi, signor. .
— Tu n’as pas dormi, tu as bavardé avec deux méchants drdles...
Raconte-moi ce qu’ils t’ont dit. Tu ne peux rien me cacher d’abord.
J'ai tout entendu. »
Beppo tressaillit 4 son tour; mais il se remit vite et répondit :
« Yous n’avez pu nous entendre. Vous ne parlez pas l’italien.
— Mon ami Raymond, qui était avec moi, le parle trés-bien. Al-
lons, sois franc une fois en ta vie. Ils t’ont fait quelque mauvaise
proposition ?
— Non, signor. Je vous jure sur l’4me de ma mére...
— Je te chasse comme un chien et je te défends de me sulvre, Si
tune me dis pas toute la vérité. »
Beppo crut s’apercevoir que artiste ne plaisantait pas. Il prit
donc bravement son parti, et, changeant de ton:
« Eh bien, dit-il, ils m’ont conseillé de voler le grand Anglais et
de me sauver avec eux. »
Cet aveu, dépouillé d’artifice, ne manqua pas de produire sur
Paul un certain effet. Halla lui-méme, avec James, trouver sir Fran-
ciset lui raconta comment les choses s’étaient passées, suivant la dé-
position de Beppo. Sir Francis, qui entendait parfaitement le francais,
et quiaurait pu le parler presque aussi bien que sa langue matcr-
nelle, comprit 4 demi-mot ce que lui disait Paul; mais, en apprenant
que Beppo avait repoussé la proposition de ses deux sinistres com-
256 -LE ROMAN DE LA SUISSE.
patriotes, il parut comme éclairé d’une lumiére soudaine et comme
soulagé d’un poids immense.
a Oh! yes, cela est vrai! » s’écria-t-il.
Il fit signe a Venfant de venir 4 lui et tira de son porte-monnaie
une piéce d’or qu'il lui présenta, et que Beppo se hata d’accepter
en reconnaissant avec surprise que la vertu est parfois récompensée,
car il n’avait pas du tout calculé le profit qu’il pourrait tirer de sa
belle action. Il se redressa donc tout fier, fit la roue sur Pherbe pour
exprimer sa joie, et sir Francis ayant recouvré la paix de l’4me, ren-
dit 4 Beppo toute son estime.
Paul crut devoir le prévenir pourtant qu’il ne fallait pas trop s’y
fier ; mais sir Francis était toujours dans les extrémes, tout soupcon
ou toute confiance. Il se rappelait la scéne muette dont il avait été
témoin pendant la nuit; Beppo s’était exposé 4 recevoir quelque
mauvais coup, en repoussant un conseil coupable, donc Beppo...
- Nous nous abstenons de tirer une conséquence qui paraissait logique
4 sir Francis, mais qui n’aurait pas peut-étre pour le lecteur toute la
justesse désirable.
Pendant ce temps, lord Steel et miss Arabelle soutenaient avec
Raymond une conversation fort intéressante sur leur grand poéte
national, le divin Shakespeare. Pour un Anglais, il n’y a pas de salut
hors Shakespeare et la Bible. Raymond analysa trés-finement le ca-
ractére de quelques-unes de ses plus charmantes héroines; il parla
de Miranda, d’Ophélie, de Perdita, de Desdémona. Miss Arabelle pa-
raissait suspendue 4 ses lévres éloquentes, et s’indignait contre lady
Steel, qui déclarait avec beaucoup d’aplomb qu'elle préférait a -toutes
ces belles créations-li... la grande-duchesse du maestro Offenbach.
Lord Steel, pour corriger ce qu'un tel jugement avait, selon lui,
d’excessif, crut devoir faire remarquer que son aimable compagne
avail le gout tout a fait francais.
Paul conseilla tout bas 4 James de ne point parler aux dames de
incident de la nuit, de peur de les effrayer, et revint se méler avec
lui i la conversation générale.
Le déjeuner était prét; on le servit en plein air. Outre le vin du
Rhin, qui était bon, il y avait dans ’hdtel du vin de Champagne, et
les bouchons sautérent au nez des glaciers. Lord Steel devint extre-
mement gai. Les dames qui, en vraies filles d’Albion, trempaient
bravement leurs lévres dans les verres 4 long col, ne furent mélan-
coliques que tout juste assez pour étre charmantes. On porta des
toasts de toute espéce; lout le monde rit et parla en méme temps,
suprémes délices! Sir Francis lui-méme (le croira-t-on?), sir Francis
s'écria, 4 la surprise générale :
— Hup! Hup! Hurrah!
L£ ROMAN DE LA SUISSE. 2357
Les Francais crié¢rent:: Bravo! C’étaient les premiers mots qu'ils
lui entendaient prononcer, et ils avaient fini par Je prendre pour un
automate. ’
Justin noyait sa tristesse dans la divine liqueur; Raymond planait
dans le troisiéme ciel, les regards doucement attachés sur miss Ara-
belle et sur lady Steel, qui avaient jugé 4 propos de se dérober, mais
qui les regardaient d'une fenétre de l'auberge. Paul était tout 4 fait
réconcilié avec l’Angleterre; les yeux de sir Francis avaient un éclat
surprenant, et lord Steel et le petit James étaient complétement gris.
Quant & Beppo, il ne pouvait plus se tenir debout, ayant cru qu'il
était de son honneur de vider toutes les bouteilles entamées, afin
que rien ne fat perdu.
On fut obligé de se résigner 4 une fort. longue pause avant de se
remetire en marche, et grace 4 la chaleur, qui.était devenue acca-
blante, tous les yeux se fermérent, excepté ceux de notre poéte qui
faisait des vers pour miss Arabelle.
La journée était donc déja trés-avancée, lorsque la troupe de plus
en plus joyeuse se mit enfin en devoir de descendre jusqu’au village
de Grindelwald. :
-
VII
DEUX MARIS PERDUS.
En arrivant a |’hdtel du Glacier, le seul hétel de ]’endroit qui fit
digne de les recevoir, tous nos touristes, les Anglais surtout, se sen-
taient extrémement fatigués, et n’aspiraient qu’a se livrer le plus
tt possible aux douceurs du repos. Il n’y eut pas, comme a la Ver-
genlap, de contestations ni de difficultés pour les chambres. Les
gens de lord Steel avaient retenu d’avance- les plus grandes et les
plus belles, et mylady, miss Arabelle, sir Francis et son fils, se trou-
vérent tout de suite casés fort convenablement. ‘ ; ot
Raymond, qui n’avait pas envie de dormir et qui préférait se
reposer en plein air, avait laissé ses deux amis se mettre au lit et
était venu sur la terrasse de |’hdtel, d’ot, malgré les ombres gran-
dissantes, on pouvait jouir encore du beau spectacle des montagnes
etdes glaciers environnants. I] s’était assis seul, par discrétion, a
Tune des extrémités, car 4 l’autre se trouvaient déja deux dames
qui avaient sans doute le méme gout que lui pour la solitude et
le grand air, et qui semblaient, de plus, attendre quelqu’un.
Ii n’avait pas fait d’abord grande attention é elles; mais bientdt.
elles élevérent Ja voix en causant, et l'une d’elles ayant quitté le.
238 LE ROMAN DE LA SUISSE.
banc qu’elles occupaient, et arpentant la terrasse d’un pas agité,
il lui fut impossible de se borner 4 contempler les montagnes,
d’autant plus que les deux dames étaient jeunes, trés-élégantes et
qu’elles devaient étre fort jolies, d’aprés ce qu’on pouvait voir de
leur visage 4 cette heure trouble et indécise.
« Je vous assure, ma chére, disait la plus grande en riant, que
vos appréhensions n’ont pas le sens commun. Ils sont partis mon-
tés sur d’excellents chevaux, escortés par un excellent guide : il
ny a aucun danger 4 redouter; ces montagnes sont l’asile de la
paix et de )’innocence. Vous allez voir, tout 4 l'heure, ces deux mes-
sieurs apparaitre dans le sentier, et ils vous sauront trés-mauvais
gré de vous étre ainsi inquiétée sur Jeur compte.
— Vous direz tout ce que vous voudrez, répliquait l’autre, je ne
suis pas tranquille; je suis, au contraire, extrémement effrayée.
Abel m’avait dit positivement qu'il serait de retour pour le diner. Je
- me reproche maintenant de m’étre laissé convaincre par vos plaisan-
teries et d’avoir diné sans lui.
— Il ne nous manquerait plus vraiment que de jedner pour eux!
Si je vous avais écoutée, si nous les avions hourgeoisement atten-
dus, nous nous serions toutes deux couvertes de ridicule 4 leurs
yeux. Soyez donc plus raisonnable, ma belle, armez-vous de pa-
tience, et ne vous fatiguez pas ainsi & marcher sur cette terrasse et
4 sonder Vhorizon, qui ne peut rien vous apprendre.
— Jai envie de prendre un guide, de mettre mes habits d’homme
et de courir au-devant de lui.
— Y pensez-vous? C’est une excursion qui n’est pas du tout com-
mode, et 4 laquelle nous avons trés-prudemment renoncé ce matin.
Que serait-ce, s’il vous fallait l’entreprendre pendant la nuit? Je vous
déclare d’avance que, si vous faites la folie d’aller au-devant deux,
vous irez seule.
— I] n’importe, j’irai.
- — Vous me surprenez beaucoup, ma chére Marthe. J’aime cer-
tainement M. de la Bergerie, comme c’est mon devoir, comme on
doit aimer un homme dont on est la femme depuis six semaines;
mais je n’irai certes pas jusqu’é me compromettre pour lui. Je
croyais que vos sentiments pour M. d’Esquilly étaient 4 peu prés du
méme genre. »
Raymond, qui observait avec beaucoup d’attention la plus petite
des deux dames, fut aussitét fixé par ce nom qu'il saisit au pas-
sage. fi n’y avait plus as’ y tromper, cette jeune femme si inquiéte,
si fiévreuse, était bien sa ‘cousine Marthe de Vére, celle qui avait
épousé Abel d’Esquilly et qu’il avait rencontrée, 4 Bale au début de
son voyage.
LE ROMAN DE LA SUISSE. 239
Il s’approcha donc, salua poliment les deux dames et se fit recon-
naitre de Marthe.
« Ah! mon cousin, s’écria-t-elle, que je suis contente de vous
voir! Figurez-vous que nous sommes, madame de la Bergerie et
moi, dans la plus cruelle inquiétude. Nos maris sont partis ensem-
ble ce matin pour faire une excursion qui devait les ramener ici
4 six heures au plus tard. Il en est plus de sept, et personne! »
Raymond chercha, comme de juste, 4 la rassurer, et la pria de
le présenter 4 celle qu’elle appelait madame de la Bergerie.
Madame de la Bergerie était un vrai type de Parisienne, assez
grande, un peu maigre, mais d’une taille svelte et élégante, avec
une petite figure grosse comme le poing et de grands yeux noirs
qui ne semblaient pas avoir l’habitude des larmes. Elle était, comme
elle avait dit, mariée depuis six semaines a M. de la Bergerie,
un sporiman de province, qui s’était épris de ses beaux yeux et
qui avait mis 4 ses pieds une assez jolie fortune dont il venait d’hé-
Titer. Ils voyageaient par mode plutdt que par godt. Madame de la
Bergerie trouvait les lacs de la Suisse trés-inférieurs 4 celui du
bois de Boulogne, et le plus sublime spectacle de la nature était
loin de valoir pour elle celui d’une salle pleine a |’Opéra. Ils
avaient rencontré & Berne M. et madame d’Esquilly, et Géral-
dine (c’était le petit nom de madame de Ja Bergerie) s’était tout de
suite intimement liée avec Marthe, qu’clle n’avait jamais vue aupa-
ravant; mais les deux messieurs se connaissaient de longue date, et,
sans se convenir beaucoup, n’avaient jamais eu ensemble que de
bons rapports.
Les deux nouveaux ménages s’étaient donc associés, et Abel
d'Esquilly, qui, on se le rappelle peut-tre, craignait que sa jeune
femme ne s ennuyat avec lui, avait été bien aise de lui procurer une
compagnie qui rompit un peu la monotonie du téte-a-téte. Ils avaient
fait ainsi & quatre plusieurs excursions. Mais madame de la Ber-
gerie n’aimant point a se futiguer, et Marthe, de son cété, n’étant
pas trés-brave, elles avaient renoncé, d'un commun jaccord, 4 ten-
ter la pénible ascension du Faulhorn. Toutefois, comme la pre-
miére avait permis & son mari d’y aller sans elle, la seconde n’avait
pas osé retenir le sien et l’avait méme engagé 4 accompagner son
ami. .
Elles avaient passé toute la journée ensemble, et les confidences
avaient marché leur train de part et d’autre. Marthe se piquait de
froideur envers son mari; elle n’avait rien négligé jusqu’alors
pour lui cacher les sentiments qu’il lui inspirait, et elle y avait
réussi par dela ses désirs. Abel d’Esquilly était persuadé qu'il
était complétement indifférent 4 sa petite femme. Que dis-je? Elle
240 LE ROMAN DE LA SUISSE.
en était peut-étre persuadée elle-méme. Elle se plaisait 4 soutenir
qu'il est de mauvais gout d’étaler devant le monde, et méme dans
lintimité, une tendresse que sanctionne la loi, et sa nouvelle amic,
la brillante Géraldine, qui avait eu aussi beaucoup de peine 4 se
décider en faveur de M. de la Bergerie, n’avait pas manqué de la
confirmer dans cette belle opinion. ll y avait donc entre les deux
jeunes femmes une entiére conformité de sentiments et de maniéré
de voir. Mais une circonstance imprévue, un retard de quelques
heures dans le retour de leurs maris, venait de leur prouver, &
Pune et & autre, que cette conformité était plus apparente que
réelle, car, si madame de la Bergeric avait repoussé tout de suite
les craintes timides exprimées par madame d'Esquilly, et, apres
avoir essayé de lui parler raison et de Ja calmer, avait fini par se
moquer d’elle, madame d’Esquilly, que Ja crainte du ridicule avait
d’abord retenue, avait fini, au contraire, par céder 4 l’inquiétude
qui l’envahissait, et, sans avouer qu'elle adorait son mari, avait eu
l’imprudence de le laisser voir clairement.
Lorsque madame de la Bergerie eut suflisamment questionné
Raymond sur ce qu'il y avait de nouveau 4 Paris, c’est-a-dire sur
le ténor en renom ou sur la chanfeuse 4 la mode, ef qu’il fallut en
revenir au seul sujet qui, pour le moment, put fixer l’attention de
Marthe :
« Que dites-vous, s’écria la rieuse Géraldine en s'adressant au
poéte, que dites-vous d'une femme qui est préte a s’en aller, dans la
nuit, chercher son mari au sommet du Faulhorn?
— Je dis, répondit-il, que mon cher cousin ne sera pas faché
d'apprendre cela 4 son retour. .
— 0 Raymond, interrompit la pauvre Marthe toute honteyse,
gardez-vous bien de le lui dire : il se moquerait de moi. Je vous
assure que je ne suis pas aussi déraisonnable qu’on voudrait vous
le faire croire, je trouve extraordinaire, voila tout, que mon mari
m’expose, de gaieté de cour, 4 une pareille épreuve. Voila huit
heures qui sonnent, et cette pendule retarde. Je sais bien qu'il n'y
a aucun danger, que je puis étre tranquille.... Mais un accident est
si vite arrivé! S’il avait roulé au fond de quelque précipice? Tout
mon sang se glace 4 cette affreuse pensée. Et je suis la bien tran-
quille 4 l’attendre, tandis que peut-étre... Tenez, mon cousin, nous
allons prendre un guide, vous viendrez avec moi, et nous irons en-
semble au-devant de lui.
— A vos ordres, ma cousine, enti¢rement & vos ordres.
— Eh! bien, voilé qui serait joli! fit observer trés 4 propos la.
futile Parisienne. S’en aller, la nuit, dans les montagnes, avec un
cavalier comme monsieur, & la recherche de son mari! C'est pour le
LE ROMAN DE LA SUISSE,! 244
coup que M. d'Esquilly serait en droit de yous reprocher un excés de
tendresse.
— Je perds la téte, c’est vrai, reprit la j jeune femme qui, de pale
qu'elle était auparavant, était devenue toute rouge, mon cousin ne
peul m’accompagner. Mais je ne peux pas, non plus, demeurer jus-
qu’a demain dans une pareille incertitude. Je vais passer les habits
d’homme qu’Abel m’a fait faire, et, pendant ce temps, mon cousin
ira me chercher un guide. Il y en a un vieux qui m’a paru fort
convenable, qui était encore tout 4 l'heure devant lhétel, et qui,
je suis sdre, ne demandera pas mieux que de m'accompagner. »
Et, sans écouter les rires et les supplications de sa compagne,
madame d'Esquilly s’éloigna de la terrasse en codrant et remonta
prestement chez elle.
« Jespére bien, dit alors madame de la Bergerie au poste, que
vous emploierez votre autorité de cousin, et que vous ne la laisserez
pas s’avenlurer ainsi toute seule a pareilie heure? Il vaudrait encore
mieux, parole d’honneur, que vous fussiez de la partie. Mais non,
c'est impossible. Son mari me I’a confiée; je ne suis pas plus agée
qu’elle, mais j’ai beaucoup plus d’expérience, et, s'il le faut, je
la reliendrai de force, Je l’enfermerai dans sa chambre a double
tour.
— Elle sautera par la fenétre, répliqua Raymond qui avait peine
a garder son sérieux.
— Mais que dirait-on, 4 Paris, d’une semblable conduite? pour-
suivit la jeune dame avec beaucoup d’animation. Ce serait a ne
jamais oscr reparaitre dans le monde avec son mari. M. d'Esquilly
est un homme trés commé 1) faut; il a horreur de tout ce qui
sort de l’ordinaire. Je vous demande ce qu’il peut leur arriver, car
je vous rappelle que M. de la Bergerie est avec lui, et vous voyez
que je ne suis pas du tout inquiéte. Elle a peur de le perdre. Est-
ce que les maris se perdent? Les femmes, je ne dis pas.... Tenez,
jel'entends qui descend déji. Dieu me pardonne, elle a son tra-
Yesli! Monsieur, je vous rends responsable de ce qui arrivera.
Je vous prie, je vous adjure de vous unir 4 moi pour l’empécher
de se mettre en route. Et voyez comme le vent s’éléve! Certai-
nement, nous allons avoir un orage épouvantable. Oui, je sens
quelques gouttes de pluie. Rentrons, monsieur, rentrons bien vile.
Ma chére, vous ne pouvez.plus songer 4 aller au-devant de votre
imeri : il pleut, et tout 4 Pheure ce sera un vrai déluge. »
Marthe, qui les avait rejoints, lui déclara qu’elle se trompait,
quil ne pleuvait pas, qu’il ne pouvail pleuvoir, que la lune se le-
vail, au contraire, et qu’elle était fermement décidée a aller au-
devant de son mari. Qui sait? Elle arriverait peut-étre & temps pour
242 LE ROMAN DE LA SUISSE.
lui porter secours, car elle étail sdre maintenant qu’il y avait eu
quelque catastrophie...
Elle avait mis la hate une espéce de costume de montagnard,
chapeau & grands bords, veste de velours, ceinture de soie, large
pantalon. Elle était charmante par cela méme que tout était en
désordre dans sa toilette et que, n’ayant pas eu le femps nécessaire
pour bien adjuster ses habits d’homme, elle était restée femme en
dépit du soin qu’elle avail pris pour ne plus le paraitre. Ses beaux
cheveux, qu’elle avait essayé en vain de comprimer sous le chapeau,
retombaient sur son cou et sur ses épaules.
Elle pria de nouveau Raymond d’aller s’informer si le vieux
- guide auquel el¥e avait parlé dans la journée, était encore dispo-
nible. Raymond reparut au bout de quelques minutes avec )’homme
en question.
« Mon mari est parti ce matin pour monter au Faulhorn, lui dit-
elle; il n’est pas encore revenu, et je veux absolument aller 4 sa
rencontre.
— Mais, ma petite dame, tui dit le vieux guide, vous ne pouvez
pas entreprendre de nuit cette excursion-la. ll vaut mieux attendre
4 demain.
— Demain, je serai morte d’inquiétude.
— Si encore nous avions le clair de lune, reprit-il. Mais Ia lune
s'est cachée; le ciel est pris de tous cdtés, et il. pleut a verse.
— Que m’importe la pluie? Cela me rafraichira. Je n’ai pas froid,
je vous assure. »
Raymond crut a propos d’inlervenir et demanda au vieillard si,
moyennant une bonne récompense, il consentirait a se risquer
seul pour aller au-devant des voyageurs, et a se rendre, s'il était
nécessaire, jusqu’é Il’hétel du Faulhorn afin d’avoir de leurs nou-
velles. Le guide hasarda alors quelques objections qui n’avaient
d'auire.but que de faire valoir la course qu'il allait entreprendre,
et de se ménager ainsi une plus généreuse rémuneération. Ray-
mond, craignant que sa cousine ne fit un marché de dupe, se hala
de lui promettre vingt francs, s'il voulait partir aussitét pour le
Faulhorn et revenir ensuite leur apporter les nouvelles, et le guide
y ayant consenti, Marthe lui demanda combien il lui fallait de temps
pour l’aller et pour le:retour.
« Trois heures au moins, répondit-il.
— Trois heures! s’écria-t-elle. Quoi! je resterais encore trois heu-
res sans rien savoir? Non, j’aime mieux décidément aller avec vous.
— Mais ce serait insensé, ma chére cousine, insinua doucement
Raymond. Nous ne saurions le permettre; votre mari ne nous le
pardonnerait jamais.
LE ROMAN DE LA SUISSE. 245.
— Assurément, ajouta madame de la Bergerie qui, se sentant
soutenue, voulut tenter un effort supréme. Je vous jure, ma chére,
qu'au besoin nous emploierons la violence pour yous empécher de
partir. On.a recours 4 la force armée en Suisse comme ailleurs.
Nous ferons venir des agents de police, nous appellerons la garde
municipale. »
De tels arguments, si puissants qu'ils fussent, n’eussent point
convaincu madame d'Esquilly, si Raymond, plus habile dans sa
modération, ne lui edt fait observer qu’elle ne pourrait .marcher
aussi vite que le guide, et que, si elle persistait 4 vouloir ]’accom-
pagner, il mettrait au moins pour se rendre au Faulhorn le double
du temps qu’il evt mis, s'il et été seul. Elle se résigna donc, et le
guide partit.
Il n’y avait pas cing minutes qu'il les avait quittés, qu’un ter-
rible coup de tonnerre se fit entendre au-dessus de leurs tétes. Les
gouttes de pluie tombaient comme des balles sur le toit de zinc de
la terrasse, et de nombreux éclairs sillonnaient le ciel qui était de-
venu d’une affreuse obscurité. Les deux jeunes femmes étaient gla-
cées d’effroi, subissant toutes deux l'effet physique de l’orage, mais
l'une pensant uniquement 4 son mari, et !'autre ne pensant au fond
qu’a elle-méme.
« Je vous demande un peu s’il est permis d’exposer de jeunes
femmes & de pareilles émotions, disait presque en pleurant |’ai-
mable Géraldine. Encore si j’étais dans mon lit! Je suis sire qu’&
Pheure qu’il est, mon mari est dans le sien & l’hétel du Faulhorn
ou ailleurs. Ce n’est pas lui qui se Jaisserait manquer de rien en
voyage. S’il a fait cette excursion, c’est que cela lui a plu; il aurait
di prévoir & quoi il m’exposait. Le ciel était déja trés-menacant ce
' matin, Seigneur Dieu! C'est fait de nous. Je crois que le tonnerre
est ombé sur la maison. M. de Vére, promettez-moi, jurez-moi de
Re point nous abandonner. Je serais mieux dans ma chambre que
dans cette affreuse salle d’auberge ouverte 4 tous les vents, mais je
vous avoue que je n’ose plus bouger. Il me semble que, si je bouge,
tout va s’écrouler sur moi.
~ Mon Dieu! reprenait la douce Marthe, qui ne retenait plus
ses larmes, mon Dieu, que lui est-il arrivé? Ow est-il en ce mo-
ment? Est-il vraiment exposé 4 cette pluie terrible? J’aimerais
Mieux ne pas le voir avant demain, et qu'il ne se fat pas mis en route
pour revenir. Oh! que je serais heureuse de croire qu’il est resté
aVhdtel du Faulhorn, gu’il s'est résigné & y attendre le jour: Mais
Ron, je le connais : il m’a dit qu'il reviendrait, il reviendra. Mon
pauvre Abel! Mon bon et cher mari! Ah! Raymond, vous ne pouvez
le juger; c’est le coeur le plus loyal, le plus délicat, c’est le plus
244 LE ROMAN DE LA SUISSE.
noble, c’est le meilleur des hommes. Oh! s’il me fallait le perdre,
je crois.... Mon Dieu! Soutenez-moi. Je vais tomber. » .
Elle perdait connaissance en effet, et il fallut quelques instants
pour qu'elle revint 4 elle. Neuf heures sonnérent & la pendule;
elle sortit de son évanouissement comme pour les compter. Ray-
mond l’admirait, éclairée qu'elle était par les lueurs sinistres de
Vorage et par le reflet d'une lampe qu’un domestique venait d'ap-
porter dans la salle ow elles s’étaient réfugiées.
« Singuliére situation! se disait-il 4 part lui, plus en philosophe
qu’en poéte. Quoique ma petite cousine soit réellement charmante
et que son amie soil aussi fort agréable dans son genre, j'aimerais
beaucoup mieux, apres la course que j'ai faite, étre convenablement
étendu dans mon lit que d’étre chargé par la Providence du soin de
les exhorter au courage et a la résignation. »
Le tonnerre continuait 4 gronder au loin; mais les éclairs étaient
moins fréquents, et la pluie avait presque cessé.
Marthe, que Raymond cherchait en vain 4 retenir, se hasarda
alors sur la terrasse et alla méme jusqu’au bord de la route, pen-
dant que madame de la Bergerie lui criait qu'elle allait se mouiller
et s’enrhumer par-dessus le marché.
Mais la jeune femme ne |’écoutait plus. Il lui semblait avoir en-
tendu des voix, des pas méme....
« Est-ce vous? Est-ce vous? criait-elle d’un ton qu'elle cherchait 4
assurer. | .
— Qui, c’est moi, c'est bien moi, ma Géraldine! Je ne suis
pas mort, répondit -une voix sonore qui n’avait rien que de rassu-
rant.
— Mon Dieu! s’écria Marthe, c’est M. de la Bergerie avec le guide!
Ils ne sont que deux. Et mon mari, mon mari? »
L'effroi, l’amour, le désespoir, prétaient 4 chacune de ses paroles
une force extraordinaire. ll était impossible de se méprendre a leur
accent. Elle aimait son mari de toute son Ame, et elle était folle de
terreur devant le malheur qu’elle appréhendait.
« Mais d’Esquilly n’est pas mort non -plus; il est avec moi, il
revient avec moi, » reprit la méme voix avec une expression con-
solante. .
Au méme moment, Marthe tombait dans les bras de son mari,
qui avait couru 4 elle, mais qui, dans son saisissement, ou plutét
dans son ravissement, n’avait pas eu la force de lui répondre.
« Est-ce bien toi? Est-ce vraiment toi? disait-elle avec une joie ow
la frayeur percait encore. Parle-moi donc, réponds-moi donc, ou
plutdt viens du cété de la lumiére, que je te voie, que je m’assure
que tu m’es bien rendu. :
LE ROMAN DE LA SUISSE. 245
— Marthe! Ma chére Marthe! » fit enfin le grand d’Esquilly avec
une émotion qui était presque au niveau de celle desa femme.
Pendant ce dialogue, on était accouru de I’hétel avec des lu-
miéres. M. de la Bergerie, gros garcon d’environ trente-cinq ans,
au teint coloré, 4 la physronomie toujours riante, était bien avec
M. d'Esquilly, mais il était monté sur le dos du guide qui, tout
robuste qu’il était, semblait littéralement plier sous le fardean.
a Eh! que vous est-il arrivé, grand Dieu? demanda a son époux
madame de la Bergerie qui avait eu le temps de se rendre compte de
la situation. -
— Rien que de trés-naturel, mon ange, lui répondit-il. Je suis
tombé, et je me suis foulé le pied, en descendant du Faulhorn.
Nous avions laissé nos chevaux 4 l’hétel, préférant, pour plu-
sieurs motifs, revenir pédestrement. Je me croyais, quant 4 moi,
beaucoup plus en sireté, car mon cheval était une vraie rosse.
Eh! bien, pas du tout, le pied m’a tourné, et.... Il ne fallait pas
songer 4 remonter au Faulhorn; nous en étions plus loin que de
Grindelwald. Bref, d’Esquilly ‘m’a porté, le guide m’a pris 4 son
tour, et, comme naturellement on marche moins vite avec un sup-
plément de mon espéce sur;les épaules, nous nous trouvons un peu
en retard. »
On transporta l’éclopé dans la salle basse.
« Comme c’est agréable, disait madame de la Bergerie! Voikha
qu'il va falloir vous soigner 4 présent. Vite, qu’on aille chercher un
médecin.
— Iln’y ena un qu’ trois lieves d’ici, lui répondit-on.
— A trois lieues? Mais c’est horrible, reprit-elle. Que vais-je
devenir avec un mari dans cet état? Ce n’est pas moi qui peux vous
panser. Et vous étes trempé encore! Je suis toute mouillée, rien que —
pour m’étre approchée de vous.
— Voila ce que je craignais, continua M. de la Bergerie avec
son imperturbable bonne humeur, et qui, moins modeste que
M. d'Esquilly, était intimement convaincu qu’il était adoré de
sa femme. Aussi t’ai-je crié tout de suite en arrivant : « Je ne
suis pas mort! » J’étais sdr que tu étais dans des transes abo-
minables.
— Oh! j’en ferai une maladie, c’est certain, » exclama l’intéres-
sante Géraldine. .
Abel d’Esquilly, qui, ainsi que nous l’avons dit, lorsqu’il s'est
présenté & nous, élait un homme trés-grand, trés-doux, mais trés-
robuste et trés-solide, se chargea de monter son ami au premier
étage de I’hdtel. a
li avait Iaissé sa jeune femme avec Raymond qu'il avait 4 peine
246 LE ROMAN DE LA SUISSE.
eu le temps de reconnaitre, et, quand il vint les rejoindre, il enten-
dit Marthe qui disait au jeune homme :
« Oh! je vous en prie, ne lui parlez pas de toutes mes folies!...
— Au contraire, répondait celui-ci, je veux lui en parler. Figurez-
vous, cousin, ajouta-t-il en se tournant vers Abel, figurez-vous que
Marthe me défend de vous dire qu’elle vous adore. Elle est presque
morte d’effroi, ce soir, en vous attendant, et, si elle ne s’est pas
évanouie en votre présence, c'est qu’elle avait pris les devants, ce qui
vaut beaucoup mieux, selon moi. »
Abel serra la main du poéte, et s’asseyant pour corriger ce que sa
taille avait d'un peu génant en cette circonstance, et attirant sa pe-
tite femme qui se pressait contre lui sans crainte de se mouiller, il la
baisa au front 4 plusieurs reprises.
« Et pourquoi ce costume, ma chére? lui demanda-t-il étonné.
— Elle voulait, malgré la nuit, malgré l’orage, aller 4 votre ren-
contre, » répondit encore le poéte.
M. d’Esquilly recommenga la méme pantomine expressive.
« Que c'est heureux, dit-il, que ce pauvre La Bergerie se soit
foulé le pied! Sans cela, j'ignorerais encore que je posséde ce
que je mets au-dessus de tous les trésors du monde: le coeur de
ma femme.
— Vous aviez bien tort, Abel, de douter de moi. Je vous aimais,
dit la jeune femme en rougissant.
— Trés-bien, ma chére, répliqua-t-il, mais vous ne me le disiez
as. »
P Raymond les quitta alors pour aller se coucher, et, malgré tout le
plaisir qu’ils avaient 4 se trouver avec lui, ni Ja femme ni le mari ne
songérent, ce soir-la, ase plaindre de sa discrétion.
VII
EXCURSION A LA MER DE GLACE.
Une excursion matinale avait été projetée la veille entre les deux
familles anglaises et les trois Frangais.
L’orage avait nettoyé le ciel; on n’apercevait plus que quelques
légers nuages immobiles au-dessus des glaciers, et le soleil qui bril-
lait de son plus vif éclat promettait une journée tout 4 fait favo-
rable.
Dés six heures du matin, tous nos fouristes étaient réunis devant
LE ROMAN DE LA SUISSE. 241
V'hdtel avec une suite nombreuse, car on avait choisi comme moyen
de locomotion la chaise 4 porteurs, les dames du moins, James et
lord Steel ; et, outre le guide général de l’expédition, il y avait pour
chaque chaise quatre porteurs qui se relevaient tour & tour. On de-
vait se rendre & la mer de glace. L’excursion n’élait pas trés-
longue, elle pouvait se faire 4 pied, et sir Francis, dont les jambes
étaient nerveuses et solides, avait mieux aimé marcher, comme les
jeunes Frangais, que de se faire porter comme son noble compa-
triote.
En partant de l’hétel, on descendit presque au pas de course jus-
quau glacier inférieur of on voulait s’arréler, en passant, pour
visiter une grotte creusée de main d’homme dans la glace, et dont
effet était magique, disait-on. Miss Arabelle, élendue dans un bon
fauteuil, des deux cétés duquel étaient adaptés de longs batons, —
s'avancait portée par deux robustes montagnards, qui semblaient se
jouer de leur léger fardeau. Raymond, toutes les fois que le terrain
le permettait, se tenait 4 la droite ou a la gauche de la jeune fille,
irés-fidre de devancer tout le monde, grace 4 Vagilité de ses por-
teurs, ef qui n’était pas non plus médiocrement flattée de |’assiduité
significative dont elle était l’objet. Lord Steel ne tarda pas 4 quitter
sa chaise pour deviser plus 4 Paise avec Paul, pour qui son gout ne
se démentait pas, tandis James, de plus en plus convaincu de la
profondeur de Justin, continuait d’explorer avec lui le vaste champ
de la politique. Sir Francis marchait seul, suivant toujours de |’ ceil,
non plus d’un air soupconneux, mais avec une sorte de bienveil-
lance, les capricieuses évolutions de Beppo qui s’était mis de la par-
lie, sans qu’on !’en eit prié. Quant & lady Steel, en dépit de ses ef-
forts pour attirer l’attention de l'un ou de Vautre, elle se voyait
réduite 4 cheminer solitairement avec ses porteurs, ce qui l’ennuyait
et ’humiliait beaucoup.
La grotte de glace, transparentecomme lecristal, leur ouvrit bientét
ses mystérieuses galeries, éclairées par la lumiére vacillante d’une
pelite lampe. C’était 4 se croire transporté dans le royaume des
is Le sol, les murs, la voite, avaient le méme poli et le méme
t.
Comme nos touristes s’étaient arrétés aprés en avoir fait le tour,
une voix triste et douce se fit entendre auprés d’eux dans une langue
que Raymond ne comprenait pas, mais qui devait étre de l’ullemand.
Une femme de trente ans A peu prés, aveugle, ayant 4 cdté d’elle
une toute jeune fille qui se tenait debout avec une sébile 4 la main,
était assise dans l’ombre et chantait en s'accompagnant d’un har-
monica. L’effet de ce chant, dans celte atmosphére glacée, sous cette
948 LE ROMAN DE LA SUISSE.
voute brillante et sonore, avait quelque chose de fantastique. Le
poéte en fut frappé. Il s'arréta prés de l’aveugle qu'il considéra avec
curiosité, comme une énigme dont on cherche le mot. Que disait-elle
donc qui allait si droit au coeur, qui attendrissait Jusqu aux larmes,
qui remuait si profondément? James vint 4 son secours. Il savait
l’allemand et put lui traduire de vive voix, sinon la poésie, du moins
le sens de la chanson.
« C’est une toute petite, toute petite fleur — qu’on trouve au fond des
ravins — comme sur les plus hautes montagnes — et qui pousse 4 foison
sans qu’on la cultive, —la petite fleur de liberté.
« Un tyran voulut l’extirper — et la faire disparattre de la face de terre,
— et il commanda qu’on l’arrachat et qu’on la foulat aux pieds — et qu'il
n'y edt plus trace ni souvenir — de la petite fleur de liberté.
« Tout fut extirpé, tout fut réduit 4 néant. — Mais, -au printemps sui-
vant, dans le fond des ravins — comme sur les plus hautes montagnes —
refleurit de plus belle, refleurit 4 foison — la petite fleur de liberté.
« Il est une petite chose, toute petite, — qui résistera éternellement aux
tyrans, — qui se redressera vivace quand toutes les autres — auront été
flétries et anéanties par eux, — c’est la petite fleur de liberté. »
Raymond et James qui s‘étaient attardés prés de l’aveugle, lui
jetérent bien vite leur offrande et s éloignérent en frissonnant, car
ils n’étaient pas insensibles comme elle aux gouttes glacées qui suin-
taient des murs et de la voute. .
« Qu’avez-vous donc? leur demanda miss Arabelle lorsqu’ils repa-
rurent devant elle. Comme vous ¢tes pales tous les deux !
— Ce n’est rien, répondit le poéte. Seulement nous ne sommes
pas fachés de revoir la douce lumieére du jour.
— Ne voila-t-i] pas Ja petite fleur de la chanson? exclama le jeune
Anglais en cueillant une touffe de fleurs sauvages qui croissaient en
abondance en, cet endroit.
— Montrez-les-moi, dit Arabelle 4 Raymond qui en cueillait d’au-
tres. Elles sont vraiment charmantes, et je veux en emporter. Tenez,
en voici une belle pour vous. »
Le poéte tira son portefeuille de sa poche, et, entre deux feuillets,
y déposa le précieux objet. Mais il était distrait, réveur; la voix -
chantait toujours dans son orcille, et ce ne fut pas comme un gage
d'amour qu'il recut la petite fleur de liberté.
Une autre image, image bien vague encore, mais suprémement
belle, venait de se glisser tout 4 coup dans son ceeur. Il marchait en
proie 4 des pens¢es tumultueuses, sous l’empire d’un enthousiasme
dont il ne s’expliquait pas la cause, ne prélant plus aucune allention
LE ROMAN DE LA SUISSE. 249
aux avances timides de la jolie Anglaise, ce qui, par parenthése, en-
chantait lady Steel, de plus en plus offusquée du succés de sa com-
patriote. Mais celle-ci n’abandonna point,la partie. Piquée au jeu,.
croyant son honneur engagé dans I’affaire, elle ne négligea rien
pour regagner le terrain qu’elle avait perdu, elle redoubla d’amabi-
lité a Pégard du poéte, qui, revenant enfin @ lui-méme, répara le
tort momentané qu'il avait eu et rentra dans son rdéle de cavalier
servant, & la grande confusion de mylady.
- Cependant, lorsqu’on eut pris, 4 travers la montagne, l’élroit sen-
tier qui conduit au but de l’excursion et qui cdtoie des abimes, au
fond desquels une riviére, toute blanche d’écume, se précipile sur
des rochers, il fallut, de toute nécessilé, aller a la file les uns des
autres. Toute I’habileté des porteurs leur suffisait 4’ peine pour trou-
ver ou poser le pied, et Raymond, forcément solitaire, ne tarda pas
a retomber dans sa réverie. Paul, qui le suivait, fut plus d’une fois
obligé de le rappeler a lui-méme, de l’avertir que les distractions poé-
tiques ne sont point permises en de pareils lieux, et il lui faisait re-
marquer en méme temps la présence d’esprit, le sang-froid, la soli-
dilédu jeune Anglais qui avait cédé sa chaise 4 Justin. Sir Francis
et James avaient en effet I’habitude de ces ascensions difficiles, i's
semblaient étre dans leur véritable élément. I n'y avait que Beppo
qui put lutter avec eux de précision, de souplesse et d’agilité ; mais
Beppo avait di, dés sa plus tendre enfance, s’exercer a l'école de
quelque célébre équilibriste.
Au bout de deux heures de marche, nos touristes arrivérent dee
vant un chalet ot l'on vend a boire. A quelques pas de ce chalet,
estun parapet peu élevé formé de terre et de pierres, et‘d’ou !'veil
embrasse un spectacle qui saisit ]’dme. "
Une vaste plaine blanche, ou, si vous aimez mieux, une mer de
glace, bornée 4 droife et 4 gauche par d’immenses pyramides de
neige, s'allonge et-s’étend 4 perte de vue. Les flots, non pas des
lois paisibles, mais des flots furieux soulevés par quelque horrible
tempéte, semblent avoir été frappés tout a coup d’immobilité, Quel-
ques rochers, mornes et nus, surgissent ¢d et 1a. Du reste, aucun
Signe de vie, aucun indice de végétation & sa surface, — et pourtant
leschévres s’y hasardent et y trouvent encore a brouter.
Une double échelle, placée perpendiculairement, se présente aux
Voyageurs qui veulent descendre et marcher sur l’onde pétrifiée.
Sir Francis et James s’y risquérent les premiers, et miss Arabelle
ayant réclamé le droit de suivre son frére, le reste de la bande ne
vint qu’aprés elle. Le maitre-guide avait voulu passer devant ; plu-
sieurs autres guides venaient derriére.
La descente ne laissait pas d’offrir quelque danger. Elle était sur-
25 Avan. 1873. | 17
250 LE ROMAN DE LA SUISSE.
tout terrifiante pour l’ceil. Lorsqu’on fut parvenu au bas des échelles
et qu’on vit devant soi cet énorme amas de glace, on ressentit une
vague impression de tristesse ; puis cette impression se dissipa, et
ce fut 4 qui s’avancerait le plus bravement. Lady Steel était au fond
un peu anxieuse, mais elle s’efforcait de n’en rien laisser paraitre,
miss Arabelle se montrant charmante de témérité, d’une témérité
qui n’excluait pas la prudence. Elle élait sous ce rapport la digne
fille de son pére. Le guide lui avait offert de la soutenir ; elle avait
refusé son aide et n’avait pas méme voulu accepter la main de Ray-
mond, Celui-ci toutefois ne la quittait pas et mesurait tous ses pas et
tous ses mouvements sur les siens. Sir Francis et James, accompa-
gnés d’un autre guide, allaient, allaient toujours devant eux, et miss
Arabelle les imitait, sans jamais s’astreindre a les suivre.
On arriva au bord d’un gouffre, d’ol s’échappait comme un roule-
ment de tonnerre. La glace s’était fendue et avait entr’ouvert d’im-
menses profondeurs ; mais on se pencha vainement pour plonger du
regard au fond de l’abime : au bout d'une seconde, on se sentait pris
de vertige, il fallait forcement se détourner.
‘L’me éprouve une sorte d’apre et supréme jouissance, quand ellese
trouve transportée tout a faiten dehors des conditions de la vie ordi-
naire. Elle échappea la terre et se croit prés duciel. Les natures les plus
prosaiques ne sont pas exemptes, 4 ces heures-la,d’un peu de poésie.
Tous nos excursionistes se furent bientét familiarisés avec ce sol de
- glace, qu’ils foulaient déja d'un pied plus sdr, et-chacun poussa de-
vant soi 4 sa fantaisie, se sentant léger d’ame et de corps, défiant le
danger, prét 4 toutes les témérités, docile néanmoins & Ja voix des
guides qui, de temps en temps, avertissaient les plus aventureux
qu’il fallait s’arréter.
Le vieux guide que madame d’Esquilly avait envoyé la veille au
Faulhorn et qui était revenu presque aussilét, ayant rencontré en
routeles deux maris égarés, était échu en partage, ce jour-la, 4 Ray-
mond et 4 miss Arabelle. Cet homme, malgré ses soixante ans, était
solide et vigoureux. Miss ArabeNe, se départant un peu de sa hau-
teur britannique, l’avait interrogé avec bienveillance et avait paru
s’intéresser & lui. Il habitait dans la montagne qu’il n’avait jamais
quittée, lui avait-il dit. Il était pére de neuf enfants, dont l’ainé était
marié depuis quelques années déja et demeurait avec lui. C’était une
nouvelle famille qui s’ajoutait a l'autre d’annéeen année, comme les
arbres et les arbustes qui croissent dans la forét au pied d’un chéne
vénérable. Le fils du vieux guide venait d’avoir son quatriéme enfant.
Ayant apercu, prés d’une touffe de ces fleurs étranges qui poussent
dans la glace, une belle chévre noire qui le regardait, notre homme
s'était dirigé de ce cété, d’autant plus volontiers que miss Arabelle
LE ROMAN DE LA SUISSE. 234
en avait manifesté le désir, mais il semblait curieux d’éclaircir un
doute. I] avait cru reconnaftre une de ses propres chévres. Lors-
quiils n’en furent plus trés-éloignés, il appela 4 plusieurs repri-
ses « Jeanneton, Jeanneton, » et Jeanneton, le reconnaissant 4 son
tour, vint gravement & lui et sembla l’exhorter a la suivre. II la sui-
vit. Le jeune homme et la jeune fille marchérent dans la méme di-
rection, devinant quelque aventure. En effet, la chévre s’arréta prés
dun rocher qui semblait jaillir de la mer, et dans le creux duquel
ils virent un tableau qui leur arracha un cri de surprise et de
lisir.
, Un enfant de quatre ‘ou cing ans au visage rose, aux cheveux
blonds et bouclés, vétu d’un costume brundtre, un grand chapeau
rejeté derriére la téte, était assis 4 califourchon parmi les joncs et les
roseaux, et trois chevreaux, groupés autour de lui, le protégeaient
de leur ‘chaleur, lui léchaient les mains et le visage, uniquement
occupés tous les trois de le soigner et de l’amuser. C’était comme
un nid au milieu de Ia glace, un atome de printemps perdu dans
Pimmensité de l’hiver.
«Que fais-tu 14? cria le vieillard en apostrophant rudement l’en-
fant. Je t’avais défendu de descendre les échelles. On ne te laissera
plus mener les chévres, je te le promets.
— Cest la Jeanneton qui est venue 1a » répondit le pauvret d’un air
piteux. Les chevreaux l’ont suivie, et moi aussi,
— Ne le grondez pas, dit Raymond, qui était réellement enchanté
de cette poétique trouvaille.
— La Jeanneton I’a nourri, voyez-vous, monsieur, reprit le vieux
guide, et il la suit encore, comme si elle était sa mére. C'est égal,
Jeanneton, tu n’a pas été prudente. Tu n’aurais pas dd l’amener 1a. »
La Jeanneton se mit 4 béler, comme pour répondre a ce reproche,
et les chevreaux, sans se déranger, continuaient 4 lécher et 4 cares-
ser l’enfant.
Les deux jeunes gens avaient passé quelques minutes 4 considérer
le joli groupe. Mais, pendant que le vieux guide, en tendre grand’pére
qu'il était, s’assurait par lui-méme que le petiot n’avait pas froid,
miss Arabelle qui venait d’apercevoir un peu plus loin de nouvelles
fleurs en beaucoup plus grande quantité, s’était élancée pour les
cueillir, et Raymond avec elle.
Tout & coup un sourd craquement se fait entendre, le sol de glace
vacille sous leurs pieds ; il semble qu’ils soient balancés par le rou-
lis de la mer, et la jeune fille effrayée est obligée de se retenir forte-
ment au jeune homme pour ne pas tomber. Ils regardent devant eux :
une longue et large fissure s’est subitement produite, et ils sont
séparés de leur guide par un vide qu'on ne peut essayer de franchir,
952 LE ROMAN DE LA SUISSE.
Ils se retournent: un vide plus grand encore se fait derriére eux,
autour d’eux; ils sont relégués dans une espéce d’ile, et onde mu-
git au-dessous 4 une profondeur immense, et c'est la mer de glace
qui serait 4 présent pour eux le continent sauveur !
_ Raymond a mesuré toute l’étendue du danger, mais il ne pense
point & lui, il ne pense qu’é sa compagne. Il la regarde, il la voit
palir et fermer les yeux.
« Du courage, lui dit-il, nous ne sommes pas perdus. Laissez-moi
yous soutenir, et — je vous en prie, du courage!
— Oh! j’en ai, murmura-t-elle avec un accent qui dément ses
paroles. Mais mon pére et mon jeune frére?... Ah! je les vois, qui
viennent a nous.
—— Monsieur, Mademoiselle, disait en méme temps le vieux guide,
je réponds que je yous tirerai de la, si vous gardez votre sang-froid.
Commencez par vous asseoir tous les deux 4 terre; c’est le plus sur.
Si une nouvelle secousse a lieu, vous ne serez pas renvyersés du
moins. J’avais tort d’accuser la Jeanneton : elle savait mieux ‘que
nous ou était le danger. Bon, vous voila assis, et'on vient 4 nous de
tous les cdtés. Le craquement s'est fait entendre au loin, on se doute
de quelque chose. Du courage et du sang-froid, je vous le répete.
‘Je ne veux pas vous laisser seuls. Dés qu'on sera venu, j’irai cher-
-cher des planches que nous poserons au-dessus de l'abtme en guise
de pont. Il doit y en avoir dans le chalet. Je pars. Ne bougez pas.
D’ailleurs, ce serait inutile. La jeune dame ne peut sauter, ni vous
non plus, et il ne serait pas sir de s’appuyer sur une pique pour
prendre son élan. Altendez-moi. » ,
Tous les autres voyageurs étaient en vue et s’avancaient aussi rapi-
‘dement que le permettait le sol glissant; tous les autres guides élaient
aussi descendus et accouraient 4 la hate. On n’eut pas besoin d’échan-
_ger de longues explications, la chose parlait d’elle-méme. Sir Francis,
qui était arrivé le premier, regarda sa fille avec un air d’angoisse
.et de terreur que Raymond trouva sublime, car la puissance d’ob-
servation du jeune poéte n'était pas diminuée par l’émotion , au
contraire. .
Le vieux guide avait. dit au pére silencieux, mais dont le silence
était éloquent en cette circonstance :
a Je reviens avec des planches pour leur faire un pont. ».
Sir Francis-avait pris la main du vieux guide, l’avait serrée dans
Ja sienne, et-lui avait fait signe de se hater.
La plupart des guides s’éloignérent en courant vers le chalet.
Paul, Justin, James, lord et lady Steel restaient la, rangés d’un
air morne, cherchant et ne trouvant pas une parole. Ce n’était plus
seulement Je bon sir Francis qui semblait frappé de mutisme.
LE ROMAN DE LA SUISSE. 255
« Je suis mieux, je me sens plus forte, disait la Jeune Anglaise 4
Raymond d’une voix & peine intelligible. Dites-le & mon pére, je
yous prie. » |
Raymond s’acquitta & haute voix de la commission.
a Oh! dit l'Anglais, je vous remercie. »
Cette parole si simple, sortant de sa bouche, prit une expression
toule particuliére et attendrit le coeur de ceux qui l’entendirent.
Plus d'un quart d’heure s’écoula au milieu d’une angoisse qui
creissait sans cesse, car on entendait encore de sourds grondements,
el on craignait & chaque instant quelque commotion nouvelle, qui
pouvait étre suivie d’un bouleversement épouvantable.
Le danger était pour tout Je monde, plus direct sans doute, plus
imminent pour Raymond et pour miss Arabelle ; mais il ctait cer-
tain qu’un travail souterrain s’opérait au milieu de ce prodigieux
amas de glace et qu’il n’y avait pour le moment de sécurité nulle
pam. Personne toutefois ne songeait 4 fuir.
Les guides ne reparaissaient pas. Seulement l’un deux était venu
dire qu'on n’ayait pu trouver au chalet des planches convenables, et
qu'il avait fallu en aller chercher plus loin. Or les habitations n’é&
tant guére rapprochées dans ces montagnes, la cruelle attente se
prolongea pendant prés d’une heure. Enfin, les guides redescendi-
rent des échell@s en poussant des cris d’encouragement, et arrivérent
a grands pas, portant sur leurs épaules tout ce qui était nécessaire
pour opérer le sauyetage. )
Deux planches solides, placées 4 cété l'une de lautre, et qui
élaient d’un bon tiers plus longues que l’espace 4 franchir, formé-
am un pont que deux personnes pouvaient facilement traverser
é front.
Mais Paul, anxieux du résultat, arréta de Ja voix son ami qui of-
frait déja son bras 4 miss Arabelle, et demanda si le poids de deux
personnes sur ce pont ne déterminerait pas un mouvement de bas-
cule qui pourrait leur étre funeste. C’était & peine, fit-il observer,
Sil était prudent 4 une personne de s’y hasarder, la situation seule
excusait cette. temérité, et il engageait fortement les deux naufragés
a ne passer que l'un aprés |’autre. Raymond voulut nécessairement
que sa compagne de péril passit la premiére, et, comme elle sem-
blait hésiter, Beppo, qui se trouvait la et qui avait entendu toute la
Conversation, s élanga sur Jes planches, s’arréta au milieu, fit une
gambade et alla rejoindre la jeune miss, aprés lui avoir ainsi dé-
montré que le pont était solide. Cette gaminerie l’enhardit, en effet.
Soutenue par Raymond, elle se hasarda sur la double planche, fandis
qu'un des guides s’avancait de tout le corps et lui tendait une main
qu'elle saisit avec d’autant plus d’empressement qu’elle sentait
254 LE ROMAN DE LA SUISSE.
pour la seconde fois, ses forces défaillir. Elle tomba dans les bras
de son pére, mais reprenant aussitét ses esprits, elle se retourna
pour s’assurer si Raymond Ja suivait et était bien sauvé comme elle.
Ce fut Beppo qui passa le dernier, et, comme on s’apprétait a retirer
les planches :
_« Il n’y a plus d’amateurs? » demanda-t-il d’un ton qui fit sourire
les plus émus.
Le but deJ’excursion était atteint et au dela. Cet épisode, qui n'é-
tait pas dans le programme, lui donnait méme une valeur particu-
lire, et qui effacait l'attrait de toutes les excursions précédentes.
Néanmoins, on ne pensa pour le moment qu’a sortir de la mer de
glace, et ce ne fut pas sans respirer déja plus 4 l’aise qu'on remonta
les deux échelles qui conduisaient au port; car, tant qu’on était
sur le perfide élément, on avait toujours 4 craindre quelque nouvelle
aventure. Une fois sur la terre ferme, quoique l'espace fat bien
étroit et qu'on fat encore en présence du danger, chacun rentra dans
son caractére. Sir Francis reprit son flegme; les j jeunes gens retrou-
vérent leur gaieté, et miss Arabelle déclara que, maintenant qu’elle
était en streté, elle ne regrettait plus la terrible émotion qu'elle
avait ressentie, et que ce n’était pas payer trop cher le plaisir qu’elle
aurait, lors de son retour en Angleterre, 4 raconter & ses bonnes
amies le péril qu’elle avait couru et la fagon original@ dont elle s’en
était tirée. Lady Steel témoigna, au contraire, le regret d’avoir été
moins favorisée qu'elle, de n’avoir été que spectatrice dans ce drame
improvisé. Toutefois, elle finit par se persuader que le danger avait
été partout, qu’elle avait ressenti elle-méme une trés-violente com-
motion, et Paul Richaud appuyant gravement de ses réflexions per-
sonnelles les impressions de la sémillante lady, il fut bien et diment
constaté, au bout d’un quart d’heure, que tous les voyageurs avaient
échappé a une mort certaine.
_ La faim se faisait sentir, et on avait négligé d’apporter des pro-
visions, croyant qu’on serait rentré 4 l’hétel pour l’heure du déjeu-
ner. On épuisa donc tout ce que possédait le trés-modeste gite ou
les guides seuls prenaient d’ordinaire leur café au lait. Un morceau
de lard, du fromage, du pain un peu rassis, de trés-mauyais vin,
voila tout ce qu'il fpt possible de se procurer. Raymond et miss Ara-
belle n’en mangérent pas moins de grand appétit. L’émotion leur
avait creusé l’estomac.
Un nouveau lien venait de se serrer entre eux, celui du danger
couru ensemble. Raymond n’avait point précisément sauvé la vie &
la jeune Anglaise ; mais il l’avait soutenue, encouragée, affermie, il
avait diminué son péril en le partageant. Il vit avec un indicible
plaisir les couleurs revenir sur cette charmante figure, qu’il avait
LE ROMAN D& LA SUISSE. 255
vue si pale et si décomposée. It était maintenant son cavalier de fait
et de droit ; 11 pouvait lui rendre ces soins qui semblent un pri-
vilége. I s’assit donc a cété d’elle, lui demanda, & plusieurs reprises,
comment elle se trouvait, échangea librement avec elle plus d'une
tendre parole et plus d’un tendre regard.
Pendant que la noble compagnie était 4 table, les chevreaux re-
venus, eux aussi, de la mer de glace, s'‘introduisirent dans la salle
basse et vinrent Jécher la main de miss Arabelle, qui, se retournant
vivement, apercut le-petit garcon avec un énorme bouquet de fleurs
sauvages, de ces fleurs cause de tout le mal, puisque c’était pour
les cueillir qu'elle et Raymond s étaient imprudemment éloignés du
guide. Elle accepta le bouquet, et pria son pére de récompenser |’en-
fant. Sir Francis mit aussit6t une guinée dans la mignonne petite
main, qui s‘avangait avec un peu trop d’empressement, car c’est 1a
un des fatbles de la Suisse: on ne sait pas y étre pauvre avec toute
la dignité désirable, et, si jeune et si innocent qu’on soit, on se
laisse volontiers éblouir par le vil métal.
Du reste, l'enfant était charmant, et son avidité n’était en cette
cairconstance qu’une grace de plus.
« Maintenant, décampe au plus vite, lui dit son grand’pére, qui
avait pourtant attendu, pour le renvoyer, que sa tendre jeunesse eit
excité la générosité des riches voyageurs, et garde-toi bien de t’ar-
réteren route. Tu donneras la piéce d'or & ta mére, et je te rappor-
terai quelque chose ce soir, » ajouta-t-il 4 voix basse en Pembras-
sant.
Lorsqu’on fut suffisamment rassasié et reposé, les deux dames ne
furent pas fachées de reprendre le mode de locomotion dont elles
s'étaient servies le matin, c’est-i-dire leurs chaises 4 porteurs. On
marcha beaucoup plus vite en revenant qu’en allant, car on descen-
dait, et, quoique la pente fut rapide, les pieds exercés des guides
obéissaient 4 |’élan donné, sans compromettre la swreté de leurs
précieux fardeaux. Nos jeunes gens, entrainés par l’exemple, ne se
laissérent pas distancer, et l’arrivée 4 I’hdtel du Glacier fut un véri-
table triomphe, car on y savait déja le péril que lexpédition avait
couru. Quelques habitants du pays, tous les voyageurs de I’hétel,
parmi lesquels M. et madame d’Esquilly et la plaintive madame de la
Bergerie, étaient 14, rangés en cercle, pour recevoir les heureux
imprudents. On échangea des explications, des félicitations et des
poignées de main, et les guides, généreusement rémunérés par sir
Francis et par lord Steel, firent sauter leurs chapeaux et emplirent
lair de leurs cris et de leurs vivat.
Ce que voyant, Beppo mis en gaieté, et qui, dans la distribution
générale, avait sans doute attrapé sa part, fit cing ou six fois la roue
256 LE ROMAN DE LA SUISSE.
e
sur le gazon, au grand émerveillement de sir Francis, et il en edt
fait bien davantage, si Paul, & qui ces allures de saltimbanque ne
plaisaient pas du tout, ne l’edt sévérement rappelé 4 l’ordre.
IX
LES CASCADES DU GIESSBACH.
Les cascades du Giessbach sont certainement une des merveilles
de la Suisse pittoresque, mais une merveille emprisonnée dans un
parc bien aligné et bien ratissé. Cette succession de cascades étagées
les unes sur les autres et qui, descendant bruyamment d'une hau-
teur considérable, semblent s’accroitre encore dans leur chute, forme
un de ces tableaux qu’il faut avoir vus, et qui restent dans la mé-
moire, méme lorsqu’on vient d’admirer l’aérienne cascade du Stau-
bach. Seulement, je le répéte, l'art s’y méle 4 la nature. La route
pour gravir jusqu’au sommet a élé habilement frayée ; des rampes
ont été ménagées, des bancs onfété placés de distance en distance.
On sent 4 chaque détail que l’exploitation a passé par 14. Cela ne
suffit pas, sans doute, pour gater entiérement le charme de |’ascen-
sion et la vue dont on jouit, quand on a une fois gravi cette mon-
tagne de roches ; mais enfin, ce n'est plus la vraie Suisse, non pas
méme la Suisse d'Interlaken ot, comme nous |’avons dit, la civilisa-
tion s’infiltre et se joue au milieu de ja barbarie primitive ; c’est la
Suisse civilisée. Ce qui serait une superbe décoration, un splendide
interméde pour le bois de Boulogne, est un ornement trop impor-
tant, trop grandiose pour l’agréable jardin qui entoure I’hdétel. Ha-
tons-nous de dire néanmoins que cet hétel est un palais, qu’on y est
admirablement servi par une armée de jeunes Suissesses qui con-
stituent une aimable variété dans l’espéce domestique, et qu’on y ren-
contre, durant tout l’été, si bonne et si nombreuse compagnie qu'il
est prudent de retenir sa place un mois & l’avance, si on veut y pas-
ser une journée ou deux.
Toute la société qui était réunie 4 l’hétel du Glacier se trouve
transportée 4 I’hétel du Giessbach, toute la colonie anglaise, M. et
madame d’Esquilly, M. et madame de la Bergerie, Paul, Raymond,
Justin... Les romanciers ont hérité de la baguette des fées, et ils
en usent pour s’épargner des transitions, pour se dispenser de ra-
conter ce qui serait sans intérét pour eux comme pour le lecteur.
On vient de monter au Giessbach, on est ravi, enchanté. Justin,
en descendant, a glissé sur une pierre humide ; il a souillé son pan-
LE ROMAN DE LA SUISSE. BF
talon et compromis une paire de gants gris perle, dont 11 s’était paré
4l'instar de Raymond, petit ‘incident qui, par parenthése, a beau-
coup égayé tout le monde, car il n’en est rien résulté de facheux.
Avant de rire de sa mésaventure, les dames ont eu soin de s’assurer
qu'il n’était pas blessé.
On rentre en masse & ’hétel, et chacun remonle a sa chambre
pour faire un bout de toilette avant le diner, qui doit avoir lieu a
sept heures précises, et pour lequel une certaine tenue est de ri-
gueur.
Comme il y a foule au Giessbach, Raymond, Paul et Justin n'ont pu
obtenir qu'une seule chambre située sous le toit, ob on leur a dressé
trois lits, et, au moment ot nous les rejoignons, ils sont, tous les
trois, gravement occupés a mettre leur cravale devant l’unique glace
quil y ait dans la chambre. Cette opération terminée, Paul, qui,
selon la méthode du sage, a retourné sept fois sa Jangue avant de
parler, dit enfin 4 Raymond, non sans une légére nuance d’embar-
as:
« Mon cher Raymond, je dois te faire part d’une observation trés-
juste qui m’a été suggérée par notre ami Justin et qu’il n’oserait te
communiquer lui-méme. C'est lui qui tient la bourse commune et
qui solde nos dépenses, ce qui nous arrange fort et nous empéche
de songer a ces viles questions d’argent qui gatent tout. Mais, hélas!
il y songe, lui, il est obligé d’y songer, et il a constaté avec regret
que le train que nous menons depuis quelques jours n’est pas
enrapport avec |’état de nos finances. Nous avons mis chacun la
méme somme & la masse ; si nous voulons terminer notre voyage,
voir tout ce que nous devons voir encore, il faut nécessairement
nous modérer. La compagnie des lords et des belles dames est fort
agréable, sans doute, et nous reconnaissons méme que nous en avons
tiré des avantages matériels, puisque nous avons profilé de Icurs
guides et aussi de leur vin de Champagne. II n’en est pas moins vrai
qu'en définitive il est plus dispendieux de voyager dans Ja compagnie
des grands que dans celle des petits. Tu sais si nous tenons a toi! ©
Nous tenons également, jusqu’a un certain point, 4 ces nouvelles re-
lations que tu nous a procurées. Mais encore une fois, nous som-
mes obligés de compter. Tu penses bien, d’un autre cété, que nous
hous ne voudrions pas te priver en ¢goistes de plaisirs qui sont faits
pour to1. Non, nous reconnaissons que tu ne peux te dérober brus-
quement, comme nous, aux liens de toute espéce qui t’enlacent ou
qui t’embrassent, si tu l’aimes mieux. Voici donc ce que, de mon
chef, j'ai résolu de te proposer. Nous finirons ici la journée ensemble,
et nous partirons seuls demain de grand matin, Justin et moi. Tu
pourras, quant 4 toi, accompagner sir Francis et sa famille, ou M. et
258 LE ROMAN DE LA SUISSE.
madame d’Esquilly, ou lord et lady Steel, 4 ton choix. Nous nous
retrouverons, si tu veux, dans quatre ou cing jours, en un lieu dont
nous conviendrons d’avance, en un de ces endroits ot: 11 faut forcé-
ment aller, avec faculté, de part et d’autre, de ne point nous y rendre,
si nous en sommes empéchés par un motif quelconque. Que dis-tu
de ma proposition ?
— Je dis, je dis que je vous fais perdre votre temps, et que vous
me plantez-la.
— Il ya aussi quelque chose de vrai 14 dedans, répond flegmati-
quement le peintre. Pour le quart d’heure, notre temps ne nous est
pas moins précieux que notre argent. Justin est pressé, car il n'est
pas libre comme nous. II faut qu’il soit & Paris pour le premier
octobre.
— En se pressant, on ne fait rien de bien, réplique vivement le
poéte. Voir trop de choses, c’est voir mal. Il me semble que vous
pourriez trés-bien passer ici avec moi la journée de demain. On ms
déja parlé d’une excursion charmante....
— C'est le détail, cela, mon cher, poursuit Paul sans s ‘mouvoir
davantage, et c’est l'ensemble que nous voulons saisir. D’ailleurs,
la question de temps écartée, la question d'argent reste la méme.
Avant de nous rendre ici, j’ai déj4 congédié Beppo sous prétexte qu'il
n’y serait pas requ, mais en réalité parce qu'il nous était 4 charge a
plus d’un titre. La nécessité de faire des économies s’impose impé-
rieusement 4 nous. Il faut donc trancher dans le vif. Ainsi, voila qui
est convenu, tu nous suivras ou tu ne nous suivras pas; mais de-
main, avant l’aurore, nous quitterons le Giessbach sans rien dire a
personne, & la maniére anglaise.
— Ce n’est pas la mienne, » riposte Raymond comme pour rompre
Pentretien.
L’heure du diner réunit de nouveau tout:le monde. M. et madame
d’Esquilly, ainsi que madame de la Bergerie, avaient été présentés
par Raymond & tous ses amis d’outre-Manche, et les deux jeunes
dames frangaises avaient été accueillies 4 merveille par lady Steel,
comme par miss Arabelle. Madame de la Bergerie, de plus en plus
ennuyée de l’accident arrivé a son mari, avait décidé qu’elle ne pou-
vait séjourner avec lui 4 l’hétel du Glacier, qu’elle en mourrait cer-
tainement, et elle l’avait fait transporter 4 ’hdétel du Giessbach ou on
pouvait du moins le soigner plus efficacement pour lui et plus agréa-
blement pour elle. Le médecin avait ordonné au patient la plus com-
pléte immobilité. M. de la Bergerie ne pouvant bouger, était servi dans
sa chambre ; mais sa femme s’était autorisée dela présence de M. et
de madame d’Esquilly pour descendre 4 la table d’héte, ce qui était
infiniment plus gai, avait-elle dit, que de diner en téte a téte avec un
LE ROMAN DE LA SUISSE. 950
malade. Elle avait bien le temps, d’ailleurs, d’étre seule avec lui:
le médecin avait déclaré que M. de la Bergerie en avait au moins pour
trois semaines.
Madame de la Bergerie se piquant d'étre une vraie Parisienne,
avait sympathisé tout de suite avec lady Steel qui visait & le paraitre,
tandis que la gentille madame d’Esquilly avait ressenti plus de gout
pour Ja jeune miss. Du reste, au bout de deux jours, ces dames étaient
unies comme les cinq doigts de la main, — quoiqu’ elles ne fussent
que quatre.
L’exposé de la situation de nos divers personnages ne serait pas
complet, si nous n’insistions pas sur un détai! dont il ne nous a pas
encore été loisible de nous occuper, quoiqu’il ait, & divers points de
we, une importance véritable. La légére rivalité que nous avons in-
diquée entre lady Steel et sa jolie compatriote s était de plus en plus
accentuée. Jalouse de l’assiduité de notre poéte auprés de cette der-
niére, lady Steel n’avait rien négligé pour l'attirer a elle et pour le
séduire. Raymond avait d’abord résisté a la tentation; puis trouvant
bientét qu’il était inconvenant de ne point répondre quelque peu
a des avances aussi directes, flatté en méme temps de ce nouveau
succés qui devait lui préter un mérite de plus aux yeux d’Arabelle,
il avait eu l’air de manceuvrer habilement entre les deux; mais il
n’avait feint, en somme, de s’occuper de la femme mariée que pour
porter le dernier coup aux hésitations de la jeune fille.
Par malheur, on ne voit pas les coeurs et on ne devine pas toujours
les bonnes intentions. Lord Steel, qui était exempt des ridicules om-
brages de certains maris, mais qui n’avait pas non plus l’aveugle-
ment de certains autres, ne tarda pas 4 remarquer le manége de sa
femme, ainsi que la maniére dont Raymond semblait y répondre, et
ilse promit d’avoir |’ceil sur eux. On n’a pas oublié que notre jeune
poéte jouissait de tous les avantages physiques qui justifient ou qui
expliquent les grandes passions, qu'il était tout 4 fait taillé sur le
modéle des amants qui ne perdent pas leurs peines, et lord Steel,
dans sa modestie de mari, avait été obligé de reconnattre que Ray-
mond était beaucoup mieux que lui sous tous les rapports.
Au lieu de causer d’art avec Paul, il ne fut plus occupé qu’a surveil-
ler attentivement, sans en avoir l’air, la coquette lady et son com-
plice supposé, et c’est cette circonstance qui avait peut-étre contri-
bué a faire rentrer Paul en lui-méme, 4 lui rappeler qu’il n’était pas
venu en Suisse pour dépenser son argent dans des hdtels de premier
ordre, ou pour s’entretenir avec un lord qui ne l’écoutait plus que’
d'une oreille. Si lord Steel avait continué 4 étre sous Je charme de
Yartiste, l’artiste n’edt point cédé aussi vite peut-étre aux sages ob-
servations de son ami Justin.
260 LE ROMAN DE LA SUISSE,
La réunion était considérabie. Dans une vaste salle brillamment illu-
mée, une lable de cent couverts était servic, et pas une place n’‘était
vide. SirFrancis et son fils, lord Steel, Paul ct Justin's étaient assis du
méme cété 4 la suitel’un de autre ; les dames élaient en face, M. d’Es-
quilly prés de sa femme, et celle-ci prés de miss Arabelle. Venaient
ensuite madame de la Bergerie et lady Steel. Raymond avait été
force en quelque sorte de se mettre 4 cété de cetle derniére, et lord
Stecl, placé en face d’eux, en avait pali de colére ; mais, toujours
maitre de lui, il s’était contenu et s'était promis plus que jamais de
ne point les perdre un moment de vue.
Une conversation trés-vive, trés-pétillante, (rés-amusante, ne
tarda pas a s’engager entre madame de la Bergerie, lady Steel et
Raymond. Madame de la Bergerie était au courant de beaucoup de pe-
lites choses parisiennes que sa nouvelle amie était enchantée de con-
nailre, et comme elle était enchantée de les dire, ce fut de sa part
un feu roulant de mots trés-connus, auxquels notre poéte se plut a
méler quelques traits de son propre fonds. On n’était pas arrivé au
dessert que ces dames l’interrogeaient sur les actrices les plus célé-
bres de Paris et lui demandaient beaucoup de détails. Je vous laisse
4 penser s’il se fit faute de leur en donner. Elles se mirent alors a
rire comme de petites folles, au grand scandale d’un ministre pro-
testant qui dinait gravement quelques places plus haut avec sa fesnme
et ses six filles.
Lord Steel était furieux, mais il n’en laissait rien paraitre. C’était
un veritable gentleman, un homme qui se respectait beaucoup trop
pour hasarder la moindre inconvenance. Son émotion ne se mani-
festait que parce qu'elle le faisait boire encore plus qu’a l’ordinaire,
et nous savons qu’a |’ordinaire il ne buvait pas mal. Du reste, lord
Steel n’était pas le seul parmi les convives qui edt l’esprit occupé
de Raymond, et si miss Arabelle avait été autrement placée, si ses
beaux yeux avaient pu rencontrer ceux du poéte, il aurait pu y lire
la légitime indignation que lui inspirait sa conduite.
Au sortir de table, les nombreux convives se répandirent a leur
gré dans les salons, sur la terrasse, sur les pelouses environnantes.
Les uns s’assirent, les autres se promenérent.
Raymond avait naturellement offert son bras 4 la dame a cété de
laquelle il était placé, c’est-a-dire & lady Steel, et celle-ci, au licu de
le quitter, ayant continué de s’appuyer sur lui presque tendrement,
madame de la Bergerie, qui les suivait, crut devoir s‘arréter, en
‘femme qui sait vivre, pour leur laisser savourer la douceur de ce
léte-a-téle improvisé, car elle avait fort} bien compris Je jeu qui se
jouait entre |’ Anglaise et I"heureux jeune homme.
Le jour tombait, ou plutét la nuit arrivait a grands pas. L’hdtel
LE ROMAN DE LA SUISSE. 261
du Giessbach devait offrir 4 ses hétes, vers les neuf heures, le coup
A’ceil des cascades éclairées par la lumiére électrique et par des
feux de couleurs. C’était un spectacle qu'il ne fallait pas manquer.
Toute la société qui se trouvait 1a comptait bien en profiter, et quel-
ques-uns, les plus pressés, se dirigeaient déja vers les cascades pour
mieux choisir leurs places, lorsque lady Steel déclara 4 son com-
pagnon qu’elle n'irait certes pas 41’illumination, que les autres pou-
vaient y courir pour s’y faire pousser et bousculer par. la foule, mais
quelle était bien décidée, quant a elle, 4 rester plutét aux environs
del'hétel, ot il n’y aurait personne, a jouir du ciel étoilé et 4 res-
pirer la fraicheur de la nuit. Raymond crut comprendre (un autre
-nes'y fat-il pas trompé comme |ui ?) que c’élait un rendez-vous qu’on
lui proposait, et il applaudit aux gots de lady Steel, qui, dit-il,
étaient tout a fait conformes aux siens. La-dessus, ils jugérent a
propos de se séparer. Lady Steel retourna vers les dames, et Ray-
mond, allumant une cigarette, se mit en devoir d’aller rejoindre
les messieurs qui fumaient un peu plus loin; mais il ne put le faire
sans affronter les regards courroucés de miss Arabelle, car sa cou-
sine, madame d’Esquilly, l’appela et lui demanda ot il croyait qu’il
valait mieux se mettre‘pour voir illumination. Troublé par sa con-
_ Science et par les reproches muets. que lui adressait la jolie miss, il
balbutia une réponse quelconque et s’éloigna en toute hate.
Lady Steel, fiére de l’espéce de victoire qu’elle venait de remporter
et y puisant un surcroit d’assurance, se mit 4 raconter, en s’adres-
sant 4 madame de la Bergerie, mais pour étre entendue de quelques
dames étrangéres qui se trouvaient 14, l’émouvant épisode de la mer
de glace et la présence d’esprit qu’elle avait eue de sauter preste-
ment au-dessus de la fente qui s’était produite 4 quelques pas d’elle.
Miss Arabelle et Raymond n’étaient restés exposés plus longtemps
que parce qu ils n’avaient pas sauté assez vite. Quant 4 elle, elle était
intrépide, rien ne l'arrétait; mais elle ne pouvait songer, sans fré-
mir, 4 horrible danger qu'elle avait couru.
En lui entendant débiter tout cela, sa jeune compatriote, pale de
colére et d’indignation, avait peine & se contenir et s’apprétait a ren-
verser, par quelques mots ironiques, }’échafaudage de mensonges
sur lequel mylady se dressait en statue; mais elle avait le gosier
serré, elle tremblait comme la feuille, et il ne lui fut pas possible
darticuler un seul mot.
Ce n'est pas seulement, on le concoit, le respect qu’elle professait
pour la vérité qui avait mise dans cet état violent. Elle etait, cerles,
bien en droit de se plaindre, Raymond s’était conduit avec une légé-
reté qui mérite un blame sévére, et nous n’entreprendrons pas de le
262 LE ROMAN DE LA SUISSE.
justifier. La facilité qu’il croyait trouver du cété de lady Steel l’avait
arraché un moment, presque & son insu, au joug de celle qu’ll pré-
férait au fond du coeur, mais auprés de laquelle,.suivant les idées
francaises qu’il avait en quelque sorte sucées avec le lait, il était
beaucoup plus dangereux de se laisser aller 4 des impressions trop
vives. Puis, il ne s’était engagé dans cette stratégie galante qu'avec
la ferme intention de s’arréter court quand il le faudrait ; il n’avait
point du tout songé au résullat définitif. Maintenant, il n’avait plus
le courage de reculer devant un beau fruit qui était prés de tomber
et qui paraissait s'offrir 4 lui; la voile tortueuse qu’il suivait l’avait
altéré : il était avide de se rafratchir. Mais ils’en voulait beaucoup 4
lui-méme de ces sentiments grossiers, et il est probable qu’il edt re-
grelté amérement la chaste et discréte tendresse de 1a jeune miss,
une fois qu’il lui edt été sérieusement infidéle.
Cependant, l’heure de )’illumination avait sonné, tout le monde
était descendu aux cascades, et lady Steel, qui se reprochait déja
peut-étre l’inconséquence qu elle avait commise, s’était honnétement
‘assise sur un banc devant I’hétel, 4 un endroit que la lune inondait de
sa lumiére argentée, au lieu de se retirer dans quelquejendroit bien
sombre, dans une allée couverte, par exemple, ou sous un bosquet
favorable aux tendres entretiens. Raymond l’apercut et vint 4 elle,
et, aprés quelques mots échangés a voix basse, il l’'avait déterminée,
non sans peine, & s’éloigner wn peu avec lui, lorsque tout a coup il
s'arréte, écoute et résiste 4 la pression du bras de sa compagne qui
essaye de l’emmener du cété opposé. Une voix pure, charmante se
fait entendre, et ces paroles, nettement articulées, arrivent jusqu’a
son oreille. :
a C’est une toute petite, toute petite fleur — qu’on trouve au fond
des ravins — comme sur les plus hautes montagnes— et qui pousse
4 foison sans qu'on la cultive, — la petite fleur de liberté. »
Il reconnait cette chanson. C’est celle de l’aveugle de Grindelwald,
mais ce n’est pas sa voix. Il entraine presque de force lady Steel du
cété des salons de l’hétel, car lajvoix part d'un des salons du rez-de-
chaussée. Il ne se trompe pas, c'est cet organe enchanteur, si puissant
sur son 4me, cet organe qui lui a fait trouver ses propres vers 51
beaux et si harmonieux. C’est elle, il en est certain. Elle chante, en
s’accompagnant sur le piano, elle chante dans la solitude.... Mais i
veut s’assurer 4 tout prix qu’il n’est point dupe d’une illusion.
« Pardon, mylady, dit-il 4 l’Anglaise stupéfaite, je ne puis vous
expliquer,... Je suis 4 vous dans une seconde. »
Et il s’élance, comme un fou, dans I’hétel, se laissant guider pat
la voix.
LE ROMAN DE LA SUISSE. 263
Lady Steel, justement indignée, ne sachant qu'imaginer pour le
retenir, s’écrie 4 tout hasard : « Je me trouve mal; en vérité, je me
trouve mal.» .
Et, en effet, elle se laisse aller sur un banc, croyant que l’ingrat
I'a entendue, et qu’il va revenir au plus vite pour lui porter secours.
Mais non, il est déja bien loin. Ce n’est pas lui qui accourt en toute
hale et qui se précipite 4 ses genoux, c'est le kelner de l’hétel, un
grand garcon, admirablement frisé, délicieusement parfumé, et qui
se trouve toujours la, quand il s’agit d’étre utile ou agréable aux
belles voyageuses.
« Qu’y a-t-il, mylady? s’écrie-t-il d’un ton pathétique. Revenez a
vous. Voila mon flacon. C'est du vinaigre anglais qui ferait renaftre
un mort. »
Mais, tandis qu’il serre Jes mains de la dsme et qu’il s’efforce de
lui faire respirer son vinaigre, un homme surgit tout 4 coup de l'om-
bre, tombe sur lui 4 bras raccourcis et fait pleuvoir sur sa téte une
veritable gréle de coups de poing. Le galant kelner a beau protester
de la pureté de ses intentions ; ce n'est que lorsque d'autres domes-
tiques accourent avec des lumiéres, que l’assaillant, reconnaissant
sa méprise, s’arréte et lache enfin son innocente proie.
Lord Steel, avec cette ludicité qui accompagne quelquefois l’ivresse,
navait pas perdu, depuis le diner, un seul des pas ni des mouve-~
ments de sa chére moitié. I] s était caché derriére les arbres, il l’a-
vail suivie tantét de loin, tantdt de prés, il avait vu Raymond |’abor-
der ef s’entretenir avec elle, et c’était sur le jeune Francais qu’il
avait cru s'élancer, au moment ol -mylady avait jugé 4 propos de
s'évanouir.
Celle-ci n’avait pas tardé 4 revenir 4 elle. Elle avait tout de suite
compris la situation, et voyant son mari confus, honteux et presque
dégrisé, elle n’hésita pas un instant sur ce qui lui restait a faire.
« Oh! my dear! » fit-elle avec un accent de reproche en lui pre-
nant le bras, et elle l’entratna vers l’escalier et remonta avec lui
dans sa chambre.
La, que se passa-t-il? Notre volage lady parvint-elle 4 se justi-
fier aux yeux de son époux ? L’amena-t-elle & s’excuser humblement
des odieux soupcons qu'il avait concus? Ce qu'il y a de certain, c’est
quau bout d’un quart d’heure, ils paraissaient les meilleurs amis
du monde, et qu’ils décidaient d’un commun accord qu’ils ne pou-
vaient rester un jour de plus au Giessbach. II fut donc convenu qu’on
le quitterait tout de suite, sans prendre congé de personne, qu’on
irait, le soir méme, coucher 4 Brienz, et qu’un des gens de mylord
se chargerait de solder la dépense — et les coups de poing que -le
pauvre kelner avait recus, sans les avoir nullement meérités.
264 LE ROMAN DE LA SUISSE.
Cependant, celui qui était cause de cet esclandre, notre ardent ct
mobile poéte, aprés avoir quitté si étrangement lady Steel, s’était
arrété devant la porte d'un petit salon situé 4 une des extrémités de
Yhdtel, et d’ol partaient évidemment Jes accents mélodieux qui ve-
paient de l'arracher 4 de trop terrestres pensées. Des doigts légers
se promenaient encore sur le clavier sonore ; mais le chant avait cesseé,
et Raymond ému, tremblant, plus tremblant certes que lorsqu’il ¢tait
prét 4 commelttre une action beaucoup plus condamnable, Raymond
hésitait & faire un pas de plus. Ii avait la main sur la serrure, et
n’osait ouvrir. Enfin, 11 frappa; mais voyant qu’on.ne répondait pas
et que le pjano cessait de se faire entendre, il tourna Je bouton de la
porte et entra. .
La chanteuse élait assise devant l’instrument, éclairée par les
deux bougies de rigueur ef par une lampe voilée, qui élait posée
sur un guéridon. Raymond vit tout de suite qu'il ne s’était pas
trompé, et elle le reconnut de méme. Mais, comme il s‘apprétait a
s’excuser, elle se mit 4 rire et lui dit simplement:
. « Ah! c'est vous, M. de Vére! Je n’espérais pas avoir l’avantage
de vous voir ce soir. »
Il s’arréta plus embarrassé que si elle se fut fachée, et, balbutiant
et cherchant ses mots :
. « J’étais dans le jardin, — répondil-il, lorsque cette mélodie d'a-
bord, — puis votre voix que j’ai parfaitement reconnue, — mont |
frappé. Je me suis élancé, guidé par le chant, et je suis arrivé jus-
qu’a la porte de ce salon...
— Mais je le vois bien, interrompit-elle, en riant plus fort. Avouez
qu’il faut étre poéte jusqu’au bout des ongles, ou plutdt jusqu’au
fond de l’Ame, pour étre troublé 4 ce point par un incident aussi
ordinaire. Je me croyais seule dans ’hétel, parce que c’est l'heure
de Villumination des cascades ; je me suis laissée aller & ma réverie,
jai chanté une chanson quelconque... Vous n’éles donc pas amateur
des Uluminations ?
— Mais ce n’est point une chanson quelconque,. dit-il vivement
sans répondre a sa question, c'est une délicieuse mélodie que jai
entendue l'autre jour, non pas chantée de cette facon, mais qui ce-
pendant m’a profondement ému... C'est méme le souvenir de cette
émotion qui m’a fait d’abord préter l’oreille. Je ne comprends pas
l'allemand, on m’a expliqué les paroles. C'est la petite fleur de li-
berté.
— Adorable petite fleur, en effet, plus précieuse que jamais par
le temps qui court.
— Mais je ne m’explique pas comment l’aveugle de la grotte...
— Chantait la méme chanson que moi? c’est pourtant bien simple.
LE ROMAN DE LA SUISSE. 265
Cette pauvre femme répétait sans cesse une affreuse complainte qui
ne pouvait plaire a personne, et je lui aiappris celle-ci, qui plait gé-
néralement a tout le monde. Mais asseyez-vous donc, ajouta-t-elle en
quiltant le piano; ne restez pas la debout devant moi comme une
apparition. Que dites-vous? Que devenez-vous? Etes-vous toujours
content de votre voyage?
— Trés-content, madame, on ne peut plus content, — a présent
que je vous revois. Je vous avoue que je n’en avais guére lespoir,
puisque, si j’arrive comme une apparition, vous vous étiez dérobée
4 moi comme un songe. Je n’ai pas Je droit de vous faire des repro-
ches, et, malgré cela... '
— Vous auriez bien envie de m’en faire? Vous auriez tort, cher
poéte. J’avais interprété votre ceuvre d’une maniére qui vous avait
plu, vous étiez conlent de moi, j’avais regu vos compliments et vos
remerciments, il ne me restait plus qu’a disparaitre 4 propos, et
cest ce que j’ai fait.
— Je ne puis vous dire, poursuivit Raymond, l’impression pénible
que m’a causée votre retraite précipitée. Je me suis informé vaine-
ment de vous, on n’a pu me fournir aucun renseignement sur votre
compte. Aussi ai-je quitté Interlaken ‘sous le coup d’une véritable
déception. |
— Mais vous vous étes consolé en route? reprit-elle. Vous étes ar-
rivé ici avec deux charmantes Anglaises que vous ne connaissez pas
dhier, autant que j’en puis juger. | .
— Quoi! vous croyez?... Je vous jure pourjant... Allons, je ne
veux pas vous faire quelque serment ridicule. La vérité est que j’ai
rencontré 4 Berne cette jeune miss, dont je connaissais le frére, et
hous avons fait ensemble des excursions dans les montagnes. Quant
a lady Steel, c’est une de ses amies, que je ne connais que depuis
quelques jours. ;
— Mais c’est une confession que vous me faites 1a, et une confes-
sion que j’ai tout lieu de croire incompléte ou peu fidéle. Pas un mot
de plus, je vous prie. On revient des cascades, il faut queje remonte
chez moi. Bonsoir.
— Madame! de grace... Vous allez encore m’échapper, et jamais
peut-¢tre le hasard ne nous remettra en présence |’un de |’autre.
Nous causions pourtant d’une maniére si intime, si amicale, nous
Nous comprenions si bien! Je voulais vous consulter, vous deman-
der votre avis sur cerlaines choses... Ne dois-je donc plus vous re-
voir, madame ?
— Oh! il est probable que vous me reverrez un jour 4 Paris.
— A Paris! Mais ici, en Suisse?
— Cest qu’en Suisse je suis un peu comme I’oiseau sur la bran-
25 Ava 1872. 18
266 LE ROMAN DE LA SUISSE.
che. Mais vous avez 4 me consulter, diles-vous. Sur quelque poéme
prét 4 éclore ? sur vos nouvelles inspirations?
— Oui, oui, c’est cela.
— Eh bien, demain... Non, demain, je ne suis pas libre. Mais
vous avez sans doute |’intention d’aller a Lucerne avec vos amis?
— Oui, madame, certainement.
— Aprés-demain... Quel jour sommes-nous? Mardi. Eh bien,
jeudi ou vendredi, si vous étes & Lucerne, vous demanderez au pre-
mier venu une maison siluée au bord du lac, et qui est générale-
ment connue dans la ville sous le nom de l’Ermitage. Rappelez-vous
ce nom. J’y serail.
— L’Ermitage. Trés-bien. Mais qui demanderai-je?....
— Yous demanderez Mme de Rambures. Bonsoir. »
La dessus, elle sorlit du salon avec la majesté d'une reine, et le
poste s’inclina devant elle avec toute l’humilité d'un sujet.
Quand il lui eut laissé tout le temps de se retirer, il sortit 4 son
tour du petit salon et monta droit 4 sa chambre. Chose bizarre! Il
ne songea seulement pas 4 la pauvre lady qu'il avait si lestement
abandonnée dans le jardin; mais en revanche, avant de se mettre au
lit, il s’assura s'il y avait de la lumiére dans la chambre qu’occupait
miss Arabelle. Il se sentait doublement coupabie envers elle, et il se
reprochail, au fond du cceur, de lui avoir donné. de trop légitimes
sujets de jalousie, sans compter encore ceux qu'elle ignorait.
Pourtant les sentiments qu’il éprouvait pour Mme de Rambures
étaient tout différents de ceux que lui inspirait la jeune fille. Mme de
Rambures était pour lui une muse, une fée, une inspiratrice. La voix
de cette femme avait sur lui un empire irrésistible ; elle le remuait,
elle l’entrainait, elle l’arrachait & tout, et 4 l'amour méme. Mais
était-il réellement amoureux d’elle?
Le lendemain, au lever du soleil, Paul et Justin prirent congé de
Raymond, et ils convinrent tous trois qu’ils se retrouveraient tcl
jour, 4 telle heure, la chapelle de Guillaume Tell, sur les bords du
lac des Quatre-Cantons. Raymond vit partir ses deux compagnons
avec un regret visible, et qui n’était nullement feint; mais il ne put
se décider 4 les suivre, il y avait encore trop d’attaches qui le rete-
naient en ce moment au Giessbach.
I] descendit de bonne heure et se promena seul dans les jardins,
se laissant aller 4 de capricieuses réveries, écrivant des vers qui lu!
étaient inspirés par Mme de Rambures, et qu'il adressait mentale-
ment 4 miss Arabelle. Il était prés de midi quand il rentra 4 l’hétel,
et il monta aussilét 4 la chambre de James ; mais on lui apprit que
sir Francis était parti avec son fils et sa fille dans une direction
qu'on ne pouvait lui indiquer, car, au lieu de prendre le bateau qui
LE ROMAN DE LA SUISSE. 267
méne 4 Brienz, ils étaient montés tous trois sur une barque sans
dire ott ils allaient.
Raymond atterré, demanda alors si le jeune homme n’avait pas
du moins laissé un mot pour lui; on lui répondit que non. Le frére
partageait sans doute la trop légitime indignation qui devait animer
la sceur !
Lheure n’était pas encore assez avancée pour qu’il osat s informer
de Mme de Rambures. 1] déjeuna donc pour tuer le temps; mais, en
sortant de table, il ne put résister 4 son impatience, et demanda au
kelner si Mme de Rambures était visible.
a Mme de Rambures? répéta d’un air étonné l’important person-
nage. Nous n‘avons ici aucune dame de ce nom.
— Mais oui, une jeune dame trés comme il faut, brune, qui faisait
hier de la musique dans le petit salon... :
— ... Lorsque l’Anglais qui m’avait pris pour vous, est tombé sur
moi 4 coups de poings?
— Justement.
— Je l’ai bien entendue. Mais je ne sais pas qui c’est.
— Je vous dis que gest Mme de Rambures.
— Si monsieur veut consulter le liyre ot s’inscrivent les voya-
geurs, il verra lui-méme que nous n’ayons personne de ce nom. »
Raymond parcourut avidement les derniéres pages du registre, et
ilne rencontra, en effet, aucun nom qui ressemblat, méme de loin,
acelui qu’il cherchait. Il était donc la dupe d’une mystification? Le
rendez-vous qu’on lui avait donné a Lucerne était une plaisanterie,
Mme de Rambures n’était qu'un pseudonyme? Mais alors quel élait
le vrai nom de 1|’étrangére? Une dame seule était partie le matin
par le bateau avec sa femme de chambre, mais elle s’appelait
Mme Dupont. Mme Dupont! Il était impossible qu’unc si poétique
personne portat ce nom vulgaire, et, comme toutes les questions
quil faisait pour établir Videntité restaient sans réponse satisfai-
sante, il dut renoncer 4 éclaircir le mystére.
Du reste, M. et Mme d’Esquilly, avec Mme de la Bergerie, venaient
de le saisir au passage, et lui proposaient une promenade sur le lac,
quil accepta, n’ayant pour l’instant rien de mieux a faire.
Marthe et son mari se mirent en frais d’amabilité pour le distraire,
pour le tirer dela mélancolic ot: il semblait plongé. Les gens heureux
sont généralement trés-bons. Mais Mme de la Bergerie, qui était loin
d'étre heureuge, comme elle le disait 4 qui voulait l’entendre, son
Mari en ayant pour trois semaines au moins a rester la jambe éten-
due sur un tabouret, Mme de Ja Bergerie déclara tout uniment a
Marthe que son cousin était fort maussade, et qu'il n’y avait appa-
remment que les Anglaises qui fussent capables de le dérider.
ERNEST SERRET.
La fn prochainement.
LES ETUDES COMPLEMENTAIRES
DE LA PREMIERE ANNEE DE DROIT
Les lecteurs du Correspondant ne sauraient manquer d’avoir
présent & la mémoire le remarquable travail de M. Heinrich sur
l'étude et l’enseignement des langues étrangéres. Le savant doyen de
Ja Faculté des lettres de Lyon a rendu un grand service & la jeunesse.
Sous |’influence de cette parole si autorisée, conformément 4 ces
conseils si sages et si pratiques, une réforme radicale est en voie de
s’accomplir ; et ce n’était pas, de toutes les réformes dont nous pou-
vons avoir 4 nous occuper, la moins souhaitable ni la moins in-
stante.
On voudrait, dans les réflexions qui vont suivre, s’inspirer de ce
méme esprit et, 3'il était possible, arriver 4 des résultats semblables.
Etant admis que les études de la premiére année de droit sont in-
suffisantes pour occuper le temps disponible, qu’elles deviennent
ainsi, pour ne rien dire de plus, une provocation a la paresse, on se
demande s'il n'y aurait pas, dans l’intérét de la jeunesse, un emplo!
plus fructueux de ces heures précieuses.
Ii ne conviendrait pas d'élever contre )’organisation des études
de droit des critiques imprudentes et mal autorisées ; il faut laisser
cette tache aux hommes compétents, et se borner 4 prendre ce que
j appellerais volontiers les faits de notoriété publique.
Or, c’en cst un malheureusement trop avéré que les études de drol:,
considérées au point de vue des examens de la premiére année, n¢
LES ETUDES COMPLENENTAIRES. 269
répondent en aucune maniére 4 occupation réelle de neuf 4 dix
mois de travail effectif. Des hommes sérieux vous diront, sans au-
cune intention de blame ni de dénigrement, qu’un trimestre de pré-
paration assidue suffit et au dela pour se présenter honorablement
devant les juges de cette premiére épreuve.
Ajoutez-y cette condition, réservée sans doute dans l’intérét des fai-
bles et pour prévenir tout découragement, que la date assignée a
cette premiére vérification des études n’a rien d’obligatoire ni de
fatal ; qu’un échec est prévu ; que d’avance on lui a ménagé sa place
et fait, pour ainsi dire, son nid dans la carriére de l’étudiant. Rien
nempéche celui-ci, pour peu qu’ll en ait la tentation ou la fantaisie,
de se rejeter sur le temps des premiéres vacances, d’ajourner aux
calmes et paisibles journées du foyer paternel la premiére connais-
sance & faire avec les codes. Il est facheux qu’un tel déplacement
puisse avoir lieu sans qu’aucun réglement ni aucune disposition
entreprennent d’y mettre obstacle.
Au reste, )’étudiant de premiére année, dont la préparation peut
présenter quelque insuffisance ou quelque lacune, n’a pas besoin de
remettre son examen a la session de novembre. N’a-t-il pas la res-
source des répélitions, répétitions orales, répétitions écrites, exer-
cices de toute sorte, dont quelques-uns portent des noms signitica-
lifs et bien connus ?Sans doute, les préparations n’ont pas la préten-
lion d’apprendre le droit aux candidats, ni d’en faire des récipiendaires
glorieux ; mais enfin, ils les mettent en situation de ne point rester
court et d’avoir au moins quelque chose 4 répondre sur la plupart
des questions qui peuvent leur étre posées.
Sil faul tout dire, ces premicres études un peu neuves et en méme
temps un peu réduiles n’intéressent et ne saisissent pas beaucoup la
jeunesse. I] ne manque pas d’ hommes graves, et parfois méme de pro-
fesseurs de droit, pour leur dire que toute recherche et toute initia-
live en dehors du cours lui-méme sont peut-étre plus 4 craindre qu’a
approuver. Au moment ot |’expérjence n’est pas encore venue, il n’est
point impossible de s’égarer et de tomber sur quelque idée fausse
dont on aura plus tard beaucoup de peine a se débarrasser. Il vaut
mieux, leur est-il recommandé avec plus ou moins de raison, s’en
lenir 4 la ration quotidienne, et ne point dépasser les limites dans
lesquelles se renferme l'enseignement du professeur.
Cette absence de toute initiative et ce défaut de toute recherche
originale tendent a oter aux étudiants l’ancienne et l’excellente habi-
tude de rédiger Je cours. Ils ne regardent plus comme trés-utile cette
mise par écrit, laquelle, suivant eux, se résoudrait en une perte de
lemps, ou, tout au plus, en un pur exercice de style. N’ont-ils pas
entre leurs mains le livre méme du professeur, des résumés impri-
270 LES ETUDES COMPLEMENTAIRES
més d’avance et imprimés en wue de leur destination avec un soin
particulier, souvent méme avec un mérite réel ?
Cette négligence ou ce parti pris entrainent chez ceux qui les pra-
tiquent plus d’inconvénients qu’on ne saurait le dire, au point de vue
d’une connaissance un peu exacte et un peu sure du droit. Rédiger,
au fond, ce n'est pas autre chose que parler sa propre pensée, d'une
facon tout a la fois suivie et soigneuse. Or, nous ne savons véritable-
ment rien, dés que nous ne sommes pas capables de reproduire et
d’expliquer de vive voix. Il ne faudrait pas confondre, comme on le
fait mal & propos, la discussion plus courte, plus rapide, plus pas-
sionnée, avec une exposition véritable. Dans la controverse, la con-
tradiction elle-méme soutient. Si elle risque de vous dérouter par
ses interruptions, elle vous provoque en méme temps par ses argu-
ments et vous complete par ses répliques. Il ne manque pas de gens
qui, lutteurs assez passables dans un duel oratoire 4 courtes alter-
natives, se trouvent tout d’un coup perdus et décontenancés, lors-
qu on leur ouvre un champ sans mesure. Ils se perdent alors comme
un mince filet d’eau, 4 qui l’on dterait ses rives; tandis qu’il mur-
murait encore dans la limite étroite de ses digues, il s’étend jusqu’a
disparaitre sur cette plaine ot rien ne le dirige nine le retient.
Le travail écrit présente cet avantage qu’il permet 4 la parole de se
découvrir elle-méme par la réflexion, en méme temps que de se
fixer par la méthode. Le style n’a plus cet élan des mots qu’emporte
le flot, ou méme ce balbutiement qui renoue le fil. Le jeune auteur
peut poser la plume et entreprendre 4 loisir la poursuite de }’expres-
sion qui l’avait fui. La phrase, interrompue sur le papier jusqu’a ce
que la ligne suivante se trouve et s’écrive, n’a pas l’effet désagréable
du discours interrompu par Vhésitation ou coupé par le silence.
Aussi, une improvisation inexpérimentée s’en tire-t-elle presque
toujours en recommencant la période sur d’autres bases, tandis que
l’écriture est impitoyable : elle demande un verbe pour ce sujet, un
second membre pour ce paralléle, un achévement pour cette période
et, ce qui vaut mieux pour Pavancement de l’esprit, elle vous laisse
devant les yeux, sous une forme durable, les obscurités de vos ter-
mes et les insuffisances de vos explications.
L’absence du travail écrit rend donc, chez ceux qui s’en dispen-
sent, soit par erreur, soit par paresse, la parole moins facile et la
pensée moins sire. Eu égard au but final qu’ils se proposent, c’est-
4-dire la possession ferme et disponible d’un certain nombre de con-
naissances prévues, ce chemin plus court par lequel ils croient pas-
ser, ce moindre effort dont ils vantent l’économie, se réduit, en
derniére analyse, 4 multiplier, sous une autre forme, le travail
d’appropriation dont ils auront besoin, sans méme étre certains d’a-
DE LA PREMIERE ANNEE DE DROIT. Q74
boutir avec le méme avantage et la méme solidité de résultats,
Un dernier inconvénient vient s'ajouter 4 tous les autres.
Nl faudrait que la nature humaine changeat, si l’on parvenait a
prendre des notes avec la méme assiduité et la méme suite, lorsque
ces notes cessent d’étre destinées 4 une rédaction. Si les ouvrages
dont on dispose suffisent pour dispenser de tout travail individuel,
par rapport a |’interrogation qu’on prépare, et s’il suffit de lire pour
répondre, est-il bien nécessaire, pendant la lecon, d’écrire pour
écouter? Ne peut-on pas soutenir méme, dés qu’on écarte par sys-
téme toute intervention de la plume, que ce mouvement de Ja main
et ce souci perpétuel du crayon sont faits pour éter & esprit une
partie notable de sa puissance et de sa liberté? N’est-il pas 4 craindre
dés lors que le soin de prendre des notes ne devienne une: conces-
sion faite au professeur, dés qu’il n’est plus un besoin éprouvé par
l’éléve ? La derniére conséquence‘de cet ordre de choses. est un: affai-
blissement notoire dans la maniére d’écouter ; l’intensité de |’atten-
lion diminue, 4 mesure que le but a atteindre est plus facile. Au liew
d'avoir 4 opérer sur la lecon une sorte de synthése continue; au
lieu de chercher incessamment des mots complexes et significatifs
qui la résument sur son petit cahier, de fagon a en retrouver plus
tard le mouvement, la distribution, et peut-¢tre les termes, on. se
sent délivré tout d’un coup de toutes ces préoccupations et de tous
ces efforts. I] ne s’agit plus que de paraftre suffisamment attentif et
de noter en passant tel détail dont ne parle peut-étre pas le vo-.
lume. On s’attache aux particularités, afin de prouver au besoin au
professeur, lorsque viendra le jour de l’examen, qu’en effet on était
bien présent a la legon dont on reproduit l’exemple et dont on va
bient6t jusqu’a citer aussi le trait ou le bon mot.
On peut trouver regrettable, mais non point extraordinaire, que:
des notes prises dans ces conditions et sans. aucun dessein d’en
faire un emploi ultérieur, ne présentent rien de bien ativayant &
un éléve, lorsqu’il voudra plus tard reprendre et fixer dans son es-
prifces études. Il fait, 4 vrai dire, un acte de sagesse de: ne pomt se
reporter 4 ces phrases inachevées, 4 cette premiére intelligence du
sujet. Le seul résultat qu’il obtiendrait, avec de tels éléments d’é-
tude, ce serait en définitive de réduire peut-étre a la courte mesure:
de ces lointaines réminiscences toute la science qu'il a pu acquérir
depuis.
C’est ainsi, malheureusement, que, par une pente insersible, mais
incontestable, |’étude du droit devient pour beaucoup une affaire de
livres, pour ne pas dire, hélas{ de manuels. On finit par imiter,
malgré la présence des professeurs, malgré le meilleur enseigne-
ment des Facultés, ces jeunes gens qui font en province, dans les
972 LES ETUDES COMPLEMENTAIRES
plus humbles bourgades, leurs études solitaires, sous le bénéfice,
obfenu ou tacite, d’une dispense d’assiduité. La science perd sa vie,
en méme temps que le travail son intérét ; et comme de pareilles
éludes sont nécessairement fort réduites, il en résulte que le temps
disponible durant la premiére année s’augmente et se multiplie d’au-
tant. Il n’en devient que plus nécessaire d’en trouver |’emploi et
d’en assurer le profit.
II
Ce serait manquer 4 toute justice, comme a toute vérité, de ne
pas reconnaitre que cette décadence et cette perte de temps s’accom-
plissent en dehors de toute volonté de la jeunesse. On peut dire ici,
en toute exactitude, qu’elle en est la victime et non pas l’auteur. Ce.
‘ nest point sa faute si tant de jeunes hommes, au moment ou ils
arrivent a Paris, il faut le dire bien haut, tout pleins de résolutions
généreuses et animés du plus vif amour du travail, impatients de
prendre leur essor et résolus 4 ne reculer devant aucun obstacle,
se trouvent en face d'une année a moitié vide, avec la perspective
lointaine d’examens faciles par leur programme et rendus plus fa-
ciles encore par ]’indulgence traditionnelle des professeurs. Le vif
élan qu‘ils apportent ne tarde pas 4 se ralentir; cette activité s’exerce
a vide et cherche partout un résultat 4 poursuivre, un objet solide
ou se prendre. Je ne sais si je me trompe, mais il y a dans ce dé-
bordement d’activité, dans cet éparpillement des forces, dans cette
diversité des tentatives, un averlissement sérieux, dont les maitres de
la jeunesse devraient faire leur profit.
Beaucoup d’étudiants, 4 ’heure présente, entreprennent le bacca-
lauréat és sciences, aprés avoir conquis leur dipléme dans les let-
tres. Des motifs de nature diverse leur conseillent ce complément
de leurs études. Un certain nombre de familles prévoient |’ obligation
impérieuse et universelle du service militaire. Dans ce cas, la loi
devra réserver des dispositions spéciales pour les jeunes gens qui,
assez riches pour s’équiper et s entretenir eux-mémes, satisferont en
méme temps a cerlaines conditions d’examen. Le baccalauréat és
sciences leur paratt un commencement de préparation et une garan-
tie de supériorité pour ces examens militaires. Il y a aussi, en grand
nombre, parmi ces jeunes gens des esprits éclairés et sérieux, qui,
tout en reconnaissant aux études littéraires leur valeur et leur supé-
riorité, craignent, dans ce siécle de connaissances positives et scien-
tifiques, d'étre un peu dépaysés et dépourvus. Ceux-la répéteraient
DE LA PREMIERE ANNEE DE DROIT. 275
volontiers, dans un autre sens et avec une autre application, le mot
de Bossuet, qu'on ne peut pas ignorer le genre humain. Puisque notre
civilisation s’éprend moins encore d’observalion expérimentale et
de mathématiques que de théories physiques et naturelles, ils ne
veulent pas étre soupgonnés d'impuissance. C'est dans la connais-
sance et la familiarité méme des doctrines adverses qu’ils vont cher-
cher la garantie de leur désintéressement et la sireté de leur spiri-
tualisme. 7
Il faut louer, comme ils le méritent, cet effort et ce dessein. Il
faut les louer avec d’autant plus de justice, que ce complément des
éludes scientifiques n’est pas toujours facile 4 aborder et a conqué-
nr. L’étude de la physique et de la chimie, des diverses branches
de l'histoire naturelle, demande, comme on le sait du reste, un ou-
tillage spécial et une manipulation personnelle. Les familles s'im-
posent ici, la plupart du temps, de véritables sacrifices, et les jeunes
gens ne ménagent point leur travail pour y répondre dignement.
Il n’en devient que plus nécessaire en méme temps que plus pé-
nible de les avertir. Ii n’est malheureusement pas douteux qu’ils font
ici fausse route, et se méprennent tout a la fois sur le but parti-
culier qu'ils poursuivent, aussi bien que sur les moyens d’y ar-
river.
Ce n’est point ici le lieu de renouveler, en quelque sorte par ac-
cident, une discussion si souvent agitée relativement 4 l’influence
comparative des sciences et des lettres sur le développement de nos
esprits. Sans vouloir porter dans cette controverse aucun parti pris,
ni sacrifier l'une a l'autre ces deux souverainetés paralléles de notre
intelligence, il n'est pas contesté que, pour agir d'une facon efficace
sur ’avancement et la direction de notre pensée, il est absolument
nécessaire aux sciences, comme aux lettres, d’élever les esprits au-
dessus de la routine des premiers éléments. Tant que nos facultés
passent par les voies rigoureusement battues et sont contraintes de
sen tenir aux formules, elles ont d’autant moins de profit 4 en
relirer que ces formules sont plus étroites et plus rigoureusement
présentées. .
C'est la précisément ce qui arrive pour Penseignement scientifique
proprement dit, tant que l'éléve n’en a point franchi les difficullés
clémentaires et dépassé les premiers horizons. On peut ainsi sou-
mettre une intelligenee au mécanisme des mathématiques, 4 Ja mé-
moire des classifications ; on peut la familiariser méme avec le ma-
nhiement de certaines expériences et l’emploi de certains réactifs,
sans avoir en effet pénétré jusqu’au fond de sa pensée. On lui com-
munique ainsi un savoir de surface qui laisse les facultés praliques
de la vie & tout leur désordre et a toute leur faiblesse.
974 LES ETUDES COMPLENENTAIRES
Ii faut bien avouer, malgré toute l’importance de ce grade dans
certaines carriéres, que le baccalauréat és sciences ne dépasse guére
ce niveau, et ne peut exercer sur la formation méme de |’esprit
qu une action bien médiocre, surtout pour’ un candidat qui a déja
obtenu son dipléme de bachelier és lettres. Les hommes compétents
vous diront que le baccalauréat és sciences roule, 4 trés peu de chose
prés, sur les mémes questions qui constituent la partie scientifique
du baccalauréat és lettres. La différence entre les deux épreuves
tient 4 la difficulté de examen, mais non pas du tout 4 l’étendue
des programmes. Tandis que, dans un jury de lettres, le professeur
de sciences se montre, 4 bon droit, coulant et facile ; tandis qu’il se
contente de réponses superficielles et incomplétes, attestant souvent
l'ignorance la plus regrettable des méthodes mémes de la science,
en revanche, il insiste sur ces mémes matiéres lorsque le candidat
reparatt devant la Faculté des sciences. II s’assure alors que les con-
naissances sont exactes, les démonstrations comprises, les expé-
riences suivies.
La préparation au baccalauréat és sciences témoigne donc d’efforts
plus sérieux, d'une assimilation plus réelle, d'une préparation plus
assidue ; mais au fond, il n’y a rien de plus complet ni de plus élevé
dans ce nouveau travail de l’esprit. Il ne s’agit point du tout encore
de sortir des éléments, d’aborder les recherches personnelles, d’en-
treprendre les études du second degré. Les examinateurs les plus
expérimentés, ceux qu’a depuis longtemps éclairés une pratique si-
multanée des examens des lettres et des sciences, vous diront qu'un
bon éléve capable de répondre sur la partie scientifique du bacca-
Jauréat és lettres, jusqu’a mériler la mention bien ou trés-bien, est
déja véritablement en mesure pour le baccalauréat és sciences. Ce
qui lui reste n’est plus qu’un travail en quelque sorte mécanique,
qu'une préparation de la derniére heure. Tout l’effort intellectuel a
déja été fait, et tout le résultat qu’on en peut attendre, définitive-
ment conquis.
Le dipléme de bachelier és sciences n'est précisément recherché,
parmi les bacheliers és lettres, que par les candidats auxquels 1’é-
preuve des sciences n’a pas trop couté et n’a pas trop été défavorable?
Ce quirevient 4 dire, en d’autres termes, que ceux-la seuls songent
ace complément apparent de leurs études scientifiques qui n’en
ont réellement pas besoin, et qui, au point de vue philosophique de
Ja formation de leur esprit, en ont déja retiré & peu prés tout ce
qu ils en pouvaient attendre.
Si les études de droit se trouvaient plus tard comporter ou per-
mettre quelque suite & ces efforts, il faudrait les encourager vive-
ment ; le baccalauréat és sciences, considéré comme une introduc-
DE LA PREMIERE ANNEE DE DROIT. 975
tion aux licences du méme ordre, acquiert tout d’un coup une
importance et un_ prix considérables; mais il ne faut point ici se
faire d’illusions, ce parallélisme des grades ne va pas plus loin.
Beaucoup d’esprits littéraires gardent de ces études complémentaires
de précieuses qualités; mais les premiers éléments des sciences y
auraient suffi; ce deuxiéme baccalauréat n'y a certainement pas
ajoulé en proportion des efforts qu’il a demandés et du temps qu'il
a absorbé.
Hil
D’autres moyens ont été employés et d’autres exercices imaginés
pour combler le vide de cette premiére année.
Il ne manque pas de jeunes étudiants qui travaillent en vue d'une
carriére différente de celle du barreau. Une fois recus avocats, ils se
proposent de devenir avoués, notaires, officiers ministériels, hommes
d’affaire. Méme dans la carriére du barreau proprement dit, on re-
garde comme fort utile la connaissance pratique de la procédure, le
maniement et Ja rédaction des actes.
ll n’est donc pas étonnant que beaucoup de familles tiennent 4
faire inscrire leur enfant dans une étude de nolaire ou d’avoué. Il y
a sa place et son pupitre. Il ne quitte son patron que pour se rendre
au cours. Au lieu de compléter ses connaissances, de lire, de tra-
vailler pour son propre compte, d’acquérir enfin ces nolions géné-
rales dont on garde toujours la supériorité personnelle, il ne réserve
a la préparation immédiate et spéciale des examens qu’un petit
nombre d’heures. Il instrumente, il grossoie, il rédige des exploits.
Ii fait enfin de son mieux tout ce qui concerne la partie courante et
technique du métier.
ll y aurait une haute inconvenance 4 parler trop sévérement de ce
parti, alors que, pour beaucoup de jeunes gens, ce n’est pas seule-
ment une occupation qui les retient mais une nécessité qui les force.
On ne tient pas toujours assez compte des sacrifices que s’imposent
les familles. Les jeunes geng, eux, le savent bien; et s’ils peuvent
parfois l’oublier dans l’imprudence de leur conduite, il faut bien
reconnaitre qu’ils ne le perdent jamais de vue dans la reconnais-
sance et la délicatesse de leur coeur. C’est toujours une dépense con-
sidérable, méme dans un budget aisé, qu’une année de séjour de
plus. Nous vivons d’ailleurs dans un temps qui nous dévore. C’est
une inquiétude et presque une alarme d’avoir a retarder d’un an le
moment ou la carriére d'un jeune homme sera fixée et entreprise.
276 LES ETUDES CONPLEMENTAIRES
Sous le bénéfice de ces réserves, et en faisant aux exigences des
positions une part aussi large que possible, il faut bien dire cepen-
dant aux intéressés, et particuliérement aux familles plus aisées,
que c’est 1a faire complétement fausse route. Une pratique préma-
turée, bien loin de les introduire 4 une connaissance plus efficace
du droit, ne fait que les en détourner; elle leur en dte le gout, et
substitue a intelligence des idées les formules arides du code.
On peut, on doit méme accorder a la forme juridique l’importance
qu’elle mérite. Le respect scrupuleux de la lettre, jusque dans le
moindre détail des prescriptions, n’est pas une simple formalité;
c'est quelque chose de plus, et le législateur a mis a lorigine une
pensée et un motif jusque dans les prescriptions qu’on -croirait les
plus insignifiantes. Il est bien entendu toutefois qu’en matiére de
droit, comme partout ailleurs, la lettre tue et l’esprit vivifie. On
peut pardonner a un praticien blanchi dans le métier de perdre un
peu de vue, avec le temps, la raison juridique des actes qu'il accom-
plit avec une ponctualité si parfaite; l’expérience, cette maitresse
sans prix, qu’on n'est jamais parvenu & remplacer entiérement, lui
a donné sur toutes ces formalités apparentes des !umiéres et des
raisons qui échappent tout 4 fait au débutant. Celui-ci se trouve
donc, lorsqu’on le met aux prises avec les devoirs de la clicntéle,
dans une situation vraiment facheuse. Comme il lui faut pourvoir
aux nécessilés de chaque jour et répondre sans délai 4 ce qu'on
attend de lui, il est forcé de réduire ses préoccupations 4 la méca-
nique pure du métier. II n’a ni le loisir, ni souvent la pensée de de-
mander a qui de droit le commentaire des actions qu'il accomplit.
Faute de cette premiére donnée et sous l’obsession incessante des
affaires, les circonstances les plus instructives lui échappent et ne le
forment pas. Il lui arrive, comme & la plupart des hommes, de tra-
verser les événements et méme de s’y méler sans que ces événe-
ments deviennent pour eux de l'expérience. Ils n’en voient que la
surface et n’en possédent pas la clef.
L’étudiant en droit conserve, il est vrai, par devers lui une res-
source dont il peut faire usage et qui est de nature 4 lui suffire. Il
est précisément placé par les legons qu’il entend, par les livres dont
il use, par les examens qu'il prépare, & la source méme du droit. ll
dépend de lui de faire un rapprochement fructueux entre la pratique
dont il a le spectacle et les principes dont on lui donne la doctrine.
I] est ainsi en mesure de rattacher la théorie 4 la réalité et d’expli-
quer, 4 son grand profit, les détails de la proctdure par les motifs
les plus élevés de la loi.
Voila sans doute le but & atteindre, et il n’est pas douteux que
beaucoup de familles aient cn vue cet avantage, lorsque, sans aucune
DE LA PREMIERE ANNEE DE DROIT. 917
raison dese hater ni aucune impatience d'arriver plus tot au terme,
elles prennent la résolution d’initier si tot le futur jurisconsulte aux
mystéres des exploits et des dossiers.
Ce serait sans doute aller beaucoup trop loin que de condamner
absolument ce systéme et de soutenir qu’il n’est avantageux pour
personne. Il n’est pas impossible de concevoir des esprits vigoureux,
dans Ja pensée desquels se réalise cette harmonie et s’accomplisse
celle alliance. On rencontre, méme dans des situations modestes,
des hommes qui ont gardé le culte du droit, qui l'ont travaillé pour
leur propre compte. Ceux-la au lieu de confiner la jeunesse dans les
formules purement professionnelles, se font un devoir et une joie
d’initier leurs nouveaux auxiliaires non pas seulement aux habi-
tudes du métier, mais aux raisons mémes des lois. lls veillent 4 ce
que la fusion se fasse entre les idées de l’enseignement et les faits
dela pratique. L’aptitude aux affaires la plus consommeée se concilie
parfaitement dans le fond avec la science la plus haute des prin-
cipes.
On nous accordera sans peine qu’une maturité si précoce dans les.
esprils des jeunes gens, ou un dévouement si éclairé dans la con-
duite des patrons, constituent une évidente exception. Cette excep-
tion ne prouve rien pour le plus grand nombre des cas, et les lois
qui gouvernent l’intelligence humaine recoivent presque toujours
ici leur plein et entier accomplissement.
Notre pauvre esprit, si complexe lorsqu’il s’agit de se répandre,
devient tout 4 la fois simple et, pour ainsi dire, unique, lorsqu’il -
lui faut se concentrer. Il est rare que nous puissions poursuivre en
méme temps un bien grand nombre d’objets. Il faut, pour passer
d'un sujet a un autre, ou cette légéreté heureuse qui se contente de
les efleurer, ou cette vigueur exceptionnelle que peut seul donner
unlong emploi des méthodes philosophiques. A plus forte raison,
sils’agit, non plus de passer d’une région dans une autre, de faire
appel 4 des moyens de connaitre différents et incapables de se con-
fondre, mais de considérer, par un effort de abstraction, un méme
ordre de connaissances sous des aspects opposés.
C'est précisément 1a Ja situation intellectuelle dans laquelle l'ini-
liation pratique place |’étudiant en droit. fl lui faudrait, au début
méme de la science et a la premiére heure de la réflexion, faire, pour
ainsi dire, deux parts de son propre esprit, réserver les facultés
contemplatives et la curiosité élevée de son intelligence pour les
heures de l’enseignement théorique et des recherches personnelles;
landis que, rentré au logis, il’n’aurait plus qu’a refouler ses aspi-
rations scientifiques, pour reprendre le chemin du palais et préparer
les dossiers des audiences.
278 LES ETUDES COMPLEMENTAIRES
fl ne faut pas se dissimuler que, dans le conflit inévitable que com-
porte une pareille combinaison, dans la lutte qui s’établit entre le
le besoin de savoir et la nécessité d’agir, c’est presque infaillible-
ment la science qui succombe. Elle est encore trop peu connue et
trop peu avancée dans l’esprit du jeune homme, pour exercer sur
lui une bien grande séduction. Les éléments de toute connaissance
sont ingrats et, le plus souvent, ne laissent pas deviner, méme aux
esprits les plus perspicaces, la grandeur des perspectives et !’im-
portance des résultats. Au contraire, dés la premiére heure, la pra-
tique jette le jeune clerc dans la réalité la plus instante. S’il ya
quelque intérét dans la besogne des expéditions, cet intérét apparait
tout entier dés l’abord; il est méme plus vif et plus attachant en rai-
son de sa nouveaute.
Il n’est done pas étonnant que, par la force méme des choses, la
théorie se trouve en définitive avoir tort et qu’elle patisse dans ce
partage inégal des occupations. Reléguée au second rang, devenue
un approvisionnement d’examen et non plus une satisfaction de l’es-
prit, elle ne figure plus dans les intelligences. Il faut bien appeler
les choses par leur nom; la science du droit tombe ainsi dans une
sorte de matérialisme pratique. C’est ainsi qu’on substitue le recole-
ment des arréts 4 la discussion des principes. On ne nie- point que
les principes existent; seulement on n’en fait plus aucun usage. Au
lieu d’acquérir l’expérience & la suite du savoir qui l’explique, on se
contente d’une routine prématurée qui tend 4 décourager les plus
. sages de toute velléité d’apprendre réellement.
Il n’y a donc pas lieu d’attendre d’une application hative et forcé-
ment inintelligente le complément des études de droit.
IV
On ne saurait trop admirer les efforts des jeunes gens pour échap-
per a l'inactivité et & la paresse que leur destine J'insuffisance des
occupations pendant la premiére année du droit.
Ils ont institué entre eux des conférences, des cercles, des réu-
nions plus ou moins nombreuses, ow se traitent des sujets, se dis-
cutent des questions, se mirissent de jeunes talents, se préparent
de futurs écrivains et de fulurs orateurs.
Il y a ici diverses remarques 4 faire.
Quelle que soit la nature des sujets choisis par ces réunions et
Vorganisation qui y préside, on est frappé tout d'abord d’une cir-
DE LA PREMIERE ANNEE DE DROIT. 219
constance, c'est qu’il est bien peu d’endroits ou 1’on pratique le tra-
vail écrit, j’entends le travail de création.et de composition. Il s’agit
presque toujours ou d’une exposition orale sur laquelle les assistants
doivent présenter ensuite leurs réflexions, soit d'une question a dé-
battre et dans laquelle le principal contradicteur a déja fait connaitre
ses théses et permis ainsi de préparer des arguments. On a désigné
davance un rapporteur, qui tantdt fait l’office d’un simple secrétaire,
et tantét s'interpose en donnant ses propres conclusions. Ce rapport,
lud’ordinaire a l'une des séances qui suivent, et il serait 4 souhaiter
que ce fit toujours le plus tét possible, est habitucllement la seule
piéce écrite qui figure dans les travaux de la conférence. Il n'est pas
besoin de dire que cette espéce de procés-verbal plus ou moins détaillé
n’a rien 4 déméler avec un travail original, et qu’il ne saurait compter
comme une ceuvre d’éerivain.
Cet emploi exclusif de la parole comme instrument et comme pré-
paralion de l’éloquence, atteste, avec quelque velléité de paresse, une
méprise facheuse. J'ai dit paresse, et le mot n’est pas trop fort;
seulement, il s‘applrque non pas 4 la jeunesse, mais hélas! 4 la nature
humaine elle-méme, et souvent aux intelligences les plus distinguées.
Je ne connais pas dans le monde de plus rude travail que celui d’é-
crire, lorsqu’on veut prendre en méme temps la peine d’y appliquer
les régles de la méthode et du style. C’est une souffrance continue
et souvent bien douloureuse pour l’amour-propre, que de sentir, a
chaque instant, au contact des mots et devant l’insuffisance de ses
propres phrases, s’évanouir toutes les prétentions qu’on pourrait
caresser en soi-méme, 4 la clarté, 4 la profondeur, 4 la distinction.
Lorsque nous avons vaincu les rébellions de la langue, salisfait 4 ses
exigences et achevé notre rédaction, le plus intrépide amour-propre,
pour peu qu’cn conserve encore quelque godt et quelque habitude
littéraire, est obligé de s’avouer, non pas peut-étre sans une certaine
compensation d’orgueil intérieur, que notre pensée est bien au-
dessus de notre style. Nous portons ainsi en nous-mémes un idéal
auprés duquel languit notre plume aussi bien que notre conduite.
Mais, la plupart du temps, la jeunesse n’arrive point a cette dé-
ception, parce qu'elle ne passe point par ces efforts. Elle pratique
volontiers la préparation mentale, et l’on pourrait citer des profes-
seurs de hautes lettres, qui lutlent des mois et presque des années
enlitres pour obtenir des candidats des plans écrits et rédigés sous
une forme arrétée. Cette vue intéricure de soi-méme, des problémes
quon médite, des effets qu’on prépare, des triomphes qu’on se pro-
met, a quelque chose de séduisant of l’on se complait. On est le plus
souvent frappé de la grandeur, de la nouveaulé, de la puissance de
Ses propres idées. Tant qu’elles demcurent encore 4 l’élat de n¢bu-
280 LES ETUDES COMPLEMENTAIRES
Jeuses, elles paraissent grandioses, pour n’avoir pas de limites; il
est bien difficile d'en apprécier le poids et d’en suivre le mouvement.
Qui sait ce qu’elles vont devenir, en passant du silence indécis de la
pensée aux formes arrélées de la parole? L’imprudent orateur ne
voit pas qu'il est loin d’avoir préparé son discours; i] n’a fait que le
réver. Il attend de )’improvisation non pas l’expression, mais l’aché-
vement de ses vues; il compte que les hasards de l’entrainement et
l’excitation du milieu lui donneront ce qu'il n’a pas eu le courage ni
la prévoyance de demander au labeur de analyse-et de la composi-
tion écrite.
Dans ces conditions, se préparer & la parole par la parole elle-
méme, c’est, dans toute la force du terme, s’en tenir 4 un cercle vi-
cieux; c'est travailler, pour l’avenir, 4 sa propre incapacité.
Ces remarques expliquent pourquoi, dans la plupart des confé-
rences, il ne manque pas d’orateurs pour argumenter, tandis quil
s’en trouve si peu pour exposer. Cette facilité apparente de la con-
troverse trompe beaucoup de jeunes gens, qui ne se rendent pas assez
compte des procédés de l’esprit.
Ce qu’il ya de plus difficile en matiére d’éloquence, c’est d’opérer
en grand et d’accomplir sur un sujet donné une ceuvre complete et
sérieuse. C’est la le but supréme vers lequel devraient tendre tous
les efforts de ceux qui s’exercent, et c'est la précisément ce que rend
impraticable l'emploi constant de la controverse. Au lieu de mar-
cher par vos propres forces et de prendre votre élan en vous-méme,
vous avancez par soubresaut, 4 mesure que l’obstacle d’une objec-
tion se met en quelque sorte en travers et fait rebondir votre esprit.
Toute votre verve et toute votre abondance dépendent de ce barrage
artificiel. Le malheur est qu'il ne manque pas dans le monde de
causeurs et de polémistes artificieux, qui tout d’un coup se dérobent,
se faisent, et laissent ainsi mourir de sa belle mort cette improvi-
salion intermittente, laquelle ne pouvait marcher sans élre re-
montée. |
L’éloquence par entrainement a d'autres inconvénients encore.
Non-seulement elle ne forme et ne murit pas la parole; non-seule-
ment elle ’hahilue 4 compter sur des hasards qui ne peuvent pas s¢
renouveler, ou sur une excitation qui ne saurait se soutenir, mais
elle ale tort grave d’étendre pour ainsi dire l’improvisation du dis-
cours 4 la pensée. Comme les vues demeurent confuses et le travail
intérieur inachevé, il arrive que l’éclaircie se fait seulement pendant
le cours de l'exposition. L’orateur ne sait pas précisément ou il veut
aller lorsqu’il se met en route. Il n’est donc pas trop élonnant qu a
la fin il ne se rende pas toujours exactement compte du point ot il
est arrivé. C’est ainsi que naissent souvent d'une pure associalion
DE LA PREMIERE ANNEE DE DROIT. 281
d'idées, ou d’un entrainement fortuit des mots, telles opinions sin-
guliéres et excessives. On les aurait désavouées d’avance, si elles nous
avaient été présentées avant notre discours; mais, excités par notre
inspiration ou trahis par notre géne, embarqués dans des dévelop-
pements sans issue, ou peul-étre vulgairement embarrassés par le
choix d’une épithéte, nous avons fini, pour nous en tirer, par en-
gager et par compromettre notre opinion.
Tout homme qui prend la parole, & moins qu’il ne dispose d'une
puissance d’esprit sur laquelle il ne faut pas compter, doit donc ab-
solument se représenter par écrit, sous une forme arrétée et défini-
tive, ce qu’il veut exprimer dans son discours. Toutes ces Jocutions
fausses, et cependant accréditées, qui nous entretiennent de l’inspi-
ration, de l’entratnement, de l’échauffement de la parole, sont faites
pour nous tromper et pour nous séduire. C’est une pauvre éloquence
que celle de l’ivresse et de la passion 4 froid; elle ressemble de tous
points 4 ces bonheurs de style qui surviennent parfois 4 la plume la
plus vulgaire, lorsqu’elle rencontre, au prix de la mort d’une mére
ou d’un enfant, trois ou quatre phrases élevées et attendries. La pa-
role vraiment oratoire n’a point 4 se mettre en quéte de ces fortunes, —
ni 4 provoquer par un régime factice la reproduction maladroite de
sentiments ou d'émotions qu’elle n’éprouve pas. Elle doit absolu-
ment arréter, non-seulement les limites et le cadre, mais encore les
principaux linéaments; elle doit remplir d’avance les intervalles et
arriver jusqu’au style, de la méme fagon que les grands peintres re-
cherchent et arrétent dans leurs cartons le choix des nuances et ]’ef-
fet des couleurs. ;
Lorsqu’un travail sérieux aura été ainsi poussé jusqu’au bout;
lorsqu’il aura atteint, sans faiblesse, sans lacune, sans complai-
sance, cet état de complet achévement qui le met en mesure d’étre
imprimé dans un recuei], ou, a plus forte raison, d’étre lu devant
une assemblée, ce serait assurément demander l'impossible, que de
proposer 4 ce jeune écrivain l’abandon et le silence de son ceuvre. Je
trouve tout naturel qu’il se fasse honneur de ses recherches et qu’il
donne ainsi & la discussion future une base solide. Mais si j'avais a
diriger complétement un jeune homme, s’il avait en moi assez de
confiance pour se préparer une parole éloquente et inébranlable par
un acte de courage et d’abnégation, je lui conseillerais de toutes
mes forces un parti plus décisif et plus avantageux. Je lui dirais,
avec une conviction profonde : « Laissez la votre travail écrit, renon-
cez a la vaine satisfaction d’en recueillir le succés et d’en faire ap-
précier le mérite. Voila le moment de vous en remettre de nouveau
al'improvisation ; et, ici encore, ne vous laissez pas ressaisir par la
routine. Défiez-vous maintenant du travail accompli; défiez-vous-en
25 Avan, 4872, 19
989 LES ETUDES COMPLEMENTAIRES
plus que du hasard et de l’incertitude. Mettez hardiment de cété ce
que vous avez fait, et surtout gardez-vous de l’étudier et de le relire.
Ii vous suffira maintenant de refaire de mémoire ce plan que vous
avez développé et de retrouver par la réflexion le cadre que vous
avez rempli. Plus vous aurez oublié les détails de style, les traits, le
mouvement des phrases, Varrangement des périodes, |’introduction
ou la chute de chaque morceau, mieux cela vaudra pour le succés
de votre discours. Il ne s’agit pas, en effet, de retrouver par la mé-
moire ce que vous avez pu écrire. Un article n’est pas un discours,
et il n’est complétement bon qu’a la condition d’en différer sensi-
blement. Ce que vous garderez de votre premier travail, ce n’est pas
la forme, mais la pensée. Contrairement a ce que croient les jeunes
gens, c’est toujours la pensée qui les trahit, et jamais Ja forme. Ar-
rétés court et réduits 4 balbutier, ils s’imaginent que le mot leur
manque. Ils cherchent bien, en effet, une certaine expression déter-
minée qui ne leur vient pas; mais si cette expression se refuse 4
leurs-lévres, c’est que lidée pour la suggérer infailliblement est
encore indécise, et en voie de formation daus le fond de leur intelli-
gence. »
On s’estimerait heureux, et l’on se croirait largement payé de ses
peines, si l’on pouvait suggérer & quelqu’un la bonne pensée d’es-
sayer une fois cette méthode. On peut en croire ici un homme qui a
été assez heureux pour persuader cette expérience 4 un certain nom-
bre de jeunes gens. Le résultat n’a jamais manqué et ne s’est jamais
fait attendre. Les succés dela parole obtenus par la réflexion ontcet
avantage, qu’ils attestent une formation réelle de l’esprit, et non pas
un concours heureux de circonstances. Il ne manque pas de gens qui
_ ont été éloquents une fois dans la vie; le difficile, c’est de l’étre tou-
jours, et de Pétre & coup sir.
Une controverse bien préparée de part et d’autre peut encore étre
‘utile et murir les talents qui se destinent au barreau. Il y faudrait
toutefois une condition que je ne vois presque jamais réalisée dans
ces luttes préparatoires. :
Une discussion n’a de valeur et n’aboutit qu’autant qu’elle est di-
rigée tout 4 la fois avec beaucoup de fermeté et. beaucoup d’intelli-
gence. Je ne parle pas, bien entendu, de l’ordre matériel, du haut
respect des convenances, et de cette dignité des personnes qu’aucun
écart ne doit compromettre. Les jeunes gens, il faut se hater de le
reconnattre, suffisent amplement & cette besogne, et je n’hésite pas
4 dire qu’a le bien prendre, ils s’en acquittent mieux que nous. Il y
a dans toutes ces conférences une tenue, un ordre, une attitude dé-
cente et polie qui pourraient faire l’envie et l’exemple de plus d'une
réunion politique.
DE LA PREMIERE ANNEE DE DROIT. 283
Les jeunes présidents, dont personne, dans ces libres élections,
ne conteste l’autorité ni le mérite, laissent peut-étre 4 désirer sur
un point, et il convient de s’en expliquer franchement.
Il y a, tout en laissant 4 la discussion son indépendance et ses
libres allures, ses digressions et ses saillies, il y a un art de la diri-
ger par une large voie vers un but apergu d’avance, et ot tendent, &
leur insu, les arguments des orateurs les plus opposés. La véritable
supériorité de celui qui maintient 4 chacun son tour de parole con-
siste précisément 4 apercevoir ce but, et & se rendre par anticipa-
tion un compte exact des principaux arguments qui peuvent étre
présentés pour ou contre. Cette attitude dominatrice, ce coup d' cil
supérieur, n’excluent en aucune maniére la décision de ]'intelli-
gence et la fermeté des doctrines; et il est bien certain que vous ne
sauriez avoir, pour votre compte, une opinion un peu solide, sans
connaiire mieux que vos adversaires, s'il est possible, les raisons
qu'ils pourront alléguer en leur faveur.
Cette direction lointaine, et soigneuse de respecter les opinions,
de la méme facon que la Providence conduit ‘et respecte a la fois la
liberté de l’homme, est plus nécessaire et plus loyale encore dans les
controverses de l’esprit que dans les résolutions de la politique.
Lorsqu’il s’agit d’action gouvernementale, le devoir d’un président
ne s'étend pas jusqu’aé prévoir les résultats, et la part de l’imprévu
ne saurait avoir d'autres limites que celles de la constitution. Au
contraire, lorsque des esprits élevés et de bonne foi discutent entre
eux un probléme pour l’éclairer, il y a parmi eux, avant méme que
la diseussion s’entame, un parti pris et arrété de permettre 4 toutes
les opinions de se produire, de leur donner dans le champ clos leur
part d’air et de soleil, et de ne point laisser périr un argument ou
une doctrine par la faiblesse d’un de ses représentants.
Voila pourquoi il serait vraiment utile qu'une personne plus agée
et plus murie eit habituellement la direction des débats; non pas
seulement quelque jeune docieur, devancant d’une année ou deux
ses camarades, mais quelque avocat émérite, quelque littérateur
rompu & ces études. On a eu parfois recours, en province surtout, a
de semblables présidences, et l'on s’en est toujours bien trouvé. A
Paris, on sen est passé jusqu’a présent. Il faut ajouter, pour étre
sincére, qu’é Paris surtout, une pareille mesure n'est point sans in-
convénient, ni un pareil choix sans difficulté. Le caractére francais,
surtout chez les personnes d’une certaine valeur intellectuelle, est
trop porté a la pose et l’empiétement. Les meilleurs, ceux-la méme
qui cherchent le bien et qui |’accomplissent avec le plus de dévoue-
ment, ne négligent pas toujours leur petit effet. On ne trouverait
pas beaucoup de gens capables de s’effacer et de se réduire volontai-
284 LES ETUDES COMPLEMENTAIRES
rement au néant, pour jouer & petit bruit parmi ces jeunes gens le
réle anonyme d’une méthode vivante. On ne résisterait guére a la
tentation, excusable, aprés tout, de faire devant eux la preuve de
son esprit et de son savoir. Le jour ot le président traiterait la
question, au lieu de veiller simplement a l’ordre logique, Ja confé-
rence perdrait tout d’un coup, comme par enchantement, toute son
utilifé, en méme temps que tout son charme. Les plus éminents de
la réunion trouveraient un motif de découragement dans une com-
paraison injuste, et les moins disposés au travail compteraient sur
un supplément de lumiéres dans une lecon prévue.
V
Il est & remarquer que les sujets traités dans les conférences psr-
ticuli¢res o s’exercent les éléves de premiére année sont bien loin
d’étre toujours, ou méme le plus souvent, des questions de droit. Ils
reconnaissent d’eux-mémes, avec un sens pratique qui leur fait
honneur, la difficulté dese lancer dans des recherches originales,
alors qu’ils en sont encore aux notions élémentaires de la science.
Ils sentent avec un admirable instinct qu’ils éviteraient malaisément
le double inconvénient, ou de répéter sous une autre forme, et sans
aucun complément d'idées, l’enseignement si récemment recu, ou
de s’embarquer inconsidérément dans des théories hasardées et dan-
gereuses.
Ilest & regrelter cependant que le droit romain n’attire pas da-
vantage les esprits et ne provoque pas quelques efforts. L’organise-
tion des cours n’est pas faite, il est vrai, pour y encourager. Ces pre-
- miéres notions isolées, perdues, pour ainsi dire, au début, dispa-
raissant ensuite des examens, pour n'y plus revenir qu’a la derniére
heure, sans que nul enseignement les ait continuées et poursuivies,
perdent ainsi leur stimulant et leur attrait. Il y aurait cependant de
belles études & faire sur cette période : l’état historique du monde,
la transformation des mceurs, l’influence nouvelle du christianisme,
ce contraste saisissant entre la civilisation qui disparaissait et celle
qui se préparait a fleurir, tout ici paraft fait pour provoquer les re-
cherches et donner satisfaction aux esprits.
A défaut de travaux de droit, beaucoup de conférences se livrent 3
des études littéraires. Les jeunes gens comprennent a merveille que
la premiére éducation classique, telle qu'elle est pratiquée parmi
nous, se réduit plutét 4 une préparation qu’elle ne constitue un re
sultat. Ils estiment avec juste raison que celte littérature du collége
DE LA PREMIRRE ANNEE DE DROIT. 285
el celle philosophie des classes ne pénétrent pas assez avant dans la
vie. lls veulent, pendant qu'il en est temps encore, s' apprendre entre
eux a pratiquer la critique avec un certain gout, la composition avec
une certaine puissance, la réflexion avec une certaine profondeur.
Les moyens mis en ceuvre pour parvenir a ce résultat, différent
suivant les réunions. Presque partout, la plus grande liberté est
laissée au choix des sujets. L’initiative particuliére ne subit aucune
contrainte; elle ne regoit pas méme de conseils. La seule précaution
qu’on prenne généralement se réduit a l’obligation de faire connai-
tre d'avance le sujet dont on parlera, de fagon & ce que chacun
puisse y réfléchir et y travailler aussi. Mais le hasard seul des in-
scriptions détermine |’ordre des matiéres ; on passe sans transilion
et sans préparation d'un sujet & un autre sujet, et méme d’une
science 4 une autre science.
A défaut d’autre résultat, cette variété entretient la souplesse des
esprits. Si cette instabilité risque de communiquer aux intelligences
une légéreté et une insuffisance regretlables, elle donne, en revan-
che, aux natures bien douées et actives une promptitude et une vi-
gueur qui ne sont point & dédaigner. |
Pour que cette méthode, fort sujette & la critique, et fort vulnéra-
ble, du reste, sur d’autres points, portat tous ses fruits, il faudrait
que le sujet choisi par chaque membre répondit de sa part a un effort
strieux et représentat une préoccupalion réelle. Malheur, dirai-je
aux esprits qui ne trouvent pas ol se prendre dans les choses de
l'éme! Aux uns la méditation des idées, aux autres les délicatesses
de la critique; 4 un troisiéme et & un quatriéme les scrupules de
l'histoire, ou encore les créations de la poésie et de 1l’éloquence.
C'est dans l’ordre d'idées o& chacun se sent vraiment puissant pour
y re vraiment passionné, qu'il devrait prendre le sujet dont il en-
treliendra sa conférence. L’ensemble des questions traitées résume-
rait ainsi les puissances individuelles. Ii ne faudrait peut-é¢tre pas
appeler chacun des jeunes conférenciers & faire ici sa confession
publique et 4 nous donner par le détail la liste exacte des motifs qui
jusqu'ici ont pu dicter ses choix. On verrait, comme on s’en doute
bien par avance, que ces jeunes réunions sont déja l'image du monde
dont elles sont si voisines. Plus d’un sujet a été abordé et plus
d'une question soulevée, non pas en raison de la capacité ou de la
disposition de l’orateur a les traiter, mais pour répondre a telle pré-
occupation du moment, et exploiter & son bénéfice quelque intérét
de popularité éphémére. -_
Les observations que nous avons présentées jusqu’ici se résument
d'elles-mémes en une conclusion aussi simple qu’incontestable :
Cest, d’une part, que les études de la premicre année de droit ne
286 LES ETUDES COMPLEMENTAIRES
sont pas organisées de facon & en utiliser ]’activité; en second lieu,
les tentatives si honorables qui ont été faites pour suppléer a cette
insuffisance n’ont pas été assez heureuses jusqu’ici pour qu'il n’y ait
pas lieu de chercher quelque chose de plus satisfaisant.
Un arrété qui, semblable 4 beaucoup d’autres, a fait plus de bruit
que de besogne, avait été pris, il y a quelques années, par le ministre
de l’instruction publique. Cet arrété témoignait hautement de I’oi-
siveté & laquelle étaient en quelque sorte prédestinés les éléves de
la premiére année de droit, et de la nécessité d’y porter reméde. La
mesure était & la fois fiscale et intellectuelle ; il s’agissait d’assurer
la présence réelle des éléves 4 deux des cours professés dans les
Facultés des lettres. On laissait d’ailleurs 4 chacun toute liberté de
consulter a cet égard ses préférences personnelles. On pouvait choi-
sir 4 son gré entre les différentes chaires. En méme temps, on as-
treignait les éléves & payer la rétribution exigée des candidats a la
licence, lorsque ces derniers prennent les inscriptions voulues pour
se présenter devant leurs juges.
Il faut assurément louer les intentions primitives qui ont conseillé
cette mesure. Le malheur est, comme il arrive souvent en France,
que par la négligence des administrations, et aussi par la résistance
des intéressés, il n’est resté de cette tentative, qui aurait pu devenir
féconde, si elle avait été soutenue et réguilarisée, rien autre chose
qu'une pure formalité et un nouvel impét universitaire levé sur les
familles. Aujourd'hui, il n’est pas rare de trouver des étudiants qui,
aprés avoir porté leur argent du trimestre & la Faculté des lettres,
ignorent jusqu’au nom des cours qu’ils sont tenus de suivre et des
professeurs qu’ils sont censés écouter. Le secrétaire ne prend pas
la peine de les en informer, et, comme le disait récemment l’un
d'entre eux, il les avait inscrits sur la page du professeur ort il restait
encore de la place.
Il était permis assurément aux vérilables amis des lettres et de la
jeunesse d’attendre un autre profit que cette amende trimestrielle
imposée aux étudiants. Le bruit qu’on avait fait et les intentions
qu’on avait manifestées méritaient de finir moins piteusement. On
devait tout 4 la foisinspirer aux jeunes gens le gout des hautes études
et assurer aux Facultés de province un auditoire qui leur manquait.
Le résultat le plus clair d’une invasion qui ne devait pas durer, a été
d’éloigner, dans plusieurs villes, un certain auditoire paisible, in-
telligent, craintif, composé en grande partie de personnes dgées, de
dames et méme de demoiselles, nen déplaise 4 la gravité de la Sor-
DE LA PREMIZRE ANNEE DE DROIT. 287
bonne. Quant aux résultats littéraires, ils ne se sont pas révélés jus-
qu'ici et nous n’avons point vu, de ce chef, augmenter depuis lors le
nombre des candidats @ la licence.
N’y aurait-il pas quelque chose a faire dans ce sens? La licence és
lettres, telle qu’elle se pratique aujourd’hui, peut-elle étre proposée
aux étudiants comme un but & poursuivre? Répond-elle pleinement
a l’attente du travail qu'elle exige? Ne demanderait-elle pas certaines
modifications, pour correspondre aux besoins littéraires des étu-
diants, et devenir ainsi !’étude tout a la fois préparatoire et complé-
mentaire du droit?
VI
La licence és lettres, telle qu'elle est maintenant organisée, ne
représente pas, pour le futur avocat, un effort entiérement utile.
Elie comporte des épreuves difficiles et & peu prés inapplicables 4
Yavancement littéraire d'un homme du monde ou d’un magistrat.
Lafagon dont, par suite de nécessités de profession universitaires,
la plupart des juges entendent et appliquent le réglement, contribue
4 rendre cet inconvénient plus sensible.
Les épreuves de la licence sont d’abord écrites; puis, aprés une
premiére élimination des candidats reconnus insuffisants, elles de-
viennent orales. Suivons-les dans |’une et dans |’autre de ces deux
phases.
Les compositions écrites comportent quatre facultés différentes :
une dissertation francaise, une dissertation latine, une piéce de vers
latins, un théme grec.
La dissertation francaise et la dissertation latine roulent sur des
points de littérature, d’histoire, de morale, de philosophie. Les tra-
ditions et les usages des Facultés sont ici fort divers, et il y aurait
peut-dtre 4 cet endroit quelques réformes a faire. Tel doyen use peut-
étre plus que de raison du privilége que lui confére la lettre du ré-
glement. Il a le droit, dit le texte, de choisir les sujets, avec )’assen-
timent de ses collégues. Le plus souvent, cette communication n’est
qu'une affaire de pure forme, ou méme il n’en est pas question. Ll
est bien difficile alors que, suivant la nature de la chaire investie du
décanat, la nuance et le choix habituels ne soient pas modifiés dans
un sens uniforme. Telle ou telle Faculté voit ainsi, suivant la tour-
nure d’esprit de son doyen, prédominer l’érudition ou la critique,
les questions d’histoire, de philologie, de littérature.
La dissertation francaise et la dissertation latine, malgré ces in-
288 LES ETUDES COMPLEMENTAIRES
convénients, auxquels il est bien facile de porter reméde, n’en re-
présentent pas moins, si je puis parler ainsi, la substance méme de
notre éducation. Le futur licencié en droit, qui doit rédiger une
thése en latin, n’a rien & perdre & continuer le maniement de cette
langue; quant 4 écrire le francais, je ne pense pas qu'il ait, au sortir
du collége, la prétention d’y avoir déja réussi.
Restent donc les vers latins et le théme grec. Il convient de nous
en expliquer en toute franchise.
Le théme grec, il faut bien l’avouer, estiune épreuve {out a la fos
pédante et inutile. Elle n’a pas méme le mérite, qui pourrait encore
l’excuser, d’attester une connaissance véritable de la langue grecque.
Elle semble créée a plaisir pour donner 4 quelques savants d'un au-
tre siécle l’occasion de prouver qu’on ignore ce qu’ils ont le mérite
ou le malheur de savoir. °
Le théme latin, par lequel on fait & bon droit passer les écoliers,
se reléve par l’exercice de Ja composition et de la dissertation, au-
quel il aboutit. L’effort que demande la conversion du latin en fran-
ais se trouve récompensé par le maniement effectif d’une langue
nouvelle qui, suivant la parole du vieux poéte Ennius, nous donne,
pour ainsi dire, une seconde ame.
It n’en va pas de méme pour le grec, et il n’est nullement ques-
tion de conduire les candidats jusqu’a disserter dans cet idiome. Le
théme grec n’est guére plus qu’un exercice scolaire dont chaque
Faculté et presque chaque professeur fixent un peu & leur guise les
limites et les obligations. Dans tel centre d’examens, on autorise les
candidats 4 garder entre leurs mains une grammaire grecque. Par
la se trouvent supprimées, pour la plus grande partie, les difficultés
de l’accord des mots et de l’accentuation. Dans telle autre Faculté,
au contraire, certains juges se font un point d’honneur et comme un
titre de gloire d’exiger les derniers raffinements des accents et des
esprits. Ils parleront hardiment aux futurs licenciés de deux ans et
de trois ans d'études spéciales, seulement pour se mettre en mesure
de satisfaire sur ce point!
Ce qui résulte le plus évidemment de ces différentes fagons d’en-
tendre et d’appliquer le réglement, c’est que, pour les hommes du
métier eux-mémes, cette épreuve du théme grec a quelque chose de
vague et de mal défini. On n'est pas bien d’accord sur la question de
savoir si la connaissance du grec doit se réduire ici & ce qu’un
homme du monde trés-instruit peut se contenter de savoir, ou s’1l
faut exiger des connaissances tout a fait spéciales, telles que les im-
pose, par exemple, le programme de l'agrégation pour les classes
de grammaire.
La composition en vers latins n’a pas le caractére étroit et exclusif
DE LA PREMIRRE ANNEE DE DROIT. 289
du théme grec. Il y a dans la pratique de la poésie latine un double
aspect 4 considérer, le cété de l'expression technique et le cété de l’in-
vention littéraire. Sans doute, au point de vue de la langue, il n’est
point facile de manceuvrer ces dactyles et ces spondées, ces césures
et ces élisions, de satisfaire, en un mot, aux conditions si délicates
et si multiples que la prosodie latine impose aux amateurs des muses
romaines: mais le candidat ne se trouve plus aussi dépourvu que
précédemment. A tort ou a raison, |’exercice des vers latins a sur-
yécu dans les classes & son exclusion du programme du baccalau-
réat. Il n’est pas impossible de rencontrer encore tel éléve qui les
tourne avec un cerlain succés, et parvient ainsi, non-seulement a
contenter son professeur, mais encore a se créer une sorte de répu-
tation parmi ses camarades. Tandis que le théme grec ne figure plus
guére qu'une fois par mois dans les exercices de laclasse derhétorique,
ou méme tandis qu'il n’y figure plus du tout; tandis qu’on ne parle pas
méme de l’accentuation, l’exercice des vers latins commence sérieuse-
menten seconde, parfois méme en troisiéme et en rhétorique; c'est
un des devoirs qui reparaissent le plus réguliérement. Si, par un
accord tacite des professeurs avec leur classe, certains éléves se dis-
pensent de les faire, aussi bien que le maitre de les leur demander,
il ne manque pas de devoirs fails avec gout, et attestant un travail
sérieux. .
Les études scolaires, lorsqu’elles s’achévent complétement et avec
som, constituent donc d’avance une préparation efficace du vers la-
tin; les difficultés techniques sont déja suffisamment familiéres au
candidat pour qu’il puisse, avec quelque exercice, shabituer bien
Tite 4 les vaincre de nouveau.
Au point de vue littéraire proprement dit, il ne faudrait pas sou-
rire trop aisément de cet emploi, un peu classique et un peu su-
ranné, de imagination. Il n’est peut-étre pas aussi facile qu’on le
pense de lui ménager son essor, tout en la réglant, et de lui inter-
dire le dévergondage sans lui enlever sa liberté. L’épreuve de
la composition francaise est congue dans un esprit trop sévére et
trop réfléchi pour qu’il y ait lieu de déployer & son aise cette faculté.
le trait d’esprit, la métaphore, la comparaison, peuvent et doivent
sans doute s’y rencontrer dans le courant du discours; mais le can-
didat n’en saurait faire, sous aucun prétexte, le dessein ni le mérite
principal de sa dissertation. On lui demande de bien autres qualités
etde bien autres preuves. Il doit témoigner, avant tout, d’un esprit
de méthode, d’un art de la composition, d'une provision de science,
d'un exercice du gout, d’une maturité de jugement auprés desquels
le mérite de l’imagination languit et passe 4 l’état d’accessoire.
Considérée 4 ce point de vue trés-élevé, une pidce de vers latins
290 LES ETUDES COMPLEMENTAIRES
met assurément un candidat en demeure et en mesure de montrer
certaines qualités d’esprit auxquelles on attache, 4 bon droit, leur
prix et leur valeur, qualités dont les autres compositions ne donnent
qu’un témoignage indirect et inférieur.
Les épreuves orales succédent aux épreuves écrites.
La aussi il y a, en dépit des réglements et des programmes,
comme aussi malgré les instructions envoyées aux diverses Facul-
tés, une part d’incertitude, pour ne pas dire d’arbitraire. L’examen
qui porte cependant sur les mémes maliéres, se ressent dans cha-
que endroit des traditions et des vues particuliéres des diverses Fa-
cultés.
Trois séries d’auteurs, grecs, latins, francais, sont indiquées
pour une période de deux ou trois années. Un arrété ministériel en
fait connaitre d’avance la liste aux candidats, et d’avance les avertit
de l’époque 4 laquelle ce programme sera modifié. ;
Ii y aurait & faire des remarques fort curieuses, si l’on voulait
prendre la peine de rapprocher, article par article, le programme de
la licence du programme du baccalauréat. La seule différence qu’on
puisse signaler entre eux, c'est que le programme de la licence,
grade supérieur, est incontestablement plus facile et moins chargé
que le programme du baccalauréat, grade inférieur ; tand il est vrai
que tout dépend de l'esprit et de la mesure avec lesquels on procéde
4 un examen. Le Discours de la Méthode de Descartes est indiqué de
part et d’autre, dans les mémes termes. Un assez petit nombre d’ou-
vrages ou d’auteurs figurent & nouveau pour la licence; pour tout
le reste, on s’est contenté de retrancher les neuf dixiémes du pro-
gramme du baccaulauréat. Tandis que nous voyons les juges autori-
sés 4 demander au jeune lycéen, frais émoulu de ses classes, tout
Virgile, tout Sophocle, tout notre thédtre classique, le programme de
la licence, plus indulgent, en méme temps que plus pratique, se
contente d’indiquer aux candidats une tragédie de Sophocle, une co-
médie d’Aristophane, une ou deux piéces de Racine et de Corneille,
quelques chants de Virgile, et ainsi de suite.
Ii n'est point défendu de s’étonner de ce partage, et de Je trouver
bizarre. On concevrait mieux que le jeune rhétoricien fat examiné
avec quelque précision sur Athalie et sur Esther, et se contentat,
pour le reste, d’une lecture provisoire de Racine. Au contraire, il
n’est pas facile d’admettre qu’on ambitionne le grade de licencié
sans avoir une connaissance de détail de toutes les piéces de Racine.
Une étude approfondie des Horaces et de Polyeucte suffit provisoire-
ment dans les classes pour donner & un éléve le gout et l’admuration
de Corneille; mais, pour faire de la littérature et pour émettre un
Jugement de quelque valeur sur le thédtre frangais, il est absolu-
DE LA PREMIERE ANNKE DE DROIT. 204
ment indispensable d’étre familier avec tous ses chefs-d’ceuvre, sans
en excepler aucun.
On pourrait pousser plus loin ce paralléle; on arriverait toujours
4 cetle méme conclusion, qu’il paraft extraordinaire de demander,
au sortir des classes, une sorte de science universelle des auteurs,
et de se contenter, lorsqu’on en vient 4 une épreuve bien autrement
élevée, d'une cinquantaine de pages, de quelques chapitres, parfois
méme d'un certain nombre de vers. Tandis que le baccalauréat in-
dique pour un seul numéro le gros volume du Siécle de Louis XIV,
la licence, plus diseréte, se borne 4 ce qui regarde les couvres de
lesprit, c’est-a-dire & la fraction la plus minime.
On voit qu’en présence de ces anomalies, i) faut absolument comp-
ter sur les professeurs. C’est 4 eux de compenser cette disproportion
et de rétablir l’inégalité des épreuves par une différence dans le ni-
veal des examens.
Ici encore, les usages ne sont pas les mémes dans toutes les Fa-
cultés.
Une premiére différence provient du nombre des juges.
Dans certains centres, il est de régle que la Faculté tout entiére
assiste & V’interrogation, et qu’ainsi elle se trouve tout entiére en po-
silion d’y prendre part. L’épreuve présente alors quelque chose de
plus solennel. I est des villes ot les candidats, aussi bien que les
juges, sont en robe, ot les épreuves sont annoncées d'avance par
tous les moyens de publicité dont on peut disposer en province. Dans
dautres académies, les recteurs font exécuter en toute rigueur le
texte du réglement, qui réduit & trois le nombre des juges ayant le
droit de voter. Cette pratique est excellente lorsqu’il s’agit de la li-
cence és sciences mathématiques, physiques ou naturelles, lesquelles
exigent des connaissances tout a fait spéciales de la part de l’inter-
rogateur. Il n’en va pas de méme de la licence as lettres, ot il faut,
au contraire, constater chez le candidat une certaine variété de no-
tions générales. Il en résulte qu’a l’époque ou, par suite d'un rou-
lement inévitable, le professeur de philosophie ou le professeur d’his-
lotre, par exemple, se trouvent éloignés, les candidats peuvent sa-
voir d’avance qu’on ne les pressera pas beaucoup sur Tacife et sur
Hérodote, et qu’un juge moins familier avec le sujet hésitera 4 abor-
der la philosophie de Descartes ou celle de Platon.
Indépendamment des différences qui résultent de la composition
méme du jury et du nombre des assesseurs appelés a y siéger, 1! faut
encore tenir compte des habitudes particuliéres adoptées dans cha-
que Faculté, habitudes qui donnent a la méme épreuve un caractére
ou plus technique ou plus relevé.
ll y a dans le réglement dela licence és lettres un article peu heu-
292 LES ETUDES COMPLEMNENTAIRES
reux, dont l'interprétation judaique aurait pour effet d’abaisser d'une
facon sensible le niveau général de |'épreuve. Il est dit que les can-
didats répondront 4 toutes les questions d'histoire, de philosophie
ou de critique, auxquelles peut donner lieu l’explication du texte qui
leur est proposé. Supposez qu'on entende ces paroles au pied dela
lettre, qu’en effet on ne sorte point du texte, et qu’on s'astreigne a
n’adresser au candidat aucune question générale, ni d'histoire, ni
de critique, ni de pure théorie, il est visible que l'économie et Ja
hiérarchie des grades se trouvent interverties et faussées. On pourra
demander au baccalauréat és lettres une appréciation générale du
théatre de Racine et de son influence, un paralléle entre la Cyropédie
et l’Histoire de Charles XII, un jugement sur la philosophie des
Alexandrins ou sur le probléme des Universaux, tandis qu’d la li-
cence il faudrait s’en tenir 4 des notes et commentaires semblables
& ceux que nous lisons dans les marges des bonnes éditions classi-
ques. La meilleure préparation serait alors, non pas cetle ouverture
et cette souplesse de l'esprit qui attestent l’originalité des connais-
sances et la possession des idées, mais ce pédantisme lent et entété
qui palit sur les textes et s’éteint dans les lexiques.
Une autre extrémité consiste & ne point exiger du candidat les con-
naissances spéciales dont il doit évidemment faire preuve. Une con-
naissance approfondie des trois langues, grecque, francaise et latine,
est aussi indispensable que la connaissance de ces trois littératures.
Ii ne faudrait donc pas, sous prétexte de donner aux candidats I'oc-
casion de déployer des vues plus étendnes, les dispenser trop vite et
trop complétement de toute question relative 4 la philologie et 4 la
grammaire, Cette alliance difficile demeure ici, comme ailleurs, une
affaire de tact, ot l'influence d’un doyen sage et expérimenté peut
beaucoup dans Je sens qu’on indique. Il ne faudrait point, par exem-
ple, que dans certains cours on regarddt comme nécessaire, ou
méme comme utile, pour préparer les candidats 4 la licence és let-
tres, de leur faire renouer connaissance avec Manon Lescaut, et de
leur en lire des passages.
VII
On peut se demander pourquoi, malgré la haute expérience des
Facultés, ct leur vigilance sévére & remplir leurs devoirs de juges,
l’examen dela licence porte, aussi bien dans lacorrection des épreuves
écriles que dans la direction des épreuves orales, ’empreinte d'une
certaine indécision. Cette indécision et cette incertitude trouvent
DE LA PREMIERE ANNBE DE DROIT. 293
leur explication naturelle dans les combinaisons mémes de la hiérar-
chie universitaire.
L'Etat fait une distinction entre les grades et les titres, et ne les
confére point dans les mémes conditions.
Les grades sont pour les lettres et pour les sciences, comme pour
la théologie, la médecine et le droit, le baccalauréat, 1a licence et
le doctorat. Ces trois grades se suivent et se commandent.
L’examen qui conduit 4 ces diplémes est purement individuel.
Leur obtention ne confére aucun droit au fonctionnaire qui lesa —
mérités. Ils se réduisent 4 la preuve d'une aptitude, et deviennent
ainsi la condition préalable pour de certaines professions, telles que
celles de médecin ou d’ayocat, ou de certaines places, telles que
celles de professeur de Facultés ou de recteur d’Académie.
L'administration universitaire ne se contente pas de ces grades,
dont elle ne saurait pourtant contester la valeur, puisque c’est elle-
méme qui les décerne. Elle demande aux professeurs qu’elle em-
ploie le titre d’agrégé, aprés le grade de licencié.
Le titre d’agrégé n'est plus une simple appellation dont on puisse
se parer sur ses cartes de visite. Il donne a celui qui y est parvenu
une sorte de droit au travail de l’enseignement. L’agrégé est fondé a
demander au ministre de l’instruction publique une place qui lui
permette d'utiliser ses capacités. A défaut d'une place, 11 a droit &
un traitement, peu considérable, il est vrai, et que les réglements
qualifient de traitement d’agrégation.
Il n’est donc pas étonnant que l’administration universitaire cal-
cule d’avance le nombre des agrégés 4 recevoir sur celui des chaires
4 donner. I} en résulte que, suivant les besoins du service, on met
au concours quatre, six, huit places d’agrégé pour la grammaire,
histoire, 1a philosophie ou les lettres.
Les difficultés & vaincre sont ici bien autrement sérieuses que
celles d'un examen académique. Un programme connu dix mois
davance, et qui change — peu ou beaucoup — toutes Jes années,
indique aux futurs candidats de vastes questions 4 préparer, des
auteurs peu connus, ou d'un abord particuliérement difficile, des
epoques tout entiéres & étudier, souvent méme une science tout a
fait originale & acquérir, tant les problémes sont neufs, les décou-
Vertes récentes, les traditions peu établies.
Ajoutez & ces difficultés qui naissent du programme celles qui
proviennent de l’examen. Le fait seul d’avoir 4 subir les chances d’un
concours rend singuliérement incertaine Tissue de l’entreprise.
Quellesque puissent étre votre force et votre préparation, i] ne vous
reste plus qu’un mérite relatif, dés que vous étes appelé @ vous me-
surer avec des rivaux inattendus dont vous ne pouvez connaltre d’a-
394 LES ETUDES COMPLEMENTAIRES.
vance nile nombre, ni le génie. Tandis qu'un grade ne se refuse ja-
mais 4 quiconque exhibe une certaine provision de savoir, le titre
d’agrégé ne dépend des juges qu’au point de vue du classement. Il
y a, comme pour la moisson des fruits, de bonnes et de mauvaises
années, et le premier de cette session peut se trouver au-dessous
des refusés de l'année derniére.
Les concours d’agrégation comportent des difficultés que ne con-
naft point la paisible collation des grades. Comme il s’agit ici direo-
tement du professorat, et que la réception du candidat équivaut
pour lui & une nomination, il n’est pas étonnant qu’on ait accumulé,
sous les formes les plus diverses et les plus instantes, tous les
moyens d’évaluer la capacité intellectuelle. Aussi n’est-il plus ques-
tion seulement d'un programme 4 suivre et d’interrogations aux-
quelles on est admis a répondre aprés tout le loisir d'une longue et
compendieuse préparation. On attend des candidats la preuve de
qualités plus précieuses et plus rares : l’improvisation, cette pierre
de touche des esprits puissants, I’habitude de l’argumentation, qui
atteste en méme temps la patience pour écouter et la présence d’es-
prit pour répondre. En un mot, il y a a de quoi faire réfléchir les
plus hardis et trembler les plus intrépides.
Il n’est donc pas étonnant, pour qui connaft le coour humain et
ses faiblesses, que, parmi les jeunes professeurs de l'Université, il
y en ait beaucoup dont le plus grand souci soit d’éviter l'agrégation.
Il est bien vrai qu’en vertu d’une régle maintenue avec beaucoup de
fermeté, ils ne sauraient étre nommés titulaires de la chaire qu’ils
occupent tant qu’ils ne sont pas agrégés; mais on peut bien admet-
tre dans l'Université ce que nous sommes si habitués, en France, a
retrouver ailleurs, le provisoire. Un professeur s’accommode d’un
provisoire qui dure une vingtaine d’années, et il y a telle chaire de
collége ou de lycée, ot les plus anciens fonctionnaires de |’Acadé-
mie ne se rappellent pas avoir vu un titulaire.
La marche est donc toute tracée pour les jeunes débutants qui,
privés des secours de "Ecole normale de Paris, perdus dans quelque
ville de troisiéme ordre, ot ils ont peu de ressources pour leurs tra-
vaux et encore moins de courage, réduisent toutes leurs combinai-
sons 4 se maintenir, 4 nager, pour ainsi dire, entre deux eaux, en
évitant jusqu’au bout I’épreuve terrible, et surtout la préparation
laborieuse de l'agrégation.
Iis prennent alors, avec un singulier mélange de lenteur et de per-
sévérance, le chemin plus aisé de la licence et du doctorat. Incapa-
bles d’arriver réguliérement jusqu’é une chaire de rhétorique ou
@histoire dans un grand lycée, ils cherchent 4 se réfugier dans les
facultés ou le titre d’agrégé n'est pas nécessaire.
DE LA PREMIERE ANNEE DE DROIT. 905
Ces carriéres obliques et inachevées, au point de vue universi-
taire, ne rencontrent vraiment qu'un obstacle sérieux sur toute leur
route : c’est la licence. Celle-ci demeure la seule épreuve réelle qu'il
leur reste 4 affronter. Il ne faut pas compter le baccalauréat, dont
tout le monde connait l’indulgence, pour ne pas dire la faiblesse
vraiment paternelle, non plus que le doctorat, ot l’extréme impor-
tance du travail écrit rend les secours si faciles et la collaboration &
outrance si tentante.
Les professeurs de Facultés se trouvent donc ainsi investis tout
d'un coup, par la force des choses, d’une mission nouvelle qui ne
leur était aucunement destinée ; ils deviennent les gardiens des étu-
des, et se trouvent avoir 4 maintenir le niveau des professeurs dans
les établissements de |’Etat. C’est dans cette intention qu’il avait été
établi auprés des Facultés les plus considérables une sorte de pépi-
niére de candidats. De jeunes maitres d’étude étaient nourris et
couchés au lycée de la ville. Ils reconnaissaient cette faveur par un
service réduit 4 quelques heures, chaque semaine; et, le reste du
temps, ils se préparaient 4 la licence, en suivant les lecons de la Fa-
culté. Ce recrutement s’étend souvent hors du chef-lieu d’académie.
Quelques administrations intelligentes ont donné aux mattres des
villes voisines toute facilité pour circuler sur les chemins de fer, et
pour venir assister, & jours fixes, 4 des conférences préparatoires.
Ii y a ici deux choses 4 considérer : le service que rendent les
facultés par leur enseignement, et le rdéle qu’elles jouent dans les
examens,
Le service n’est pas douteux, et il faudrait bien peu connaftre la
facon dont les choses se passent, pour ne pas rendre justice au dé-
Youement, & la conscience, 4 l’ardeur avec laquelle ces mattres
émérites se mettent partout au service de la jeunesse. Quand on a vu
de prés l’isolement des villes de province, leur défaut absolu de
ressources et, ce qui est bien pire alors, d’encouragements pour
tous ceux qui se livrent aux travaux de l’esprit, on comprend mieux
quel appui donnent a ces intelligences incertaines le conseil et la
direction des professeurs.
Toutefeis, ces excellents résultats n’excusent point le réle que
quelques professeurs voudraient faire jouer a la licence, et ne justi-
fient point son affectation exclusive & la vérification de la capacité
professorale. I n’est question de rien de pareil ni dans les régle-
ments universitaires, ni dans les instructions ministérielles. La
licence n’a point & suppléer l'agrégation; elle ne saurait se confon-
dre avec elle. 3
li serait donc tout a fait 4 regretter que la licence perdit son carac-
tére littéraire et élevé, pour tomber au rang d’épreuve scolaire. Les
206 LES ETUDES COMPLEWENTAINES
candidats qui se présentent devant les Facultés pour obtenir ce grade,
et qui entrevoient dans l'avenir la perspective d'un doctorat és
lettres, succédant, par exemple, 4 un doctorat en droit, n’ont pas
besoin d’exercer en eux les qualités du futur professeur de qua-
tri¢éme ou de cinquiéme ; ils peuvent donc s’étonner a bon droit que
ces qualités ou ces habitudes soient exigées. — « Comment rendriez-
vous compte de cette forme 4 vos éléves? » demandait naivement un
professeur de littérature 4 un jeune candidat qui passait son examen
de licence és lettres. Le malheur était que le candidat était un éléve
de mathématiques spéciales, a la veille d’entrer a 1’Ecole polytechni-
que, et qui n’avait que faire de classe 4 conduire et d’éléves 4 mo-
rigéner.
Si ces yues étroites et exclusives venaient & se répandre, l’épreuve
de la licence perdrait bien vite son ,vrai caractére. I] n'y faudrait
plus voir un grade accessible & tous, et qui sied bien méme 4 un
homme du monde. Au lieu d’y convier ceux que je pourrais appeler,
dans le sens le plus élevé du mot, les amateurs de liltérature, il ne
resterait plus qu’é en faire le partage exclusif et le brevet des régents
de colléges communaux.
Vill
Tant que la licence és lettres demeurera dans ces conditions, tant
qu'elle s’obstinera 4 mettre sur le méme rang le théme grec et la
dissertation francaise, les mystéres de l’accentuation et les régles du
bon gout, le maniement de l'hexamétre latin et la connaissance de la
philosophie ; tant que les examinateurs seront tentés d’éprouver dans
les candidats, moins la valeur ou la formation des esprits, que leur
aptitude a l’enseignement, le grade de licencié ne parattra pas sufli-
sant pour récompenser tant d’efforts, dont l’avenir rendra une partie
tout a fait inutile. Il faudra aux étudiants pour s’y préparer beau-
coup de courage et de raison.
Il y aurait peut-étre un moyen de tout concilier. Pourquoi ne
ferait-on pas pour les lettres ce qu'on a fait pour les sciences avec
tant d’a-propos et de succés? Pourquoi ne diviserait-on pas la licence
en deux facultés distinctes, de la méme facon qu’ailleurs on donne
a choisir aux éléves entre la licence és sciences mathématiques, la
licence és sciences physiques, la licence és sciences naturelles.
Ce partage n’a pas eu seulement |’avantage de soulager le candi-
dat; toutes les études regagnent largement en force ce qu’elles per-
dent en étendue; il a, en outre, le mérite de répondre 4 la nature
DE LA PREMIERE ANNEE DE DROIT. 297
méme de l’intelligence. Toutes les opérations de notre esprit peuvent
se réduire a l’observation qui ensuite généralise, ou au raisonne-
ment qui pose les principes pour en déduire les conséquences.
On ne trouverait point, sans doute, en littérature 4 opérer sur les
mémes bases une division aussi tranchée; les facultés littéraires
sont plus complexes et plus indissolublement liées; mais ses avan-
tages pratiques suffiraient amplement pour justifier le partage.
On maintiendrait la licence és lettres dans sa forme actuelle; on
pourrait méme insister sur les vers latins et le théme grec, en don-
nant 4 chacune de ces compositions un jour enlier, au lieu de les
entasser entre le méme matin et le méme soir, ce qui, pour beau-
coup de candidats, en fait une question de santé et de résistance de
tempérament. On ajouterait, au hesoin, & la liste des auteurs quel-
ques ouvrages de pure théorie, destinés 4 vérifier dans la discussion
la science des candidats. On aurait ainsi une épreuve qui, sans em-
prunter la forme redoutable d’un concours, se rapprocherait 4 la
fois de agrégation des lettres ou de l'agrégation de grammaire, ect
donnerait des garanties suffisantes pour le professorat. Des maitres
libres qui n’ont rien 4 déméler avec l’agrégation universitaire, ver-
raient ainsi s’élever, d'une fagon tout a la fois sensible et pratique,
le niveau des grades qui leur sont plus particulic¢rement accessi-
bles. Cette premiére espéce de licence, ainsi complétée, deviendrait
une préparation spéciale et tout a la fois appropriée 4 la carriére de
Venseignement.
A cdté de la licence grammaticale ou classique, suivant le nom
qu’on voudra lui donner, prendrait place une autre licence que j'ap-
pellerais la licence littéraire, de !a méme fagon gu’on distingueé, dans
l'instruction, les classes de lettres des classes de grammaire.
Cette seconde licence n’aurait plus rien de pédagogique. Ce serait,
si l'on veut me permettre de m’exprimer ainsi, la licence és lettres
des gens du monde; ou, si ce terme elfarouche trop les habitudes
classiques, ce serait la licence és lettres des historiens, des philo-
sophes, des docteurs en droit, de tous ceux pour lesquels la con-
naissance de Ja langue et des lettres méme est moins encore un
résultat qu’un instrument. ,
Il conviendrait d’abord, comme nous Il’avons dit plus haut, de
supprimer complétement le théme grec et les vers latins, et de les
remplacer par des réformes plus conformes a l'esprit et au but du —
nouveau grade. ll faudrait aussi introduire dans le choix des auteurs
des modifications analogues, de facon & assurer le résultat que le
programme aurait en vue.
Les études classiques, telles que nous les voyons comprises et
pratiquées, présentent un grand inconvénient. Elles ne commen-
25 Ava 41872.
298 LES ETUDES COMPLEMENTAIRES
cent méme pas cette seconde éducation de l’esprit, sans laquelle la
premiére est exposée & devenir vaine et méme funeste. La rhéto-
rique et la philosophie, & laquelle nous conduit le cours de nos
études, demeurent l'une et l'autre une pure abstraction. C'est anous
plus tard, 4 mesure que nous grandirons et que nous en ressenti-
rons la nécessité, de les raccorder avec le reste de notre vie, beso-
gne difficile, et 4 laquelle le plus grand nombre succombe. Nous
ressemblons un peu 4 ces mathématiciens consommés dont, au
tableau, aucune difficulté n’arréte les calculs et aucun probléme ne
déconcerte le savoir. Mettez-les tout d’un coup & tenir des livres et 4
dresser un inventaire, 4 faire des comptes d’ouvriers ou 4 régler
une liquidation commerciale, on diraif, au premier abord, que leur
facilité mathématique les abandonne; il leur faut, en quelque sorte,
en revenir aux premiers tatonnements de l’ignorance et reprendre
par la base leur instruction.
Nous éprouvons quelque chose de cette difficulté, lorsqu’il nous
faut accommoder 2 la réalité de la vie notre facilité et notre supé-
riorité de collége. Nous sommes tout étonnés de ne plus retrouver
dans une argumentation de salon, ou dans l’improvisation d'un
discours véritable, l’aisance, la souplesse, la faconde heureuse des
oraisons classiques. Nous nous heurtons chaque jour A des ques-
tions de principes dans le domaine de l'art, de Ja littérature, du
droit naturel, et nous nous apercevons, avec une surprise mélée de
quelque amertume, que nos théories n’aboulissent pas. Nous pour-
rions encore, avec quelque élan, remonter vers les hauteurs de
Vidéal, et retrouver dans notre mémoire les systémes dont on nous a
jadis entretenus. Mais s'1l nous faut descendre de ces sommets pour
nous trouver face 4 face avec les questions du jour, nous sentons en
nous-mémes qu’il y a entre cet enseignement de pure théorie et le
maniement pratique de la vérité un intervalle qu’il n’est point aisé
de franchir. Il ne manque pas d’intelligences qui restent en route;
Je gros public, qui aime a s’en tenir aux apparences, ne se fait pas
faute de tourner en raillerie le jeune homme fort en théme, ou le
lauréat du dernier concours.
Il ne faudrait pas donner 4 ces remarques une portée exagérée, ni
Jeur préter des conséquences contre lesquelles onproteste plus haut
. que personne. On ne préche pas ici la cause des enseignements sans
principes et des littératures sans classiques. Ce serait faire une dé-
testable besogne, que de retirer de l’enfance et de la jeunesse cette
part d’idéal littéraire, dont le coeur et l’esprit de l'homme ont éga-
lement besoin, afin de pouvoir d’autant mieux résister plus tard aux
luttes et aux abaissements de la vie. Introduire sans préparation ces
jeunes intelligences & la connaissance des modernes, c’est risquer
DE LA PREMIERE ANNEE DE DROIT. 299
de leur en donner Divresse sans leur en apprendre le jugement.
L'esprit de homme reproduit, en effet, dans le mouvement plus ou
moins rapide de ses progrés, la succession des différentes phases qu’a
traversées I"humanité. L’initier aux civilisations qui nous ont précé-
dés, et le faire repasser par le long effort des générations, c’est tout
simplement se conformer 4 la loi méme du développement de son
esprit.
Rien ne serait donc moins opportun que de porter la confusion
dans notre vieux et respectable systéme d'études. Cette poursuite
d'une éclosion prématurée n’aboutirait pas, comme quelques-uns le
pensent, a hater les intelligences, mais plutét, comme il est facile de
le prévoir, & leur dter toute leur force et toute leur valeur. [1 ne s’agit
point de remplacer, mais de compléter les vieilles études classiques.
Nous voila donc ramenés, malgré nous, & notre point de départ.
I! n’est pas question de prolonger le séjour des éléves dans les col-
léges, non plus que d’augmenter le nombre des années consacreées a
Yétude du droit. Il suffira d’employer 4 des travaux utiles le loisir
présent de la premiére année; et pour cela il faut se demander sous
quelles formes, par quels moyens, 4 l’aide de quelles guaranties, on
viendra & bout de cette seconde réduction.
Antonin RonpeELet.
La suite prochainement.
L’ARIANISME
LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX ARIENS
Nous n’avons pas a raconter comment le christianisme, aprés
avoir été durant trois siécles l'objet de persécutions jalouses et
-cruelles, devint au quatriéme siécle l'allié de l'empire qui avait si
longtemps voulu l’étouffer. En accordant la liberté et la protection
4 l’Eglise, Constantin, u’aprés M. ftéville, fit preuve « d’un vrai gé-
nie politique, » car « elle seule était une force vive el résistante au
milieu du vieux monde qui tombait en poussiére. » Mais si la con-
duite de Constantin fut habile, celle de l’épiscopat, aux yeux de
M. Réville, ne fut ni habile ni fiére. « Il donna, les yeux fermés,
dans le piége, et, depuis Constantin jusqu’a la fin de l'empire, il faut
compter un nouvel élément parmi ceux qui concourent & la forma-
tion du dogme chrélien : la volonté de l’empereur. L’orthodoxie et
Vhérésie la courtisérent 4 I'envi. » Dans la pensée des évéques du
quatriéme siécle, ni méme dans la pensée de Constantin, I’entente
ainicale des deux puissatices n’eut ce caraclére de subordination de
VEglise a I'Etat que lui préte M. Réville, et elle fut pour l'une et pour
l'autre un immense bienfait. M. le duc de Broglie l'a démontré dans
un beau livre, monument de haute raison et de science éloquente,
auquel nous renvoyons nos lecteurs et M. Réville lui-méme. Sans
doute, la situation nouvelle qui est faite & l'Eglise ne sera pas
exemple d’inconvénients et de périls : toute situation, quelle qu'elle
soit, a les siens; mais ces inconvénients et ces périls n’empécheront
pas l’alliance d’étre féconde, et d'ailleurs, ils seront une forme nov-
velle de l’épreuve qui ne doit jamais manquer a !'Eglise. L’ére des
martyrs semblait close pour elle, Pére des batailles ne 1’était pas;
LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX ARIENS. 30f
et, 4 vrai dire, elle ne le sera jamais. Les empereurs devenus chré-
tiens essayeront trop souvent d’abuser de leur puissance; ils trou-
veront des complaisants, comme les persécuteurs ont trouvé des
apostats; 4 cerlaines heures, Constance pourra faire regretter Néron
et Déce & saint Hilaire‘. Mais PEglise tiendra bon contre ses alliés,
comme elle a tenu bon contre ses ennemis. Le stigmate de la « ser-
vilité » ne peut étre imprimé, sans une iniquité criante, au front de
tant de grands évéques, les Athanase, les Hilaire, les Basile, et, en
particulier, au front de ces pontifes romains, gardiens « d’une tra-
dition stéréotypée, » comme dit M. Reville (ce dédain méme est un
hommage), ou, pour parler avec plus de respect et de justice, gar-
diens d’une vérité immuable 4 laquelle, dans l’exil ou sur leur chaire,
ils ne cesseront jamais de rendre témoignage. L’hérésie n’avait pas
désarmé en méme temps que la persécution, et l’arianisme allait
ravir a l'Eglise une paix qu’elle avait si chérement achetée. Mais
. quest-ce donc que l’arianisme?
L'arianisme, conception d’Arius, prétre a’Alexandrie, dont nous
n’aurons que trop 4 nous occuper, est l’erreur qui dans le Verbe ne
voit qu'une créature. Sans doute, cette créature est la premiére de
toutes en date et en perfection; mais ce n’est qu'une créature, et
par conséquent elle n’est ni co-éternelle, ni égale, ni consubstantielle
au Pére, et elle tient tout-de sa libéralité. Formé avant tous les sié-
cles, et investi par Dieu du pouvoir de produire les étres, le Verbe
a été ’instrument divin de la création du monde; il I’a été aussi de
la réhabilitation des hommes, en s’incarnant, sans |’intermédiaire
dune 4me humaine, dans Ie sein virginal de Marie. Quoique, dans
la théorie arienne, le Verbe, devenu Jésus-Christ par l’incarnation,
ne fat pas Dieu, Arius et ses sectateurs ne lui refusaient cependant
ni lenom ni les honneurs divins.
On a youlu voir dans l’arianisme une réaction du principe chré-
lien contre le sabellianisme, qui supprimait en Dieu la trinité des
personnes, pour ne laisser subsister qu'une trinité d’attributs.
On y a vu aussi Je développement des diverses doctrines répan-
dues dans les écoles d’Antivche et @’Alexandrie. D’aprés M. Reville,
« Arius... n’avait d’autre tort que de mettre un peu rudemcnt les
points sur les i de la doctrine ecclésiastique en vigueur avant lui.
Les défauts de son systéme sont bien plus imputables & la tradition
deson temps qu’a lui-méme. Le Nouveau Testament, dont on n’a-
percevait plus les différences de doctrine, enseignait d'un bout a
autre, méme dans le quatriéme évangile, la subordination du Fils.
Tous les écrivains antérieurs, sans autre exception que les sabel- .
‘8. Hilarit, Contra Constantium, n. 4
302 LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX ARIENS.
liens, partageaient ce point de vue... » Ceux qui nous ont fait l’hon-
neur de nous suivre jusqu’ici savent s'il est vrai que le Nouveau
Testament et la tradition des Péres — parmi lesquels nous avons
cité ceux-la seulement que M. Réville tire le plus &@ lui — enseignent
linfériorité dy Fils. M. Réville attribue aussi & l’influence de l’école
d’Antioche, dont Arius avait été l’éléve, une part dans la naissance
de l'arianisme, et d'autres ont regardé cette erreur comme le fruit de
certains germes de subordinatianisme qui préexistaient dans |’école
d’Alexandrie, 4 laquelle Arius se rattachait par ses fonctions sacer-
dotales. « Il avait, dit M. Reville, rapporté d’Antioche un gout trés-
vif pour la déduction dialectique, une connaissance détaillée de la
littérature des premiers siécles, et une antipathie prononcée contre
le sabellianisme. La théorie du Verbe personnel était pour lui,
comme pour la plupart de ses contemporains, une. évidence ; mais il
redoutait la tendance qui, supprimant}toujours plus la différence
entre le Fils et le Pére, acculait la pensée dans l’impasse du moda-
lisme sabellien ou du dithéisme, et par conséquent il aimait a spé-
cifier nettement l'infériorité du Fils, pour couper court & ce double
danger.: »
Nous ne nions pas que certaines tendances de l’école chrétienne
d’Antioche ne parussent favoriser l'unitarisme, et qu’elles n’aient
aidé au développement de l’erreur arienne. Lucien, prétre d’Antio-
che, et compatriote de Paul de Samosate, ‘avait peut-étre, en com-
battant le sabellianisme, trop insisté, sans l’expliquer, sur la subor-
dination du Fils au Pére. Un symbole que lui attribuaient les semi-
ariens du concile d’Antioche, en 341, ne contient aucune erreur po-
sitive. Lucien s y exprime méme, sur la génération du Verbe, en des
termes dont le symbole de Nicée n’a pas surpassé I’énergie '. Toute-
fois, le terme que Nicée devait consacrer pour exprimer |'unité sub-
stantielle du Pére et du Fils, )’dpcodctog (ou consubstantiel) y manque,
et l’arianisme triomphait d’une omission qu’expliquent sans peine la
date de ce symbole et le but de son auteur, occupé a défendre, non
l’égalité, mais la distinction des personnes divines. Quoi qu’il en
soit, Lucien, dont les inexactitudes et, si l’on veut, les erreurs, de-
vaient un jour disparaitre dans la gloire du martyre, avait semblé
continuer 4 Antioche une tradition subordinatienne, et Arius, dans
une lettre 4 Eusebe de Nicomédie, se réclame de lui*. Attentif a re-
cueillir les notions erronées qui flottaient dans l’atmosphére intel-
« « Deum de Deo, totum ex toto, perfectum ex perfecto. » (Ap. S. Athanas., de
Synodis, c. 23.)
® Théodoret, Histoire eccl., I, c. 5. S. Alexandre d'Alexandrie rapporte que
Lucien fut excommunié pendant quelque temps. (Théodoret, Hist. Ecal., 1, c. 4.)
LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX ARIENS. 303
lectuelle d’Antioche, pour leur donner une forme précise et consis-
tante, Arius avait pu aussi discerner dans l’école d’Alexandrie des
éléments doctrinaux dont il saura tirer parti. Certes, l’orthodoxie
n'avait pas cessé un seul jour de régner dans la chaire patriarcale
de cette illustre Eglise : Denys le Grand et l’évéque Pierre en sont la
preuve; Théognoste et Piérius n’avaient pas non plus laissé périr la
véritable doctrine dans l'école catéchétique dont ils étaient les chefs,
eta Pheure méme ou surgissait Arius, le patriarche Alexandre et le
diacre Athanase apparaissaient comme d'intrépides et indomptables
champions du dogme de la divinité de Jésus-Christ. Cependant,
comme Antioche, Alexandrie offrait 4 lorthodoxie des dangers et
des écueils. Ceux d’Antioche naissaient d’une tendance rationaliste
qui se plaisait 4 tout rabaisser, pour tout expliquer. Alexandrie
trouvait ses périls dans woe tendance opposée, l’amour de hautes et
ingénieuses spéculations métaphysiques o¥ le dogme chrétien cou-
rait parfois le risque de s’évanouir ou de se transformer, Cerlaines
expressions équivoques ou imprudentes d’Origéne et de quelques
autres alexandrins avaient sans doute déposé dans les esprits des
impressions favorables & l’erreur qui subordonne le Fils au Pére.
Mais, sans nier que certaines inexactiludes ou certaines exagérations
des écoles chrétiennes d’Antioche et d’Alexandrie aient pu contribuer
al'éclosion et au développement de l’arianisme; sans nier méme,
comme ]’a remarqué avant nous Mgr Ginoulhiac, qu'il y ait eu « des
esprits séduils par des considérations d’un ordre plus élevé, par la
crainte de porter atteinte au monothéisme et a la simplicité divine,
‘ils admetiaient en Dieu une génération proprement dite, — par le
désir de .conserver au Pére la dignité qui lui est propre, ou de con-
cilier plus efficacement le christianisme avec la raison ou avec la
philosophie alors en honneur', » disons-le hautement, les origines
de l'arianisme sont avant tout philosophiques. L’arianisme n’est pas
une réaction excessive du principe chrétien contre le modalisme ou
contre le dithéisme, c'est une réaction philosophique, et une réaction
philosphique qui dut de puissants éléments de succés aux habitudes
polyihéistes et aux préoccupations politiques de beaucoup d’esprits.
Uhérésie arienne sort d’un principe philosophique qui fut celui de
Philon : Dieu n’a pu créer le monde sans intermédiaire. Sa perfec-
tion ne lui codte pas sans doute |’existence* — c’est ce que prétend
‘ Histoire du dogme catholique pendant les trois premiers siécles, I'* partie,
livre IX, ch. xiv, V. S. Athanase, Oratio confra arianos, n. 15; et S. Hilaire, de
Trinitate, liv. VI, n. 45.
* Nous croyons que la logique aurait dd mener 4 cette conséquence extréme
4s ariens radicaux qui se nommaient anoméens. A force de simplifier Dieu, ils
Semblaient lui ravir la vie, et le réduire a ]élat d’abstraction. « Dieu est pour eux,
‘304 LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX ARIENS.
‘de nos jours un certain athéisme idéaliste, — mais elle interdit a
Dieu d’entrer directement en rapport avec le monde; elle l’attache,
pour ainsi parler, au rivage d’une inactivité éternelle. Ge monde est
trop infirme pour pouvoir supporter l’action immédiate de Dieu.
Dans la théorie de Philon et dans celle d’Arius, l’intermédiaire entre
Dieu et les étres contingents est le Verbe, ou Logos, nécessairement
inégal en toutes choses au Dieu supréme. Certes, une telle idée n'est
ni biblique ni chrétienne; elle est en contradiction avec les récits
de l’'Ancien Testament, comme saint Athanase le prouvait, par des
exemples nombreux, 4 Euséhbe et a Astérius’; elle est plus encore, sil
est possible, en contradiction avec la compléte et définitive révéla-
tion du Nouveau Testament; car, selon la remarque de Rilter, « dans
ce systéme, la révélation de Dieu, faite, soit par la prédication de
l’Evangile, soit par la création du mande, n’est toujours qu’une révé-
lation imparfaite : le véritable Dieu est caché. Ce n'est qu'un Dieu
subordonné, inférieur, qui, dans l’un et l’autre mode de révélation,
est actif et se manifeste*... » Nous pourrions aussi ’montrer, au point
de vue rationnel, le vice de cette théorie. Si Dieu, en vertu de sa per-
fection, ne peut créer des étres imparfaits, comment a-t-il pu créer
le Verbe? Car enfin, le Verbe est une créature; cette créature, Dieu
l'a revétue des prérogatives les plus magnifiques. Mais, sortie du
néant et entrainée vers le néant par son propre poids, elle sera tovu-
jours plus loin de Dieu que nous ne serons loin d’elle. La doctrine
catholique qui nous €montre I’Etre infini créant l’atome et l’ange,
libre de manifester ses attributs divins 4 des degrés divers, dans des
étres d’ordres différents, satisfait bien mieux la raison et le coeur dc
Vhomme que l’hypothése de Philon et d’Arius. S’il s’y rencontre des
mystéres, ces mystéres ne sont pas des contradictions. Mais ce u’est
pas au point de vue philosophique, c’est seulement au point de vue
chrétien que nous voulons apprécier l’arianisme, et nous croyons
avoir démontré, dans nos études précédentes, {qu'il ne sort ni de
l’Evangile ni dela tradition chrétienne des trois premiers siécles.
Des influences ou des ressemblances gnostiques et paiennes pou-
vaient aussi étre signalées dans |’hérésie nouvelle. « Ce Dieu fondateur
du monde, tel que le concoit Arius, dit Ritter *, différe peu du divin
dit Mgr Héfélé, la simplicité absolue... il est 4 proprement parler le & et non le
év, » c’est-d-dire cet atre indéterminé qui n’est qu’un concept de l’esprit, et dont
la notion embrasse tout ce qui est, méme les étres les plus infimes, et non |’
infini et parfait qui n'est infini et parfait qu’a la condilion d'étre vivant.
Orat. II, Contra arianos, c. 24.
* Ritter, Hislotre de la philosophie chrétienne, 1. V, c. 1, sect. 1°.
' 3 Ritter, loc. cit. Il y avait toutefois entre le Logos des ariens et le démiurge des
gnostiques cette différence, que celui-ci ne'‘préside qu'a une période de l'histoire
LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX ARIENS. 305.
architecte des gnostiques... Mais le Dieu d’Arius a encore une plus -
grande analogie avec le dieu des paiens, lesquels, aprés s‘étre éle-
vés 4 la pensée d’un Dieu supréme, n’ont pas su se convaincre que
cet étre pur et parfait put s’abaisser 4 créer lui-méme cet ensemble
ed choses sensibles qui leur paraissait si imparfait... Les paiens ont
donc admis que Ie Dieu supréme avait recours, pour la formation du
monde, 4 des étres imparfaits, inférieurs, que nous devions honorer
comme des dieux, puisque tout notre étre dépendait d’eux. » Aussi,
ni Arius ni I’Eglise ne s’y méprirent; c’est comme une réaction phi-
losophique que |’arianisme se posa, et c’est comme tel qu’il fut com-
battu. Il emprunta ses arguments 4 la raison, ses auxiliaires aux
demeurants de la philosophic, du polythéisme ou de la vieille poli-
lique impériale, devenus chrétiens 4 l’exemple du maitre, mais
resiés indifférents ou hostiles 4 leur religion nouvelle. Arius et ses
seclateurs accordaient peu d'importance 4 la tradition publique de
lEglise ; ils se servaient sans doute de I’Ecriture, ils en citaient les
passages ot le nom de Dieu est altribué au Pére d'une maniére par-
liculiére, afin d’exclure par la le Verbe et I'Esprit saint de toute
participation directe a la divinité; ils invoquaient les textes du Nou-
veau Testament qui concernent la nature humaine du Sauveur, pour
mieux nier sa nature divine; mais c’est surtout par des raisonne-
ments philosophiques qu’ils essayaient de détacher les fidéles de la
vraie doctrine. « Ce qui a été fait n’était point avant d’exister, di-
saient-ils; celui qui engendre doit précéder celui qui est engendré.
Si le Fils est coéternel au Pére, il faut le nommer le frére, et non le
fils de Dieu. » Ou bien encore : « Si le Fils existe par la volonté du
Pére, il pourrait ne pas exister; s’il existe sans la volonté du Pére,
on impose au Pére une contrainte. En d'autres termes, ou le Fils est
contingent, ou le Pére n’est pus libre. » Et enfin: « Si Je Fils est en
tout Pimage du Pére, il doit avoir un Fils, celui-ci encore un, et cela
dans une succession sans fin. » « Ils ne voyaient pas, dit Mgr Ginoul-
hiac, qui a résumé les réponses des Péres avec.la claire et vigoureuse
concision d’un maitre, que s'il y a une génération en Dieu, elle ne
doit pas avoir les caracléres de la génération humaine; que la gé-
hération divine ne peut étre qu'une communication pure et indivi-
sible de la substance; que, dans un étre éternel et immuable, cette
communication peut et doit étre immanente et éternelle; qu'il ya
nécessairement une différence entre celui qui la communique et
celui & qui elle est communiquée ; qu'ils ne peuvent donc é¢tre fréres,
quoique coéternels, parce que !’un est essentiellement le principe
du monde, tandis que celui-la ne cesse d’agir tant que le monde subsiste. (Voy. Mgr
Héfélé, Histoire des conciles, traduite par M. l'abbé Delarc, t. I, 1. II, ch. 1, § 19.)
306 LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX ARIENS.
de l'autre; de plus, que dans un étre essentiellement intelligent,
cette communication se fait avec intelligence et vobonté; mais, parce
qu’elle est substantielle et immanente, elle ne peut dépendre du
libre arbitre, comme en dépend la création, qui est une production
extérieure; enfin, qu'il ne sensuit pas, de ce que le Fils est la par-
faite image du Pére, qu'il en ait toutes les propriétés personnelles,
car ce ne serait pas seulement les égaler, mais les confondre, et
qu’aprés tout, en des choses qui touchent & la nature divine, il ne
faut pas se régler par des raisonnements humains, mais accepter
simplement ce que la révélation enseigne ‘. »
Les auxiliaires d'Arius n’étaient pas plus chrétiens que ses argu-
ments. Pour les philosophes, pour les paiens, pour les indifférents,
pour les poliliques qui, en embrassant le christianisme, n’y avaient
vu qu'un systéme philosophique a interpréter, un formalisme reli-
gieux a pratiquer, un habit a revétir ou une force sociale 4 discipli-
ner et a exploiter, l’arianisme était un compromis heureux entre
leurs vieilles opinions et la nouvelle doctrine. La Trinité se réduisait
aux proportions d'un théisme purement naturel, avec le dogme
de la création immédiate de moins, et, de plus, le culfe d’un
demi-dieu. Avec ja Trinité s’évanouissaient les dogmes dont la Tri-
nité est le principe, l'Incarnation, la Rédemption. C’était une déli-
vrance pour les dames légéres et sensuelles. Sans doute, ces dogmes
d’un Dieu fait homme par amour, d’un Dieu s’immolant pour l'homme
et devenant la victime des pécheurs, ravissent la raison soumise,
consolent et relévent la conscience qui plie sous le poids intolérable
du péché, et qui se sent impuissante 4 l’expier. Mais, en illuminant
la raison, ils l’effrayent; s'ils font luire a l’4me pénitente l'espérance
du pardon, ils lui révélent deux réalités mystérieuses et terribles, le
péché de l'homme et la justice de Dieu. Les chrétiens aux convic-
tions faibles, a l’ignorance profonde, se trouvaient mieux d’une « re-
ligion de plain-pied » qui, en diminuant la Victime du Calvaire,
abaissait devant eux la cime et adoucissait les aspérités de la mon-
tagne sanglante; ils laissaient tout ensemble au dogme chrétien ses
consolations et ses rigueurs.
Ces notions préliminaires nous aideront 4 contréler et'& rectifier
le récit de M. Réville. Sympathique a;!’arianisme, en tant que !'a-
rianisme lui semble une continuation de la lutte entre « le rationa-
lisme et le mysticisme, » M. Réville est loin cependant d’adhérer
complétement a cette doctrine. A ses yeux, elle manque de Jogique
et de hardiesse. « Il faut le dire (c'est lui qui parle), l’arianisme
nétait pas fait pour durer longtemps... Arius, comme Athanase,
4 Mgr Ginoulhiac, Histoire du dogme catholique, etc., I'* partie, livre IX, c. x1.
LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX ARIENS. 307
placait en dehors de l’humanité le moi personnel de Jésus, mais il
refusait d’aller jusqu’au bout d’une pareille conception; puis, tout
en faisant du Christ un étre subordonné, il reculait devant la con-
séquence rigoureuse d'un tel principe. Son Jésus n’était, en réalité,
ni homme ni Dieu... » M. Reville reproche encore & l’arianisme
d'éire profondément déiste, « de séparer par un abime le Créateur
de la création. » Nous aussi, nous pourrions reprocher & |’arianisme
son caraclére déiste; mais un tel reproche n’aurait pas sous notre
plume le sens que M. Réville entend lui donner. Le déisme n’est pas
une erreur parce qu'il affirme, contre le panthéisme, la radicale et
irréductible distinction de l’infini et du fini, du Créateur et de la
créature. Il est une erreur parce qu'il ose limiter la puissance, la
liberté et la munificence divines; parce qu'il veut maintenir entre
Dieu et l’‘homme, non pas un dualisme nécessaire et élernel, mais
une séparation qui ne permettrait pas a |’Etre souverain de s’abais-
ser jusqu’a sa créature, de lui parler par d’aptres révélations que
celles du monde extérieur, de la raison et de la conscience; enfin,
des’unir @ elle par l'Incarnation. Mais si M. Réville dit son fait a
larianisme, ce n’est pas certes par complaisance pour l’orthodoxie.
ll est cependant forcé de reconnaitre que l’orthodoxie avait pour
elle le sentiment général du peuple chrétien. « Le malheur d’Arius,
dit-il, fut que, malgré les appuis évidents qu’il trouvait dans les or-
ganes antérieurs de la tradition ecclésiastique (!), il ne s'en mettait
pas moins en travers du courant ascensionnel (!) de lidée chré-
tienne... La force de ses adversaires fut, au contraire, d’étre d’ac-
cord avec cette direction prise dés les premiers jours par le senti-
ment chrétien. Arius devait lutter contre la marée montante : ils
étaient portés par elle*. »
‘ M. Réville que les événements religieux du quatriéme siécle ne sauraient dis-
traire de ceux du dix-neuviéme, écrit: « L’histoire du culte de Marie offre un pa-
ralléle des plus instructifs @ celle de la divinité de son fils. De nos jours et malgré
de trés-puissantes raisons que l'ancienne orthodoxie catholique pouvait alléguer,
la grande majorité des catholiques fervents s'est déclarée pour le dogme de I'Im-
maculée Conception... parce que la dévotion profonde a Marie trouve plus de satis-
faction 4 proclamer cette doctrine qu’a la nier..La divinisation graduelle de Marie
suil, au sein de I’Eglise romaine, une marche analogue, bien que beaucoup plus
lente, a celle que l'Eglise des premiers siécles a suivie en élaborant la divinité de
Jesus. » M. Réville a raison de dire, quoique d’une maniére assez inexacte et assez
dédaigneuse, que le sentiment commun des vrais fidéles était favorable 4 'Imma-
cake Conception, mais ce qui est vrai aussi, c’est que l'ancienne orthodoxie ca-
tholique est d’accord sur ce point avec Ja nouvelle, ou plutét qu’il n'y a qu'une
orthodoxie toujours la méme, toujours ancienne et toujours nouvelle; qualis ab .
incepto... Les Péres Jes plus illustres et les plus anciens n'ont pas formulé, sans
doute, en propres termes, la doctrine de I'lmmaculée Conception; mais en procla—
mant Marie la seconde Eve, revatue des dons qui avaient été accordés 4 la premiére
308 LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX ARIENS.
Ce sentiment chrétien, dont M. Réville méconnait la surnaturelle in-
spiration et les bases scripturaires et traditionnelles, s‘affirma dans
les premiers synodes d’Alexandrie, puis dans leconcile de Nicée et dans
celui de Constantinople, qui acheva l’exposition du dogme trinitaire.
En 320 ou 324, dans-un concile tenu a Alexandrie, le saint patriar-
che Alexandre avait anathématisé Arius. Bicntdt aprés, dans la méme
ville, une nouvelle assemblée, composée des évéques d’Egypte et de
Libye, réitéra la condamnation portée contre l'hérésiarque. Arius,
que soutenaient plusieurs évéques, entre autres l’historien Eusébe
de Césarée et le triste Eusébe de Nicomédie, ne s‘effraya pas de ces
anathémes et continua de dogmatiser. En 525, un concile plus au-
guste encure s'assembla a Nicée, en Bithynie.
Le concile de Nicée est, dans V'ordre des temps, le premier des
conciles cecuméniques. Un concile cecuménique, c’est — et de nos
jours surtout on ne saurait l’ignorer — l’assemblée des évéques qui,
réunis,‘ou du moins convoqués de tous les points du monde, sur
Yordre ou avec l’ayeu du successeur de saint Pierre, sont sous lui, et
avec lui, les représentants authentiques et les irréfragables organes
de la foi de I’Eglise. Jamais, depuis les jours du Cénacle, plus véne-
rable assemblée ne s’élait vue sous le soleil. A cété des évéques dont
les siéges avaient été fondés par les apdétres : Alexandre d'Alexan-
Eve, laquelle était sortie toute pure des mains de Dieu; en exaltant sa sainteté
comme la plus haute qu’aucune créature humaine ou angélique ait jamais atteinte;
efi glorifiant en elle ce que Petau a pu nommer virtutum infinita opulentia; en di-
sant enfin, comme saint Basile de Séleucie que je citerai seul, « qu'elle brille au-
dessug de tous les martyrs, comme Ie soleil au-dessus des étoiles, et qu'elle est Ja
médiatrice entre Dieu et Jes hommes, » les Péres posaient les principes d’ou | Eglise
avait parfaitement le droit de déduire l’lhnmaculée Conception, c'est-a-dire le don
fait 4 Marie d'une grace primordiale qui la préserva de la souillure originelle qu'elle
aurait dd encourir comme fille d’Adam. Quant 4 diviniser Marie, PEglise catholique
ne I’a jamais essayé, n’y a jamais pensé, et cela pour une excellente raison, c'est
que l’Eglice connalt trop la grandeur infinie de Dieu, pour tenter de lui égaler la
créature. Les protestants et les rationalistes, surtout ceux d’entre ces derniers qui
sortent des rangs du protestantisme, croient aisément que nous adorons la sainte
Vierge et les saints; Bossuet leur répondra : « Comme nous croyons de Dieu
ce qu'il en faut croire, il n'est pas possible que nous ne croyions aussi de la
créature ce qu'il faut croire de la créature... De toute éternité, elle n’était rien, et
c'est Dieu qui, de pure grace, a tiré du néant elle et tout Ie bien qu'elle posséde.
Tellement que, quand on admire les perfections de la créature, toute la gloire en
retourne a Dieu, qui de rien a pu créer des choses si nobles et plus excellentes...
Que si nous n’égalons en rien du tout la créature et le Créateur dans notre estime,
comment pouvez-vous croire que nous soyons capables de les égaler par quelque en-
droit que ce soit dans notre culte? » (Du culte qui est df & Dieu, I.) Qu’on ne vienne
pas nous dire que Bossuet et les docteurs sont seuls 4 parler ainsi; tout- enfant
catholique, instruit de sa religion, tiendra le méme langage ou du mojns exposera
Ja‘ méme doctrine.
LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX ARIENS. . 509
drie, Eustathe d’Antioche, Macaire de Jérusalem, paraissaient Paph-
nuce de la haute Thébaide, Spiridion de Cypre, Potamon d’Héraclée,
Paul de Néocésarée, Jacques de Nisibe, Léonce de Césarée, Hypatius
de Gangres, Nicolas de Myre, tous célébres par leurs vertus, par
leur doctrine, par leurs miracles; beaucoup d’entre eux, comme
Paphnuce, héroiques demeurants des persécutions de Maximin et
de Licinius, « portaient sur leur corps, dit Théodoret, les stigmates
du Christ ‘. »
L'Orient, berceau de l’arianisme, avait fourni au concile le plus
grand nombre de ses membres, auxquels s’élaient adjoints deux
barbares : un Perse du nom de Jean, et le Goth Théophile; mais
l’Occident y comptait aussi des représentants : Protogéne de Sardi-
que, Alexandre de Thessalonique, Eustorge de Milan, Nicaise de Di-
gne ou de Dijon, et, au premier rang, les légats du saint-siége :
Osius, évéque de Cordoue, et les prétres romains Vite et Vincent *.
‘ Théodoret, Hest. Eccl., 1, 7.
* « Les historiens catholiques, dit M. Réville, ont toujours é(é trés-embarrassés
du role singuliérement nul du siége romain dans ces premiéres grandes assises de
l'Eglise chrétienne. Ils ont inventé que I’évéque romain d'alors, Sylvestre, person—
nage trés-insignifiant, convoqua le concile par le canal de lautorité impériale, et se
fit représenter 4 Nicée par des légats qui présidérent en son nom. Tout cela est
fantastique. » Les historiens catholiques ont été beaucoup moins inventeurs que ne
le prétend M. Réville, et qu’il ne l’est quelquefois. Méme en laissant de cété ]’as-
sertion de Gélase de Cyzique, écrivain grec du cinquiéme siécle, qui dit qu'Osius,
assisté de Vite et de Vincent, présida le concile au nom de l’évéque de Rome, de
ins-légitimes inductions et l’analogie des conciles suivants, nous autorisent a affir-
mer que le concile fut présidé par les représentants du pape. Dans toutes les listes
de souscriptions qui nous restent, Osius signe le premier. A quel titre lobscur
érdque d'une église d'Espagne a-t-it joui d'un tel onneur? Etait-ce comme favori
de Constantin? Eusébe de Césarée l’était bien plus que lui. Dira-t-on que cétait
lout simplement une politesse que les évéques grecs, de beaucoup les plus nom-
breux, voulaient faire 4 l'un de leurs fréres d'Occident? Mais alors, pourquoi les
représentants de la Gaule et de l'Afrique ne signérent-ils qu’en dernier lieu? Plu-
sieurs listes de souscriptions disent formellement qu’Osius signa le premier comme
représentant du siége de Rome; et les listes qui se taisent sur ce point, donnent
comme des envoyés du pape les prétres romains dont les noms suivent immédiate-
ment celui de l'évéque de Cordoue, et qui n’avaient pu puiser que dans une déléga-
tion apostolique le droit de siéger dans un concile et de signer avant tous les autres
Péres, Les mémes raisons qui nous font croire que la papauté présida par ses légats
le concile de Nicée, nous font croire aussi qu’elle en confirma les décrets. Les signa-
tures d'‘Osius, de Vite et de Vincent étaient déja une premiére approbation. Mais n’y
en eut-il pas une autre émanée directement du chef de l’Eglise? Le quatriéme
concile eecuménique a regardé la confirmation pontificale comme absolument néces-
saire pour donner & ses décrets une force obligatoire; « Or, remarque Mgr Heéféle,
ce principe si établi et si universellement adopté ne faisait évidemment pas son ap-
parition dans.ce moment. » (Histoire des conciles, tome I, Introd. § 6). En 485, un sy-
node romain rapporte, comme un fait constant, que « les trois cent dix-huit Péres ras-
semblés a Nicée, déférérent 4 la sainte Eglise romaine la confirmation de leurs _
$10- LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX ARIENS.
Cetle réunion était donc cecuménique, et elle pouvait atlester, avec
une autorité souveraine, la foi de l'univers chrétien. La vénération
des siécles qui se sont succédé depuis le concile de Nicée n’a pas
manqué a ces assises solennelles, ou « l'on voyait rassemblé dans
une seule Eglise tout ce que les Eglises de l'Europe, de ]’Afrique et
de l’Asie avaient de plus grand, et toutes les lumiéres du monde’. »
Les efforts que firent Jes ariens pour combattre et ruiner, s'il se
pouvait, par la réunion et par les décrets d'autres coneiles, les dé-
crets du concile de Nicée, ne prouvent pas, comme le prétend
M. Réville, « qu’on ne croyait pas, en ce temps-ia, a l’infaillibilité
des conciles. » Ces efforts prouvent, au contraire, que lhérésie sé
tait sentie frappée au coeur par les irréformables décisions d’une as-
‘semblée qui, mieux encore que celles dont parle Tertullien, pouvait
s’appeler « la représentation de tout le nom chrétien*. » Moins d’¢
cume eit honoré un frein moins victorieux.
On sait comment s’affirma a Nicée la foi catholique. « L’Eglise, dit
saint Hilaire, traduit par Bossuet, dés la premitre fois qu'elle s’as-
sembla, fit un édifice immortel, et donna dans le symbole de Nicée
une si pleine déclaration de la vérité, que, pour condamner éternel-
actes. » Et qu’on y prenne garde, c’est dans une lettre adressée au clergé de Cons-
tantinople, et fulminant une sentence d’excommunication contre Acace, patriarche
de Ja ville impériale, que le pape saint Félix II ou Jil et les quarante évéques grou-
pés autour de lui, avancent un fait qui, sil avait été douteux, leur edt attiré le plus
éclatant démenti de la part d'une Eglise jalouse et impatiente du joug. Enfin pea
d'années aprés le concile de Nicée, le pape saint Jules I** avait déclaré que les dé-
crets des conciles ne doivent pas étre publiés sans avoir été approuvés par l’évéque
de Rome ; c’est la, disait-il, une régle et une loi de I’Rglise. Reste une autre ques-
tion, la premiére dans l’ordre chronologique, que nous avons voulu traiter en der-
nier lieu. Peut-on dire que le concile de Nicée fut convoqué par le pape saint Syl-
vestre? Le sixiéme concile cecuménique, tenu en 680, dit que le concile de Nicé
fut convoqué par l'empereur et par le pape Sylvestre. «Il faut, dit Mgr Héfélé,
reconnaitre l'importance qu’a la citation tirée des actes du sixiéme concile cecumé-
nique. Ce concile a eu lieu a Constantinople, & une époque od les évéques de cette
ville se posaient en rivaux de ceux de Rome; en outre, les Grecs formaient la grande
Majorité du concile... A ce témoignage, nous pouvons encore ajouter que, dans 92
continuation de l'histoire de l'Eglise par Eusébe, Rufin avait déja dit: lempereor
convoqua lesynode de Nicée ex sacerdotum sententia; s'il consulta des ecclésiastiques
au sujet de cette convocation, il est bien certain qu'il consulta aussi le premier de
tous, l’évaque de Rome. » (Hist. des conciles, t. I de la traduction francaise, intro-
duction, § 3.) A défaut des documents officiels dont la perte serait trop aisée 4
expliquer, des témoignages d'une telle publicité et d’une telle importance nous 38-
torisent 4 croire et 4 dire, sans tomber dans la fantaisie historique, que linstitution
divine de Ja papauté n’a pu avoir au concile de Nicée ce rdle singuliérement nul qui
lui est prété par M. Réville.
‘ Tillemont, Mémoires pour servir & Uhistoire ecclésiastique des six premiers
siécles, le concile de Nicée, art. V.
* Tertullien, de Jejuniis, ¢. xin.
LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX ARIENS. Si
Jement l’arianisme, i] n'a jamais fallu que la répéter‘. » Et cepen-
dant, d’aprés M. Réville, c’est la volonté de Constantin qui aurait ©
imposé aux Péres de Nicée le symbole auquel leur nom est demeuré
indissolublement attaché. « La majorité du concile, dit M. Réville,
n’était au fond ni avec Arius... ni avec Athanase... Elle edt préféré
un moyen terme... Malgré tout ce que ce juste milieu avait d’inte-
nable, elle edt adopté volontiers une confession de foi assez élastique
pour qu’a la rigueur les ariens pussent y souscrire. Eusébe de Césa-
rée en rédigea une ence sens, et réussit presque a la faire passer. »
Sans doute, Eusébe réussit presque 4 faire accepter son symbole,
mais pourquoi? C’est que ce symbole ne disait rien sur le seconde
personne de la sainte Trinité que la doctrine catholique ne put expli-
quer ou justifier. On y proclamait le Verbe « Dieu de Dieu, lumiére
de lumiére, vie de la vie, le Fils unique, le premier né de toutes les
créatures, engendré du Pére avant tous les temps. » On comprend,
s'il faut en croire Eusébe lui-méme?, qu’é la lecture de cette profes-
sion de foi, personne ne l’ait combattue; « il se peut méme, dit
Mgr Héfélé, que le concile ait pris pour base de son symbole celui
d’Eusébe. » )
Il ymanquait cependant un mot qui, comme les autres affirmations
de la divinité du Verbe, ne fut pas susceptible d’étre torturé par les
ariens et interprété par eux dans un sens hétérodoxe : le mot dpcovcog,
consubstantiel. Ce mot qui exprime I’indivisible unité de la substance
commune aux trois personnes divines, coupait court aux réticences
et aux équivoques; il défiait et désespérait par avance toutes les ex-
plications sophistiques. Sans doute l’dpcodc0¢ ne se lisait pas dans
lEcriture, mais, selon la remarque fort juste et trés-peu protes-
lante de Néander, « le principal n’est pas d’employer les mots qui
sont dans la Bible ; c’est d’exprimer la doctrine de la Bible, méme;
s'il le fant, avec d'autres termes que ceux qui sont dans la Bible. De
nouvelles objections pouvaient rendre nécessaires des formes nou-
velles de langage pour le développement et la défense de la vérité
biblique, et celte répugnance qu'on a de recourir & des expressions
non bibliques, pourrait empécher la réfutation de doctrines qui ne
sont bibliques ni dans leur substance ni dans leur esprit. » D'ailleurs,
usage de I’Szcobcteg n’était pas nouveau dans !’Eglise; comme le fait
observer Mgr Ginouilhac, « en consacrant des mots nouveaux pour
exprimer son immuable doctrine, l'Eglise ne les invente pas au mo-
ment méme : ils étaient nés de sa doctrine, ils s’étaient produits
comme d’eux-mémes dans son sein, et ils avaient passé dans le lan-
_‘ Dans Bossuet, Préface de l'histoire des variations, n. Il.
* Dans Théodoret, Hist. eccl. 1.1, c. 12.
S12 LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX ARIENS.
gage de ses docteurs avant qu'elle les edt solennellement adoptés'. »
Eusébe de Césarée avoue que « plusieurs d’entre les anciens évé-
ques ou écrivains doctes et illustres, avaient employé le mot con-
substantiel, en traitant de la divinité du Pére et du Fils*. » Origéne’
et saint Grégoire.le thaumaturge, parmi les Grecs, s’étaient servisde
ce mot ; parmi les Latins, Tertullien l’avait presque formulé‘. Nous
avons vu saint Denys d’Alexandrie, qu’on accusait devant saint Denys
de Rome d’avoir.omis cette expression, en proclamer la légitimité
dans son apologie ; et si le concile d’Antioche, célébré en 269, ne
crut pas devoir employer l’épcodceos, ce fut, qu'on s’en souvienne,
pour exclure un sens sabellien ou matérialiste que des circonstances
nouvelles ne permettaient plus désormais de préter 4 ce mot. L'E-
glise avait donc le droit d’inscrire dans son symbole le terme tradi-
tionnel qui était l’exacte et devenait |’aulhentique expression de sa
foi, la note caractéristique de ses enfants, le drapeau autour duquel
allaient se livrer de glorieuses balailles.
Nous l’avons dit, M. Réville essaye d’établir que la majorité du
concile n’accepta le symbole que grace a la pression impériale. A
une telle assertion, Constantin lui-méme répondra qu’un tel sym-
bole ne fut adopté qu’aprés de longues délibérations, de vives luttes et
un scrupuleux exainen®. M. Réville récusera peut-étre le temoignage
de Constantin, mais croira-t-on que tant d’évéques, venus des di-
verses parties de la chrétienté, et dont beaucoup avaient confessé de-
vant les derniers persécuteurs la divinité de Jésus-Christ, se fussent
accordés pour proclamer une nouveauté doctrinale sur le point es-
sentiel, sur la question fondamentale du christianisme? M. Réville
peut admirer Arius, Théonas évéque libyen, Secundus de Ptolémais,
gui refusérent de souscrire l’éucotctos, Eusébe de Nicomédie et
Théognis de Nicée qui eonsentirent 4 souscrire la profession de foi
du concile, mais non pas les anathémes lancés contre Arius’; il
‘ Les épitres pastorales, p. 165.
2 Dans Socrate, |. I, c. vin.
3 In Epist. Hebreos.
& Adversus Prazean, n. 2. Il dit que le Pére et le Fils sont unius substantiac.
« N'est-ce pas, demande Zacharia, l’équivalent latin du mot grec homoousion? » Et,
dans I'Apologétique, c. 21, Tertullien dit en parlant du Verbe: « Hunc ex Deo pro-
latum dicimus... Et idcirco Filium Dei et Deum, dictum ex unitate substantiae...1
5 Dans Socrate, I, 2.
6 Si l'on en croit Socrate (Hist. Eccl. I, 14), Eusébe et Théoguis inventant, treize
siécles avant les jansénistes, la fameuse distinction du fait et du drott, prétendaient
que si en droit le concile pouvait condamner les erreurs attribuées a Arius,
fait, Arius n’était pas coupable de ces erreurs. Tillemont (Concile de Nicée, n. vm!)
conteste ce fait, le document qui le rapporte, et que Socrate a inséré dans son
Histoire eccléstastique, lui parait dénué d’authenticité ; et de plus, il n'y a point
LES ANCIENS ET LES NOUVBAUX ARIENS. 313
n'infirmera point le témoignage de l’évéque novatien Acésius, d'ac-
cord en cela avec les évéques orthodoxes : « Le concile n’a rien dé-
fini de nouveau ; la foi qu’il a proclamée, c’est celle qui existait dés
le temps des apétres et qui nous vient d’eux'. »
Parmi les champions de l’orthodoxie au quatriéme siécle, il en est
un en qui elle semblait s’étre incarnée, ant il déploya pour la défen-
dre, de zéle, d’énergie et de persévérance. Nos lecteurs ont reconnu
saint Athanase, dont M. Réville affecte de donner le nom aux chré-
liens confesseurs de Ja divinité du Verbe. Conseiller du saint vieillard
Alexandre qu’il devait bientét aprés remplacer sur le siége patriarcal
d’Alexandrie*, Athanase n’était que simple diacre lors du concile de
Nicée ; il n’avait donc pas le droit de s’asseoir parmi les juges de la
foi; mais s'il ne pouvait juger, il pouvait et il sut éclairer la con-
science des juges. « Méme dans le rang inférieur ou il était encore, »
dit M. le duc de Broglie, « tous les auleurs s’accordent 4 reconnalitre
qu’il exerca dés les premiers jours un grand ascendant sur toute la
réunion®. » Cet ascendant, M. Réville ne le méconnaitl pas, mais on
pense bien qu’il n’en fait pas 4 saint Athanase un titre de gloire. M. Re-
ville essaye de peindre Athanase ; la prévention et l’hostilité ont cuidé
son pinceau. a Ilya, dit M. Réville, chez les hommes de cette trempe,
un besoin de domination qui obscurcit les cétés sympathiques de
leur caractére ; et quand | idée avec laquelle Jeur nom s’identifie a
fait son temps, il faut se rappeler le devoir de l’équité historique
pour ne pas étre injuste envers eux. » Que l'idée A laquelle saint
Athanase a consacré son existence, ait fait son temps, je n’oserais
pas affirmer que M. Réville en soit aussi convaincu qu’il le dit; se
donnerait-il tant de peine pour combattre un fantéme? Mais toute
Phistoire de saint Athanase proteste contre l’accusation qu’on fait
planer sur lui. L’unique domination qu’Athanase vouldt fonder, était
celle du Christ ; que lui importait Ja sienne propre? A ce dominateur,
lindulgence et la modération ne manquérent jamais ; de l’aveu méme
de M. Réville, dont expression pourrait étre plus exacte et plus
respectueuse, saint Athanase « éfait disposé aux concessions quand
elles ne compromettaient pas la victoire définitive. » Bien éloigné du
zéle farouche de Lucifer de Cagliari, non-seulement il admettait a la
trace dans saint Athanase de cette subtile distinction entre le fait et le droit, que
limmortel polémiste net pas manqué de reprocher & ses inventeurs.
t Socrate, I, 10; Sozoméne, I, 22. L‘hérésie novatienne née dans le milieu du
troisiéme siécle, et qui dura quelques siécles encore aprés le concile de Nicée, refu-
sait a PEglise le pouvoir de remettre certains péchés graves, et surtout le crime
d'apostasie.
* En 528.
+ L Eglise et Vempire romain au quatriéme siecle, {. ll, ch. tv.
25 Ava 1872. 24
514 LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX ARIENS.,
pénitence, mais il rétablissait dans leur rang hiérarchique les cleres
revenus de l'arianisme qui voulaient bien souscrire le concile de
Nicée. A l'heure presque de rendre 4 Dieu une Ame toute pleine de
de lui, il encourageait les tentalives que saint Basile faisait auprés
des semi-ariens dans le sens de la miséricorde. Athanase aimait Ja
vérité, et il était prét 4 tout lui sacrifier, mais il savait qu’elle n'exige
jamais le sacrifice de la charité, et sa foi était la tige vigoureuse dou
naissaient toutes sés vertus, comme les fleurs et les fruits naissent
du palmier.
L'arianisme vaincu 4 Nicée, n’avait pas renoncé 4 la lutte. L’ar-
mée de |'erreur se divisa en deux ailes : l'aile droite et Vaile gauche.
La premiére se composait des politiques, adeptes d’Eusébe de Nico-
médie dont ils portent le nom ; ils anathématisaient les propositions
les plus saillantes de l’arianisme, ils paraissaient méme accepter la
foi de Nicée, mais le terme qui la formulait, l’Spcodc0¢, leur était
odieux; ils lui avaient substitué l’orcdcto¢ qui, susceptible sans doute
d’un bon sens, n’exprimait dans leur pensée comme dans celle de
leurs adversaires, que l’analogie de la substance du Fils 4 celle du
Pére; la ressemblance et non l’identité. Parmi eux étaient méme
égarés des évéques orthodoxes, comme saint Cyrille de Jérusalem,
lesquels, atlachés du fond du coeur au concile de Nicée, craignaient
bien 4 tort que l’épcodct0¢ ne détruisit en Dieufla distinction des per-
sonnes, et n’aboulit au sabellianisme'. L’aile gauche comptait dans
ses rangs les esprils pilus logiques et plus hardis* qui rejetaient tout
ensemble Déotodotog et l’Soctctos. « Avec eux, dit M. Réville, le ra-
tionalisme latent de la tendance arienne se dégageait avec une viva-
cité nouvelle qui menacait de s’étendre a bien d’autres points de la
doctrine ecclésiastique. » Les orthodoxes et Athanase a leur téte, com-
battirent sans tréve et sans défaillance les deux ailes de l’arianisme:
mais c’est surtout du parti des politiques, du semi-arianisme, comme
on l’a nommé, qu’ils eurent 4 subir des persécutions et des calom-
nies. Constantin, dont la foi était saine, n’avait pas cependant tou-
jours résisté aux suggestions d’Eusébe de Nicomédie et des prélats
ses disciples ; impatienté de voir durer une controverse dont le sens
et la portée lui échappatent, il avait cru pouvoir au prix d’un mot
1 Le langage i nexact et peut-étre erroné de Maree! d'Ancyre qui semblait favori-
ser le sabellianisme, et les erreurs de Photin, son disciple, lequel arrivait 4 l’unita-
risme par une voie opposée 4 celle d’Arius, explique l’opposition de ces évéques 3
Pcpecbstes 5 opposition qui finit par céder.
? Ils avaient pour chef Aétius et Eunomus, et ils se nommaient anoméens (de
aveuctes). Ce nom était une protestation, non-seulement contre |’ éucobotos des catho-
liques, mais encore contre Péuctodciss des semi-ariens ; il signifiait que le Fils n'est
ni égal, ni semblable au Pére.
LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX ARIENS. HS
et d’un homme, mettre la paix dans son empire; il avait sacrifié
Voyoctatos et banni Athanase. Constance, fils de Constantin, apparte-
nail tout enlier aux semi-ariens. Devenu par la mort de ses fréres
Constantin le jeune et Constant, maitre de tout héritage paternel,
il entendit faire régner avec lui le semi-arianisme ; et Athanase sur-
tout fut traité par l’empereur comme un ennemi personnel. Tant
que régna Constance, la vie du glorieux confesseur ne fut qu’un long
exil et une fuite continue. De nombreux conciles! joignirent leurs
rigueurs a celles de César, déposérent Athanase, et rayérent de leurs
professions de foi le consubstantiel. Un instant méme, a Rimini et A
Séleucie, dans des conciles qui sans doute n’étaient pas cecumé-
hiques*, mais doct nous ne méconnattrons pas l'importance, l’erreur
parut triompher, et, comme I’a dit hyperboliquement*, non pas saint
Hilaire, cité @ tort par M. Réville, mais saint Jéréme, « le monde
s‘étonna en gémissant d’étre arien. » Non pas, certes, que les con-
‘ Nommons, outre les conciles de Tyr, de Jérusalem,
de Constantinople, tenus
sous Constantin, le conciliabule eusébien de Philippopolis, les synodes d’Antioche,
de Sirmium, de Milan, qu'inspirérent s idées et que menerent les favoris de
Constance.
* n'y avait 4 Séleucie que cent soixante évéques, c’est-a-dire une trés-faible
partie de ’épiscopat oriental ; et le concile de Rimini, qui en comptait quatre cents,
élait loin de représenter tout l'Occident, ov les siéges épiscopaux étaient nom-
breux. « Le pape, pour ne point parler des autres évéques, n'y fut méme point ap-
pelé, » dit Bossuet (Seconde instruction pastorale sur les promesses de PEglise,
n.cvil.) Et non-sealement le pape (qui était Libére), ne fut point appelé au concile
de Rimini, mais il refusa son adhésion a ce quiy avait été fait. (V. Théodoret, Hist.
ecel., 1. Hl, c. xvi.)
* Cest Noél Alexandre qui traite d*hyperbolique le langage de saint Jéréme:
« hyperbolice loquitur sanctus Hieronymus cum ait ingemuisse totum orbem, et sese
arianum miratum. » (Diss. 35, in sec. IV.) « Comment, poursuit Noél Alexandre,
le monde aurait-il pu alors étre arien, puisque, de l'aveu de saint Jéréme, lui-
méme, les Péres du concile de Rimini ne le furent pas ?... Ca fut par économie, par
zéle pour la paix, qu‘ils souscrivirent une formule qui en apparence n’avait rien
que d'orthodoxe. » Le protestant Blondel explique les fortes paroles de saint Jéréme
dans le méme sens que Noél Alexandre. Thomassin prouve qu'il n’y a nulle contra-
diction entre les Péres qui, comme saint Ambroise, saint Augustin, ont accusé d"hé-
resie les évéques de Rimini, et ceux qui, comme saint Athanase et le concile
dAlexandrie, tenu aprés la mort de Constance, ont cru a leur orthodoxie. Ces der-
Miers ne regardaient que la formule en elle-méme, le sens que les évéques avaient
eu soin de déterminer, les précautions prises par eux pour mettre en sdreté l’inté-
erite de la foi, 4 ce point qu’ils avaient contraint les ariens qui siégeaient dans leurs
rangs 4 anathématiser Arius. Les autres Péres ont considéré les choses 4 un autre
point de vue ; ce qui les a frappés, ce qui explique et justifie la sévérité du juge—
ment quils ont porté sur le concile de Rimini, ¢’a été l’abandon de Péducctoros, la
communion accordée a des hérétiques, demeureés tels malgré leur déguisement, par
des évéques qui se disaient et qui, dans le fond de leur ame, étaient orthodoxes.
(Yoy. Thomassin, Diss. V in concil., n. 9, et Corgne, Dissertation crilique et théolo~
gique sur le concile de Rimini.)
316 LES ANCIENS EF LES NOUVEAUX ARIENS.
ciles de Rimini et de Séleucie aient rejeté la foi de Nicée. Saint Athe-
nase a dit des Péres de Séleucie « qu’admettant en tout le reste le
concile de Nicée, ils rejetaient le mot consubstantiel, le croyant sus-
pect 4 cause de son obscurité! ; » et il a de méme justifié la foi des
Péres de Rimini. Mais.ce mot qu’on trouvait obscur et qu’on rejetait,
il fallait le garder; c’était non pas son obscurité mais bien sa clarté
décisive qui le rendait suspect ; aussi la postérilé chrétienne n’a-t-elle
jamais prononcé qu’avec blame le nom de ccs conciles de Séleucie ct
de Rimini qui n’osérent pas réciter tout entier le symbole de Nicée.
Auparavant un autre coup plus pénible, plus douloureux encore,
avail atteint les défenseurs de la bonne cause, et 4 leur téte saint
Athanase. Jamais jusqu'au milieu du quatriéme siécle, l’appui des
souverains pontifes ne leur avait manqué. Vers l’an 344, l’Eglise ro-
maine, en la personne du pape saint Jules 1", avait pris la défense
de saint Althanase persécuté ct proscrit; et, comme au lemps de
saint Paul?, la pureté sans tache de sa foi n’avait pas cessé d’éire
célébre dans le monde entier. Libére, qui occupatt le siége aposto-
lique dans les jours troublés dont nous parlons, ne s’élait pas montré
indigne de ses prédécesscurs, ct Constance avait puni, en le reléguant
en Thrace, le pontife coupable de fidélité 4 la cause de son Dieu. Un
jour cependant, Libére parut faiblir, et signa une profession de foi
qui taisait la consubstantialité du Verbe. Baronius croit que la for-
mule souscrite par Libére fut celle qu’avait rédigée en 354, le pre-
mier concile de Sirmium, et que saint Hilaire a entendue dans un
sens Catholique ; Valois et Mgr Héfélé pensent que le pape captif signa
la formule dressée par le troisiéme concile de Sirmium, en 359. De
aveu des juges les plus autorisés, Libére n’aurait: point abandonné
la fo1 de Nicée, « sa conduite antérieure et celle qu'il lint aprés cet
événement, le prouve bien, » dit Mgr Heéfélé. Peut-<tre se laissa-t-il
persuader par les évéques semi-ariens dont l’empereur l’avait en-
touré, que Lépocdctocg était un voile sous lequel les doctrines anti-
trinitaires pouvaient se cacher*. Son acle n’en était pas moins une
faute*, mais c’était la faute de l’homme, non celle du pontife. Libére
ne portait aucun décret dogmatique contre la foi de Nicée qu’il allail
4 Saint Athanase, de Synod., n. 12.
2 Rom. I, 8.
3 Sozoméne, Hist. eccl., 1. IV, c¢. v.
4 Le bollandiste Stillting, Zacharia, et, de nos jours, Palma, ont contesté le fit de
la chute de Libére, dont Théodoret, Socrate et Sulpice Sévére n'ont point parlé. No-
nobstant ce silence, nous dirons avec M. le duc de Broglie: « 1] nous parait impos-
sible de détruire le concours de témoignages qui attestent la chute de Libére; mais
nous reconnaissons que la mesure et la nature de sa fausse démarche sont trés-
difficiles 4 déterminer. » (L’Eglise et l'empire, etc., t. Ill, ch. 1v.)
LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX ARIENS, 317
bientét confesser de nouveau, il tombait, mais par faiblesse, comme
Pierre, et il n'a point entrainé dans sa chute d’un instant cette chaire
d’ot partiront, jusqu’aé la fin des temps, les paroles de la vie éter-
nelle‘. ,
Constance mourut enfin, aprés avoir « brouillé, par une supersti-
tion sénile, la simplicité et Ja pureté de la religion chrétienne. » Tel
est l’arrét que le paien Ammien Marcellin porte sur ce sophiste cou-
ronné et persécuteur*. Julien succéde 4 Constance. Dans I’espoir
d’augmenter les troubles de )’Eglise, et de rétablir sur ses ruines le
paganisme, il rappelle les évéques proscrits. Athanase, qu’une dis-
tinction glorieuse pour lui avait d’abord excepté de 1a mesure impé-
rale, reparait cependant 4 Alexandrie, et bon nombre de prélats
orientaux, abandonnant le semi-arianisme que Constance avait im-
posé a leur faiblesse, reviennent 4 Ja profession compléte de la vraie
foi. La divinité du Verbe achevait de triompher. En vain Julien,
sépouvantant des fruits d’une tolérance qu'il n’avait accordée que
par haine et par mépris, inflige 4 Athanase un nouveau bannisse-
ment, Athanase survit 4 l’apostat comme il a survécu & Constance, et
sa ville patriarcale le revoit une fois encore. Valens, mattre de
POrient, ressuscite, en l’aggravant, la persécution de Constance; il
condamne Athanase & un cinquicme exil. L’intrépide et infatigable
‘ L'infaillibilité dogmatique des successeurs de saint Pierre, telle que l’entend la
tradition catholique fondée sur I’Ecriture, et telle que l’a définie le concile du Vati-
can, n'a rien 4 voir dans la chute de Libére. Outre que Ja faute du pape fut une
omission de la vérité, et non une déclaration de l’erreur, il est impossible de recon-
naitre dans son acte quelqu'une des notes qui caractérisent les définitions ex Cathe-
dra. Des gallicans en sont convenus. Si Bossuet, dans sa Défense de la déclaration
de 1682, laquelle ne fut publiée qu'aprés sa mort, s‘efforce d'établir que Libére, en
souscrivant la formule de Sirmium, a exercé la plénitude de son autorité doctrinale,
le grand évéque dit bien haut, dans sa seconde instruction pastorale sur les promesses
del’ Eqlise (n. civ), que Libére manqua de la premiére condition requise pour qu'un
acte pontifical soit valable : Ja liberté; et « que tout acte qui est extorqué par la force
ouverte est nul de plein droit et réclame contre lui.» En parlant ainsi, Bossuet tra~
duisait saint Athanase: « Qua per tormenta, contra priorem ejus (Liberii) senten-
tam, extorta sunt, eae jam non metuentium, sed ita cogentium voluntates habendae
sunt.» (Hist. artan.,n. 41.) Dans un tel état, Libére pouvait pécher sans doute, il
he pouvait enseigner. D‘ailleurs, nous l’avons dit, il n’enseignait pas; et quand
bien méme il edt enseigné, aurait-on pu regarder un acte tel que le sten comme un
enseignement destiné a toute I’Eglise ? On voit maintenant ce que vaut l’assertion
de M. Réville : ¢ un gallican d'alors eit dd étre nécessairement semi-arien: I"héré-
Se avait pour elle le pape et Ie concile. » L’hérésie n’avait pour elle, — si tant est
qu'elle les ait eus, —- que des conciles particuliers auxquels avait manqué la li-
berté; et un pape qui, aprés un acte équivoque accompli par contrainte, allait bien-
th redevenir digne de lui-méme et de son siége, et mériter les éloges de saint Epi-
phane et de saint Ambroise. |
' Christianam religionem absolutam et simplicem anili superstitione confundens. »
{Ammien Marcellin, Historiae, XXI, 16.)
348 LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX ARIENS.
confesseur s’éloigne, mais pour peu de temps, de la cité dont il est
l’honneur. Bientét aprés, par une permission expresse ou tacite de
Y’empereur, qui se sent vaincu, il rentre!'dans Alexandrie, et il s’y -
éteint en 575, chargé d’années, de travaux et de gloire, laissant un
nom qui éveillera élernellement dans les Ames le soutenir du Fils de
Dieu, pour lequel Athanase a tant souffert, et avec qui il a triom-
hé.
, Gardons-nous de croire qu’avant d’expirer sous la réprobation du
peuple chrétien et de ses pasteurs, le semi-arianisme n’ait pas tenté
de suprémes efforts pour se renouveler et revivre. Battu sur le ter-
rain de l’épootnos, et contraint d’accepter la divinité du Verbe, le
semi-arianisme attaqua la divinité du Saint-Esprit. Macédonius, pa-
triarche de Constantinople, avait soutenu que la troisiéme personne
de la Trinité est inférieure aux deux autres. Dans sa théorie, leSaint-
Esprit ne se rattachait méme pas au Pére par le lien d’une proces-
sion directe ; il procédait du Fils seul, dont il était la créature ‘. Cette
erreur, qui introduisait, sous une forme nouvelle, la division et
linégalité en Dieu, compta bientét de nombreux adhérents parmi
les anciens partisans du semi-arianisme. Elle se répandit en Thrace,
en Bithynie, dans |’Hellespont?, et, sous Je régne de Julien, elle s‘af-
firma par des synodes. Saint Basile, saint Grégoire de Nysse, saint
Grégoire de Nazianze, la combattirent avec une énergie et une élo-
quence dignes d’Athanase, dont ils continuaient la tradition glo-
rieuse*. aI! parut absolument nécessaire, dit M. Réville, pour con-
4 Sozoméne, Hist. eccl., IV, 27.
F. * Jb., IV, 27; Socrate, Hist. eccl., II, 38, 45.
> De quel droit M. Reville présente-t-il ces grands évéques « comme passable-
ment semi-ariens dans le fond de leur pensée? » Si .c’est leur charité discréte a
l'égard de certains semi-ariens plus orthodoxes dans leur croyance que dans leur
langage, qui a valu une telle qualification a saint Basile, a saint Grégoire de Nysse,
a saint Grégoire de Nazianze, le théologien par excellence de l’Orient chretien, je
n'ai rien a répondre, hormis que notre saint Hilaire de Poitiers, J‘Athanase de }’0c-
cident, mérite, lui aussi, pour le méme crime, une place parmi ces singuliers héré
tiques. Mais je crois avoir décoyyert la raison pour laquelle M. Réville inflige la
note de semi-arianisme aux trojg docteurs que j'ai nommeés. Il s'explique en disant:
« Athanase lui-méme ne niait pas qu’il n’y eft quelque chose de vrai dans cette
subordination du Fils au Pére & laquelle le parti arien tenait si fort.» Telle devait
étre aussi, d'aprés M, Réville, la doctrine de Basile et des deux Grégoire. Nous al-
lons exposer Ja théorie des Péres grecs a laquelle M. Réville fait allusion, mais qu'il
n’a pas comprise. Le Pére étant le principe du Fils et du Saint-Esprit, leur commt-
niquant de toute éternité, la plénitude de la vie et des perfections divines, ne
peut-on pas lui attribuer une certaine primauté qui n’enléve rien a l'identité de 2
nature, et partant a la réelle égalité des personnes? Saint Basile, saint Grégoire de
Nysse, ‘saint Grégoire de Nazianze, et avant eux, saint Athanase, ont cru cela permis;
j ajouterai que I'Occident n’a pas été de leur avis en ce point. « Au reste, dit Bos-
suet, ces sortes d’inégalités que l'on trouve en Dieu dans notre faible et impariaite
LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX ARIENS. 3519
solider la doctrine de Nicée, d’appliquer au Saint-Esprit des défini-
tions qui consacrassent sa personnalité, l’identité de son essence
avec celle du Pére et du Fils, et l’égale dignité que l’Eglise doit lui
reconnaitre dans son culte. » Ce que M. Réville ne dit pas, c’est que
la constante tradition de l’Eglise rendait légitime et nécessaire une
telle définition. Il est bien forcé de reconnafire que, « dés le com-
mencement du deuxiéme siécle, Jes chrétiens aimaient 4 résumer les
objets de leur foi sous la forme d’une trilogie, celle du Pére, du Fils
et du Saint-Esprit, » et que, « adoptée au deuxiéme siécle comme
formule baptismale (pourquoi ne pas avouer qu’elle le fut dés les
premiers jours, conformément 4 l’ordre du Sauveur, que nous lisons
dans le vingt-huitiéme chapitre de saint Matthieu?), cette trilogie
servit de fondement & la régle de foi que l'on trouve en vigueur, avec
de nombreuses variantes, au sein de la plupart des communautés
catholiques 4 la fin du méme siécle. » Notons en passant que les va-
riantes signalées par M. Réville dans les professions de foi laissent
intacte la substance méme du dogme; qu’elles s’expliquent par les
hérésies diverses dont ces formes variées du symbole étaient la con-
damnation‘, et que ’'unité du fond, subsistant sous ces différences
accidentelles, atteste Punité de la source, qui ne peut étre qu’aposto-
lique. Mais, pour en revenir a la troisiéme personne de T auguste
Trinité, était-ce une simple créature ou une pure entité que |'Kglise
introduisait ainsi, sous le nom de Saint-Esprit, dans V’éternelle so-
ciété du Pére et du Fils? Toute la tradition répond que non. « Il ne
sera pas impuni, écrivait saint Denys d’Alexandrie vers le milieu du
second siécle, celui qui blasphéme contre |'Esprit-Saint, car |’Esprit
maniére de nous exprimer, soit entre les attributs, ou méme entre les personnes
divines, sont tellement compensées par d'autres endroits, qu’a la fin tout se trouve
égai. Qu’il y ait, si vous voulez, dans le nom de Pére quelque chose de plus majes~
tueux que dans celui de Fils, ce qui a fait que saint Athanase et les autres n'ont
pas craint d’entendre du Verbe méme selon la géneration éternelle ces paroles :
Mon pére est plus grand que mot. Mais il y a d'autres, cétés, c’est-a-dire d'autres
maniéres d’entendre ou d'envisager la méme vérité, ot l’égalité se répare. L’auto-
rité de principe, comme I'appelle saint Augustin, semble attribuer au pére quelque
chose de principal et en quelque sorte de plus grand; mais si l'on regarde le Fils
comme la sagesse du Pére, le Pére sera-t-il plus grand que sa Sagesse, que sa Rai-
son, que son Verbe et son éternelle Pensée? Et tout ce qui est en Dieu n’est-il pas
égal, puisque tout ce qui est en Dieu est Dieu; et que s'il y avait quelque chose en
Dieu qui fit moindre que Dieu méme, il corromprait 1a perfection et la pureté de
son étre? » (Bossuet, Sixiéme avertissement aux protestants, part. I, art. V, n. XXX.
— Voy, aussi Thomassin, Dogm. Theol., de S. S. Trinitate, c. xv,et Petau, Th. Dogm.,
de. §. Trinit., 1. Il, c. 11.)
‘ Yoy. sur la question des Symboles, Mgr Ginoulhiac, Hist. du dogme cath., etc.,
t. ! premiére partie, livre IV, ch. vit, vnr, m et x; et Binterim, De vi rectoque
usu probationis in rebus theologicis per symbola et antiquos fidei libellos.
320 LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX ARIENS.
est Dieu’. » Le mémce saint Denys déclare subsistant, c'est-a-dire per-
sonnel (2vunéctazov), |'Esprit du Pére qui était dans le Fils. Cet Esprit
a la méme substance que le Pére et le Fils*. Saint Irénée a nommé le
Verbe et lEsprit-Saint les deux mains du Pére*; mais, comme nous
l'avons déja remarqué dans une précédente élude, ffar cefte meéta-
phore il a tout simplement voulu établir, contre les gnostiques, que
le Pére a créé toutes choses immédiatement, sans emprunter le se-
cours de natures étrangéres. Dans un passage de ses ceuvres, autre
que celui qu’on nous objecte, l’évéque de Lyon a expliqué nettement
sa pensée : « 1] n'y a qu'un seul Dieu tout-puissant qui a créé tout
par son Verbe..., non par les anges; mais qui, par son Verbe et son
Esprit, fait, dispose, gouverne toutes choses, et leur donne lexis-
tence’. » Faut-il rappeler tous les textes de Clément d’Alexandrie, de
Tertullien, de Théophile d’Antioche, de saint Justin et des Peéres
apostoliques, lesquels ne permettent pas de voir plutét dans le Saint-
Esprit que dans‘le Fils et dans le Pére un simple attribut de Dieu,
ou un simple don de sa manificence? Le concile qui s’assembls 4
Constantinople en 381, pour confondre Macédonius et élouffer les
derniers restes du semi-arianisme, par la solennelle définition de la
divinité de l'Esprit-Saint, affirmait donc l’antique et traditionnelle foi
de PEglise, fondée sur }Ecriture. La définition des cent cinquante
évéques qui siégeaient dans la capitale de l’empire grec fut consi-
gnée dans une addilion faiteau symbole de Nicée : « (Nous croyons)
au Saint-Esprit, qui est aussi Seigneur et qui vivifie, qui procede du
Pere, qui doit étre adoré et glorifié avec le Pere et le Fils, qui a parle
par les prophétes. » L'adhésion de |’Occident et la confirmation du
pape saint Damase donnérent a ce concile un caractére d’cecuméni-
cité rétroactive, et imprimérent 4 ses décrets le sceau de I’infaillibi-
lité*. La définition que nous avons rapportée, et que tout catholique
a répétée de coeur et de bouche plus d'une fois dans sa vie, avait éé
inspirée anx Péres de Constantinople, non par les qualités mystiques
du nombre trois, que M. Réville se plait 4 signaler, mais par la lo-
gique du dogme chrétien, par Vhistoire, et surtout par cet Esprit qui
‘ Respons. ad proposit. Pauli Samosat.
® Respons. IV. ,
3 Saint Irénée, Adversus hereses, 1. ¥, c. Vi.
4 Adv. hares., 1.1, c. xxm,n. 4.
5 Le concile de Constantinople affirma aussi J’intégrité de la nature humaine du
Christ. Cette affirmation était dirigée contre lerreur d’Apollinaire qui avait cru ne
pouvoir mieux défendre l’unité de la personne divine du Sauveur, qu’en supprimant
en lui un élément essentiel de l‘humanité; l’4me raisonnable dont le Verbe, dans
son systéme, aurait rempli les fonctions. Nous parlerons d’Apollinaire, en traitant
des hérésies qui ont attaqué le dogme de l'Incarnation.
_£1S ANCIENS LT LBS NOUVEAUX ARIENS. _ 321
n’a cessé d'assistcr I'Eglise et de se rendre témoignage 4 lui-méme
par l’enseignement des docteurs comme par le sang des martyrs.
Mais, objecte M. Réville, « on avait répugné ca et 1a & donner (au
Saint-Esprit) le nom de Dieu. Hilaire de Poitiers, par exemple, s’abs-
tient systémajiquement de Je nommer ainsi. » Qu’importe que cer-
tains Péres aient donné ou n’aient pas donné le nom de Dieu a la
iroisieme personne de la Trinité, s’ils lui ont reconnu tous les attri-
buts divins, s‘ils ’ont associée au Pére ct au Fils dans leur culte!?
Que l’on écoute l’évéque de Poitiers s’adressant au Pére céleste en
ces lermes : « C’est peu pour moi de nier que mon Seigneur et mon
Dieu, votre Fils unique, soil une créature; je ne souffrirai pas non
plus que le nom de créature soit donné a votre Saint-Esprit, qui vient
de vous, et que votre Fils a envoyé*. » Et ailleurs, Hilaire écrit :
« On est baptisé au nom du Pére et du Fils et du Saint-Esprit; une
est leur divinité, leur bienfait aussi est un*. »
Avant d'abandonner les décrets de Constantinople, M. Réville re-
marque que le‘concile « en stipulant que le Saint-Esprit procéde du
Pére et non du Fils, laissa planer encore une ombre de subordination
du Fils et du Saint-Esprit dans leur relation avec le Pére qui, engen-
_ drant le Fils et faisant procéder l’Esprit, demeure seu! la source ab-
solue de l’étre et de la vie. » Le concile de Constantinople ne dit point
que le Saint-Esprit ne procéde pas du Fils; il se borne a dire que le
Saint-Esprit procéde du Pére. Pourquoi ne parie-t-il pas de la pro-
cession ex Filio? «Il n’en parle pas, répond J. de Maistre, parce
quil n’en étail pas question, parce que personne ne la niail, et parce
qu'on n'y croyait que trop, sil m’est permis de m’exprimer ainsi°. »
Plus tard, des Eglises d’Occident, et en premier lieu celles d'Espagne,
d'Allemagne et des Gaules, insérérent dans le symbole de Constan-
tinople la particule Filiogue. Rome qui d’ordinaire surveille et dirige
les manifestations de la foi et de la piété catholiques, bien plus qu’elle
-fneles devance; Rome, dis-je, ne se hAta point de confirmer cette
addition au symbole; ce fut seulement aux conciles cecuméniques
de Lyon (1274) et de Florence (1439) que l’autorité souveraine con-
sacra une addition qui complétait les professions de foi de Nicée et
de Constantinople, et exprimait la foi des plus illustres docteurs de
1 VY. Petau, Dogm. Theol., de S. S. Trinit., 1. Ml, c. vit, n. XII.
2S. Hil. de Trinst., 1. XII, 55.
3 In Matth., c. xxi.
* Du Pape, 1. IV, ch. 1v, § 2. En effet, comme nous l’avons dit, et comme M. de
Maistre en fait la remarque, « Macédonius... abusant du célébre passage: Tout a
Aé fait par lui (le Verbe), et sans lui rien ne fut fait, en concluait que le Saint-
Esprit était une production du Fils que avait tout fait. »
322 LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX ARIENS.
l’Eglise d’Orient', M. Réville déclare arbitraire cette addition, —
comme si l'Kglise, gardienne du dépdt de la tradition, n’avait pasle
droit d’en mettre progressivement certains points en lumiére, selon
les exigences des temps et les besoins des 4mes; et comme si d’ail-
leurs, & Lyon et & Florence, |’Orient chrétien n‘avait pas accepté |’ad-
dition Filioque ; — mais il avoue que, « quant au fond, !’Eglise latine
est sur ce point plus fidéle a l’esprit du dogme trinitaire que l’Eglise
grecque. »
Nous ne suivrons pas l’arianisme, définitivement chassé du monde
romain, chez les barbares ot il eut, c’est le mot de M. Réville, « un
regain de prospérité?. » Ce que seraient devenues les races nouvelles
si, selon le mot de M. de Montalembert, « elles eussent laissé leur
énergie et leur simplicité devenir la proie de cette hérésie*, » nous
n’avons pas a le rechercher et 4 le dire. Qu’il nous suffise de rap-
peler qu’en Afrique l’arianisme, par la main des Vandales, ruina des
chrétientés d’ous étaient élevés les premiers accents de l’apologétique
latine, qu’avaient illustrées de nombreux conciles, et ot retentissait
encore, quand il parut, la voix d’Augustin ; il fut, sur cette terre qui
semblait dés lors vouée 4 de longues malcdictions, le sinistre avant-
coureur des musulmans. En Europe, |’arianisme frappa d’impuis-
4 Voy. saint Athanase, Or. 3. Contra arianos, n. 24; Ep. lad Serapionem, n. 20;
Ep. Ill ad Serap., n. 1. Saint Basile, adversus Eunomium, lib. Il, n. 34 et la profes-
sion de foi du concile de Ctésiphon-Séleucie (407 ou 410), dans laquelle on lit:
Confitemur etiam Spiritum vivum ‘et sanctum, Paracletum vivum, qui ex Patre d
Filio... (L’original est syriaque.) Saint Epiphane, Ancoratus, 1. 11, n. vu. La tradi-
tion catholique, en affirmant que le Saint-Esprit procéde du Pére et du Fils par
une aspiration unique, ne fait que développer les textes évangéliques qui disent que
rEsprit-Saint est envoyé par le Fils comme par le Pére. (S. Jean, XIV, 26; — XV,
26; — XVI, 7); et qu'il recgoit du Fils non moins que du Pére les yérités quil
enseigne. (S. Jean, XVI, 13, 14, 15.)
* Jene saurais accorder 4 M. Réville que «la premiére grande conquéte du
christianisme en dehors de l’empire romain s’opéra par des mains et dans un ¢s-
prit hétérodoxes. » Dés le second siécle, saint Irénée alléguait aux hérétiques le
témoignage des Eglises de Germanie (Adversus hxreses, 1.1, c. x, n. 2.) Les Ibériens
recurent d'une pieuse femme, Nouné, le don de l'Evangile; «le bienheureux Euty-
chés, » ainsi l’appelle saint Basile, fonda des chrétientés chez les Visigoths, au nord
du Danube. Nous avons signalé plus haut la présence de deux évéques barbares aul
concile de Nicée. Les Eglises de Perse, qu’arrosa le sang de tant de martyrs, n’a-
vaient pas non plus élé créées par des hétérodoxes. C'est sous le triste régne de
Valens que les Goths devinrent hérétiques. Ulfilas, leur évéque et le créateur de leur
littérature, voulant obtenir 4 son peuple menacé par Ies Huns le droit de s’établir
sur le sol romain, abandonna le symbole de Nicée, et entraina avec lui Jes Goths
dans le semi-arianisme. (Voy. la thése de M. Révillout : De Parianisme des peuples
germains qui ont envahi l'empire romain 1850.)
3 Les moines d’Occident, t. Il, livre VI. (Les moines en Gaule sous les premiers
Mérovingiens.)
LES ANCIENS ET LES NOUVEAUX ARIENS, 525
sance le génie de Théodoric et contraignit presque le glorieux bar-
bare, devenu persécuteur et meurtrier, 4 préluder, par ses violences
désespérées, aux funérailles de son empire. M. Révillel’a remarqué,
« l’arianisme des barbares ne pouvait lutter longtemps contre l’action
absorbante du catholicisme romain. » Qui donc oserait s’en plaindre?
L'arianisme était incapable de rien sauver et de rien créer. En altérant
lasimplicité et en affadissant la divine vertu de |'Evangile, en enlevant
‘au sacerdoce cette foi au Christ-Dieu, qui est l’aiguillon de son zéle
et le principe de sa fécondité, l'arianisme comblait la mesure des
calamités du monde, car il en corrompait le reméde. «Si la doctrine
arienne ett prévalu, dit M. le duc A. de Broglie, Jésus-Christ n'eut
plus été qu’un demi-dieu élevé sur un autel, pareil 4 quelque Pro-
méthée bienfaisant, ou a quelque chaste image d’Osiris ou d’Hippo-
lyte. A cdté ou au-dessous de lui, la crédulité populaire n’aurait pas
tardé 4 placer d’autres étres surhumains pour établir quelques
échelons entre le ciel et la terre. L’humanité reculail ainsi dans
Pabime de superstitions et de réveries ot elle s’était si longtemps
souillée et perdue’. » La bonté divine ne permit pas qu'il en fut ainsi.
Les races barbares embrassérent toutes, l’une aprés l'autre, la foi
de Nicée et d’Athanase, que l’apostolat catholique leur annongait ;
mieux préparées et plus ouvertes que ne l’avaient été les sophistes
et les politiques du vieux monde, & la notion du dogme de I'Incar-
nation, elles apprirent, avec un mélange de joie humble et de sur-
prise radieuse, par quelle voie le Verbe avait voulu se rendre pré-
sent et s’unir 4 cette humanité qui ne peut ni se passer de Dieu ni
monter seule jusqu’a lui. La était la vérité, 1a était le salut, 14 étaient
linspiration féconde et la ressource toute-puissante de ce monde
nouveau, sorti des vagues de l’invasion barbare, qui allait s’appeler
la chrétienté.
Avucustin Lanrcent,
Prétre de l’Oratoire.
| L'Eglise et 'empire romain au quatriéme sidcle, ch. 1. (Concile de Nicée.)
LES (EUVRES ET LES HOMMES
COURRIER DE LA LITTERATURE ET DES ARTS
_ Nous inaugurons aujourd’hui, dans ce recueil auquel nous atta-
chaient déja tant de liens d’affection, un service nouveau, qui a la
~ prétention de « combler une lacune. » Le Correspondant a une chro-
nique politique, une chronique scientifique, une revue critique des
livres et des articles d’art, rédigés avec une compétence et un talent
dont il serait aussi superflu que déplacé de faire ici l’éloge. Il n’a-
vait pas jusqu’a présent une chronique générale du mouvement in-
tellectuel, chargée de recueillir, dans leur ensemble et dans toule
la liberté de leurs manifestations multiples, les principaux événe-
ments, les traits essentiels et caractéristiques de notre histoire mo-
rale, artistique et littéraire, telle que Vécrit quotidiennement la
France convalescente, cruellement frappée, malade de corps et d’dme,
mais toujours vivace d’esprit, et destinée encore 4 promener par le
monde Ia flamme dont elle se dévore elle-méme.
Dans cette histoire intime, qui se compose de tant d’éléments on-
doyants et divers, fugitifs, parfois presque insaisissables, mille cho
ses échappent forcément au cadre habituel et méthodique d’une re-
vue. La plupart ne rentrent dans aucun de ses casiers ; elle ne peut
éludier les autres que lentement, 4 son jour et 4 son heure, lorsque
déja la trace commence a s’effacer, et les aborder que par fragments
successifs, par catégories isolées, sans vues d'ensemble, sans qu’elles
se retrouvent dans leur perspective et leur milicu. Quand il nous
arrivera de nous rencontrer avec nos confréres, ce sera toujours avec
une telle variété d’allure et de points de vue, que le public, pas
plus qu’eux-mémes, ne pourra croire ni 8 un empiétement de notre
part, nia une confusion de rdéles. Ce courrier, en saisissant les choses
LES (EUVRES ET LES HOMMES. $25
au passage dans leur courant de chaque jour, en les exposant dans
leurs rapports et leur enchainement, avec la largeur, mais aussi
la rapidité d’observation que comporte une chronique, — ceuvre
légére qui se joue aux surfaces, — laissera toute leur place et toute
leur utilité aux études spéciales, techniques, approfondies; ct si
parfois il prévient, sur quelque point particulier, des travaux néces-
sairement plus tardifs, parce qu’ils sont plus savants et plus com-
plets, il ne fera que Jes préparer, comme |’avant-garde qui annonce
le corps de bataille. .
Mais surtout, nous l’avons déja dit, nous embrasserons, dans ceite
causerie semi-mensuelle sur le mouvement des esprits et des meeurs,
ce qui se dérobe a une étude particuliére, ce qui ne se classe point
dans un cercle nettement déterminé. Je fais 4 mes lecteurs la grace
de croire qu’ils n’attendent ni ne désirent un courrier du sport ou
de la mode, les petits Mémoires secrets des coulisses, la Chronique
scandaleuse du XXI° arrondissement, ou méme un journal du high
life, comme on dit dans la belle langue internationale des reporters. .
Les courses de Chantilly, les bals du faubourg Saint-Honoré, ou de
l’Opéra, les réceptions diplomatiques, les bains de mer et les villes
deaux ne peuvent compter sur moi pour historiographe. Je me
confesse, avec l’humilité séante, absolument impropre 4 ce genre
d'information, dépourvu des jambes infatigables et de la souplessc
déchine qu'il faut au nouvelliste modéle, battcur d’estrade, coureur
d’écuries, d’antichambres et de loges d’actrices, interrogeant les
soubrettes, faisant sa cour aux jockeys et aux valets de pied, fouil-
lant dans les tiroirs, ramassant les miettes et les bouts de papier sous
les tables, appliquant son oreille aux cloisons et son ceil aux trous des
serrures. Mais j’aurai toujours I'ceil aux aguets et l’oreille ouverte
du cdté de ces ruches bourdonnantes ow les abeilles de la littérature
et de l’art préparent leur miel. J’entrerai partout, — si je puis, —
ous’entend ce bruit d’ailes qui trahil l’activité de l‘esprit et le vol de
Pidée: au thédtre, au club, & l’Académie, & la Sorbonne, aux confé- .
rences libres, quelquefois au sermon. Le livre nouveau qui fait sensa-
tion ou scandale, qui est un événement par lui-méme ou par le nom
de son auteur; la nouvelle piéce, si elle vaut la peine qu’un galant
homme s’y arréte, pour y chercher un sympléme ou une expression
des tendances actuelles, sielle n’appartient point 4 ce niveau inférieur
jusqu’od la critique ne se peut baisser; le début ou la retraite d’un
artiste, la révélation d’un orateur ou d'un poéte, la thése 4la mode,
peut-¢tre méme le proc¢scurieux et significatif, l’exposition qui ouvre,
el dont.la chronique peut picorer les primeurs sans se faire adresser
le mot d‘Apelles au cordonnier ambitieux, — exposilion des Champs-
Elysées ou de l’Kcole des beaux-arls, de Union artistique ou des vi-
326 LES GEUVRES ET LES HOMMES,
trines de la rue Laflitle ; la vente célébre, fla mort d’un illustre, la
derniére réception académique, le monument qu'on batit, la statue
qu on éléve, et tout ce fourmillement infini dont se compose, a Paris
surtout, dans son expression publique et pittoresque, la vie morale
et intellectuelle d'un peuple, voila le domaine de ce courrier : il est
vaste, el la crainte que nous avons n’est pas de nous y trouver a I'é-
troit. Trop heureux si, dans ces excursions légéres partout ot le vent
du jour nous poussera, nous sayons concilier la liberté d'allures que
commande le genre avec la dignité qu’exige une Revue ou 1’on n’en-
tre point en pantoufles, et ou, méme en riant, l’on doit causer comme
dans un salon, entre gens convenablement élevés !
Mais voici bien des engagements, ou bien des souhaits. Je crains
que ma préface ne tourne en prospectus, et j’entends déja le lecteur
défiant me dire, comme Alceste 4 l"homme au sonnet: « Nous ver-
rons bien, monsieur. »
Il y a dix mois, la France semblait morte, et scellée pour toujours
dans son tombeau. Aujourd’hui, elle a secoué la pierre du sépulcre
et marche vers des destinées inconnues, avec cette prodigieuse élas-
ticité qui la fait rebondir sous la chute, et cette vitalité indestructible
qui semble le fond méme de son génie national. Elle s’est reprise a
vivre avec tant d’élan qu’on se demande souvent si elle n’a point déja
oublié qu’elle a failli mourir.
Et pourtant, comment l’oubli serait-il possible ? Les pierres méme
nous crient: « Souvenez-vous!» Chaque jour raméne une doulou-
reuse date. Aprés le funébre défilé des anniversaires du siége et
de nos revers, célébrés autour de Paris et sur les divers points de
_la France, avec un respect pieux, mais parfois entaché d’un peu d’os
tentation, nous avons eu le défilé répugnant, et qui n’est pas ter-
miné encore, des abominables héros de |’incendie et de 1’assas-
sinat devant les conseils de guerre. C’est 14 qu'on a pu voir de pr’s,
dans toute l'ignominie de leur crime, mais aussi dans toute la li-
cheté de leur attitude, les misérables & qui la France a été livrée
en proie pendant deux mois, comme pour montrer au monde,
en un éclair sinistre, ce que serait une société sans dme et sans
Dieu. Et devant cette longue exhibition de la ménagerie commu-
muneuse ; devant ce ramassis vulgaire de coquins sans physionomie,
dont pas un, sauf la dame Louise Michel, institutrice libre-penseuse,
n'a eu le courage de son crime ; devant cette cohue de plats gredins
LES CEUVRES ET LES HOMMES. 327
qui ressemblent moins encore & des scélérats qu’a de simples bru-
tes; devant cette abominable racaille d’ivrognes et de piliers de bar-
riére, Menue Monnaie des criminels grandioses de 93, queue ignoble
dela premiére Terreur, métamorphose de J’abattoir en sentine, ou
le sang lui-méme vient se noyer dans la fange et dans le petit bleu,
le premier sentiment qu’on éprouvait, méme avant I’indignation et.
I'horreur, c’était le dégout et l’humiliation.
Joignez au défilé des procés Je défilé des livres, depuis M. Sarcey,
qui a ouvert la marche, jusqu’a M. Victor Hugo, qui la ferme pour
le moment, avec son Année terrible. Qn comple aujourd'hui & peu
prés un millier de volumes ou de brochures publiés sur la gueizre
étrangére et la guerre civile, — et le flot ne tarit point : il en sera
de cette derniére révolution comme de la premiére, source et mére
de toutes les autres, dont aucune publication n’a pu épuiser le poi-
gnant intérét. La Commune n’a guére eu jusqu’a présent pour histo-
riens, en dehors des rapports militaires et des documents officiels,
en dehors surtout des énormes in-quarto de l’enquéte parlemen-
faire sur le 18 mars, que de simples spectateurs ou des victimes
de cette insurrection formidable. La guerre prussienne et la révo-
lution du 4 septembre ont été racontées dans tous leurs détails,
non-seulement par Jes témoins ou les acteurs secondaires, mais
encore par la plupart des personnes qui y remplirent Jes premiers
réles : — diplomates, comme M. de Gramont, M. Benedetti, M. Jules
Fayre (que l’ombre de-Talleyrand me pardonne ici cette expres-
sion hasardée!), ou ministres de la guerre, généraux de l'empire et
de la république, comme I’amiral de la Ronciére le Noury, le comte
de Palikao et M. dé Freycinet, les généraux Vinoy, Ducrot, de Wimp-
ffen, d’Aurelle de Paladines, Chanzy, Martin des Palliéres, Cremer,
Billot, Bordone et d’aulres encore. M.’ Gambetta, qui organisa la
défaite, promenant de ville en ville les éclats d’une éloquence long-
temps exercée au café Procope et faite pour retentir inter pocula,
ou la démocratie radicale encense avec pompe sa bruyante impuis-
sance, et que la presse conser'vatrice a Ja naiveté de recueillir elle-
méme, monte au Capitole pour remercier les dieux de n’avoir pas
sauvé la patrie. Seul, Mac-Mahon s'est ressouvenu du proverbe
oriental : « La parole est d’argent; le silence est d'or. » Vaincu
comme tous ses compagnons d’armes, et plus cruellement encore
pour ‘nous, parce que nous avions placé en lui plus d’espoir, il a
di a la dignité, 4 la réserve de son attitude, de rester le seul
peut-étre de nos généraux dont la gloire n’ail point sombré sous la
défaite, de voir son nom grandir aprés les revers les plus inouis, et
de garder toute son autorité, tout son prestige intacts pour le jour
ou la France en aura besoin.
528 LES (EUVRES ET LES HOMMES.
Je ne confonds point le cas du général Trochu avec tous ceux que
je viens d’énumeérer. Poussé a bout par d’odieux outrages, i] a voulu,
avec une généreuse imprudence dont il n’a pas lieu de se repentir,
car il a gagué sa cause plus complétement dans l’opinion que devant
Je jury, porter la défense de son honneur a la barre de la cour d’as-
siscs, cn un débat solennel ot toute !l’histoire de ces vingt dernicres
annécs a comparu avec lui. Mais, pour en revenir aux publications
dont nous parlions tout 4 Fheure,saufquelques-unes, qui sont moins
des récits personnels que des documents et des rapports oflicie s
étendus aux proportions d’uvw livre, elles n’ont pas généralencut
apporté la lumiére qu’on était en droit d’en altendre. Il est permis
- de trouver que nos généraux parlent beaucoup, ef surtout écrivent
trop. Sans doute, l’exemple d’une foule de grands hommes de guerre,
comme Frédéric et Napoléon, prouve qu “il n’y a rien d'incompatibic
entre It talent d’écrivain et celui de général ; mais ce n’est point par.
des exceptions cherchées dans les hautcurs du génie qu’on peut tran-
cher les questions ordinaires, et il y a loin des publications sérieuses
écriles 4 loisir pour éclairer histoire, aux productions hatives, ar-
dentes et toutes personnelles, qui-ne peuvent qu’alimenter d’irri-
tanles polémiques, et parfois poser les généraux eux-mémes en chels
de parti. Ils étaient assurément libres d’écrire Phistoire qu’ils ont
faile; ils eussent été sages de ne point la publier maintenant.
La plupart de ces ouvrages ne sont que des plaidoyers plus
ou moins déguisés ot l'apologie de l’auteur se double presque
toujours de récriminations contre Je voisin. Quelques-uns méme
sont purement et simplement des échanges d’atlaques et de r-
postes: chaque narrateur, uniquement préoccupé degrossir ses
propres mérites et les fautes de ses auxiliaires ou de ses supé-
rieurs, trouve moyen de se tailler un triomphe dans les revers de
Ja France, et nous donne, avec le triste spectacle de dissensions
intestines survivant 4 nos désastres, qui les ont rallumées au lieu
de les éteindre, le témoignage persistant de cette outrecuidance
fanfaronne et de cette indiscipline, causes immédiates de tant et de
si effroyables malheurs. Les récriminalions dominent dans les reé-
cits des généraux de l’empire, qui se rejetient la responsabilité de
’un a l'autre. Elles tiennent aussi une bonne place chez les géne-
raux de la défense nationale; mais ce qui l’emporte dans ce der-
nier camp, du moins parmi les chefs d’aventure, les grands capi-
taines républicains improvisés par la dictature de Tours, c'est la
fanfaronnade. Formésen sociélé d'admiration mutuelle, ils échangent
les coups d’encensoir et se proclament réciproquement hommes de
génic. Cremer fut un César, Garibaldi traversa la guerre comme
un météore, et Bordone lui-méme, le pharmacicn-général, a traque
LES (EUVRES ET LES HOMMES. 329
les Prussiens éperdus avec sa grande épée, comme ses ancttres
poursuivaient M. de Pourceaugnac avec les instruments de leur
profession.
Nous avons eu aussi le défilé, plus interminable encore que les
autres, des impéts de guerre, et celui des souscriptions patrioli-
ques, auquel il nous sera plus agréable de nous arréter un mo-
ment. On a vu tour 4 tour la souscription pour le rétablissement du
palais de la Légion d'honneur, qui eut réalisé plus vite le million
quelle demandait, si les légionnaires avaient montré le méme
empressement 4 payer de leur bourse qu'ils en avaient montré &
solliciter le ruban; la souscription du sou des chaumiéres, la sou-
scription-Ducatel,.la souscription pour les veuves et orphelins des
gendarmes massacrés par la Commune, éloquente réponse, fuite
avec un élan admirable, a d’impudentes tentatives de réhabilitation.
Puis, au moment ot la France, pillée, ravagée, ruinée, venait, ce
semble, de dépenser ainsi le reste de ses forces, et semblait 4 peine
capable de suffire 4 ses emprunts et & ses impdts, on s’est mis tout
4 coup, comme pour prouver que la vitalité du pays reste tout
enti¢re et que « ses ressources sont inépuisables, » a ouvrir la grandé
souscription nationale pour la libération du territoire, sous le patro-
nage des dames de France.
Lancée 4 Vimproviste, {cette idée, empreinte de plus de généro-
sité que de réflexion, parcourut le pays comme une trainée de
poudre. Les villes annexées 4 l’empire d’Allemagne, Strasbourg,
Metz, Saverne, Mulhouse, et les départements occupés, la secondé-
rent avec ardeur. Nancy, dont on avait accusé le patriotisme lors
de l'invasion, parce que, dans le désarroi universel, dans la grande
débacle de la France impériale, cette ville ouverte et sans armes
s'était laissé prendre par quatre uhlans, Nancy répondait 4 ce
Teproche et nous forgait d’en rougir, en dépassant un million dans
espace de quelques jours. Les domestiques abandonnaient une
partie de leur salaire, les ouvriers une journée de travail, les em-
ployés des chemins de fer six journées de solde, les militaires douze
jours de paye par an. Les lycéens renongaient aux enivrements cu-
linaires de la Saint-Charlemagne. Les journaux, les cercles, les ate- -
liers, les tribunaux, souscrivaient & l’envi. Partout on avait orga-
nisé des quétes, des ventes, des loteries. Les magasins, les restau-
rants, les cafés, abandonnaient une journée de recettes; les théatres
organisaient des représentations patriotiques; les bals publics eux-
mémes ne voulaient pas rester en arriére, et versaient dans la bourse
de la patrie un argent purifié, dont on pouvait dire, comme Vespa-
sien, qu’il ne sentait pas mauvais. Partout aussi, I’uvre patriotique
des Dames de France et Ja Ligue de la délivrance unissaient leurs
25 Avan 1872. 22
3350 LES (EUVRES ET LES HOMMES.
efforts pour arriver 4 une organisation méthodique et couvrir le pays
d’un vaste réseau de comités. |
Le dimanche, 25 février, )’Euvre de la libération du territoire
tint au Cirque des Champs-Elysées un grand meeting, présidé par
M. Ernest Legouvé. La vaste enceinte débordait d’un public frémis-
sant, qu'un O'Connell ‘edt pétri et remué comme les flots de la mer,
sous sa puissante parole. Au lieu d’O’Connell, il eut pour orateur
M. Athanase Coquerel, choix singuliérement malheureux pour une
ceuvre qui se glorifiait de réunir toutes les croyances et tous les
partis, en noyant les dissentiments dans l'amour commun de la
France. Mais quoi! les organisateurs du meeting avaient voulu mé-
tamorphoser une réunion patriotique en assemblée politique et ré-
publicaine, et leurs harangues, dont le vol edt du planer dans les
hauteurs, au-dessus de toutes les divisions égoistes et de toutes les
ambitions mesquines, ont laissé ca et la trainer jusqu’a terre le long
bout d’oreille du candidat, prét a profiter de tous les pans de murs
pour y afficher sa profession de foi et & se faire un piédestal des
ruines sur lesquelles il pleure.
- Quelques jours plus tard, l’archevéque de Paris célébrait une messe
solennelle a Notre-Dame, pour attirer les bénédictions de Dieu sur
I’(euvre de la libération du territoire; et ainsi, aprés l’éloquence
trés-profane du libre pasteur Coquerel, )’loquence sacrée prenait
cette pensée patriotique sous sa protection et lui donnait une consé-
cration plus haute. Lancée et.soutenue de la sorte, il semblait que
cette croisade d’un nouveau genre — la croisade de I'or — dat faire
son chemin et fat assurée du triomphe. Quelques esprits ardents ¢a-
ressaient la naive chimére de parvenir a payer, & l’aide des dons vo-
lontaires, cette effroyable somme ou le nombre des francs dépasse ce-
lui des minutes qui se sont écoulées depuis la création de l'homme.
Les esprits plus calculateurs et plus positifs, ceux-la méme qui sen-
taient le mieux le danger des illusions et la nécessité d’appuyer
cette opération sentimentale sur une bonne opération financitre,
commengaient eux-mémes 4 se sentir entrainés, et 4 espérer au
moins qu’on atteindrait 4 500 millions. La foi transporte les mon-
tagnes. Le souvenir de Jeanne d’Arc, celui des filaresses de France
filant la rancon de Du Guesclin, celui de l’humble sou par semaine
de la Propagation de la foi, qui a fondé et qui entretient une si
grande ceuvre, enflammaient les Ames généreuses, malgré la résis-
tance des cceurs égoistes et froids. On sait comme cet admirable
élan de tout un peuple a été, sinon arrété, du moins entravé et
ralenti par la déclaration publique du ministre de ]’intérieur 4 I’As-
semblée nationale, — parole décourageante et mortelle, dans un
pays ow l'initiative privée n’a pas encore appris a s’affranchir de la
LES (EUVRES ET LES HOMMES. 9 |
tutelle gouvernementale, mais parole qui sauve du moins |’honneur
dela souscription, en expliquant et en justifiant son échec, désormais
inévitable.
II
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Gest au milieu de ces efforts laborieux pour se relever, lors-
quelle &tait A peine a mi-céte du gouffre dont elle avait touché
le fond et qu’elle semblait chaque jour prés de rouler encore sur la
pente fatale, que la France recut une visite qui était un hommage
délicat et généreux. L’empereur du Brési] avait choisi, pour venir
faire sa cour & notre patrie, le moment ot elle était vaincue, malheu-
reuse et délaissée.
Pendant deux mois, if donna a Paris le spectacle assez rare d’un
souverain qui pousse jusqu’é la passion le culte des lettres, des
sciences el des arts, et qui est prét 4 incliner en toute circon-
stance la supériorité du rang devant celle de lesprit. [1 voulut
tout entendre et tout voir. On ne le rencontrait pas seulement & la
piéce nouvelle, mais 4 |’Institut, 4 l’Assemblée, dans les biblio-
théques publiques, dans les sociétés savantes, aux conférences,
aux cours de la Sorbonne et du Collége de France, dans tous les
établissements d'utilité et d'instruction, partout déployant l’ardeur
d'un néophyte, mais aussi les connaissances d’un initié, charmant
les hommes les plus spéciaux et les plus compétents par la curio-
sité de son esprit et son zéle a s’instruire, les étonnant par l’étendue
et la variété de sa science.
La France avait vu, au dernier siécle, plusieurs de ces touristes
royaux, qui voyageaient en philosophes et en observateurs. Jo-
seph II, Paul I‘, Gustave III, avaient fortement frappé l’imagination
de nos aieux. Sans aucune affectation de singularité, l’empereur du
Brésil faisait revivre en lui une tradition bien oubliée, dont Paris,
depuis les comtes de Haga et de Falkenstein, avait perdu le souve-
mir; et quand il partit, il emportait avec lui estime, assez difficile &
conquérir, et qui ne se prodigue pas aux souverains, de la grande
cité républicaine.
Le long séjour de don Pedro en France et & Paris n‘était pas
Seulement un procédé délicat, digne de quelque reconnaissance ;
Cétait aussi! un hommage a cette supériorité intellectuelle et artis-
tique de la France qui a survécu & ses désastres, et suffirait 4 lui
garder, dans son abaissement matériel, la suprématie morale de
Europe. Le mouvement de l’esprit francais, un moment suspendu,
352 LES (UVRES ET LES HOMMES.
arepris son cours d’autrefois, comme la société, le monde et les
mceurs sont tranquillement rentrés dans leurs vieilles habitudes.
Nous avons eu un entr‘acte, voila tout; maintenant, 1a pidce est re-
commencée, et se poursuit, aussi piquante, aussi joyeuse, aussi
spirituelle que par le passé, — jusqu’au dénodment. Il n’y a rien
de changé en France : il n’y a que deux révolutions, beaucoup de
crimes et quelques discordes de plus; un empereur, deux provinces,
dix milliards et douze cent mille hommes de moins.
Tel est le tempérament frangais : il a les défauts de ses qualités
et les qualités de ses défauts; il ne réagit si vigoureusement qu’a la
condition d’oublier; rien ne l’abat, mais rien ne l’instruit. Ce qu’on
appelle sa frivolité est l' inverse de sa vitalité indomptable. Nous avons
vu une fois de plus que, du moins chez nous, les lecons ne profi-
tent guére qu’a ceux qui n’en ont pas besoin. Quiconque essaye de
les déduire des événements est considéré comme un pédagogue et
comme un précheur ennuyeux. Les gens d’espril qui hantent le bou-
levard avaient méme créé un joli mot pour désigner cette espéce
particuliére de pédant patriote : ils l’appelaient le régénérateur. On
a fait un vaudeville la-dessus. Donc les petits journaux publient les
mémes calembours et calembredaines, les mémes échos de café, de
coulisse et de boudoir; les grands journaux, les mémes chroniques
et les mémes feuilletons; les journaux 4 images , les mémes scénes
de morale facile et les mémes types du demi-monde. La Vie pari-
sienne, le moniteur des corruptions élégantes et raffinées de l’em-
pire, nori-seulement a reparu, plus reluisant de poudre de riz, plus
parfumé de patchouli et d’essence de benjoin, mais encore il s’est
double, il s’est triplé de feuilles rivales, qui se disputent les miettes
de sa table.
Le thédtre, lui aussi, sauf une ou deux exceptions tout au plus,
ou s'est fait sentir l'influence directe des derniers événements,
comme les scénes de M. Coppée, qui appartiennent plulét a la poésie
lyrique qu’aé la poésie dramatique, donne absolument les mémes
piéces qu’autrefois, et ces piéces ont retrouvé un public plus em-
pressé que jamais. Il se produit, 4 ce propos, un phénoméne ana-
logue 4 celui quia été signalé par tous les historiens du Directoire :
au sortir de la Commune, comme de la premiére Terreur, on s-est
repris 4 la vie, 4 ses féles et & ses jouissances, avec une sorte de fiévre.
Jamais les spectacles n’avaient attiré tant de monde 4 moins de frais;
les plus petits succés s’y prolongent au dela de Ja centiéme représen-
tation, et la plupart des directeurs font salle comble chaque soir,
fut-ce avec les piéces les plus médiocres ou de simples reprises. 1
est évident que Paris est dans les meilleures dispositions du monde,
et qu’il veut absolument s’amuser.
LES CEUVRES ET LES HOMMES. 335
Les thédtres de musique en ont pris ‘fort a l’aise avec un public
d’aussi bonne composition. L’Opéra a vécu sur la Favorite, Afri-
caine et le Prophéte; V’Opéra-Comique, sur Mignon et les Noces de
Figaro, tandis qu’on voyait le Théatre-Italien , retardé par une série
de circonstances défavorables, pousser Ja confiance jusqu’ ouvrir le 9
mars, presque a la fin de la saison, avec une troupe de deuxiéme
ordre, et le succés justifier cette aventure, en attendant que l’Alboni,
rappelée sur le théatre de